Comment se porte l’économie américaine ? [1]

Intervention de Florence Pisani, Director of Economic Research, Candriam. co-auteur de L’économie américaine (La Découverte, 2018), au colloque « Où vont les Etats-Unis ? » du 29 janvier 2019.

La plupart des observations que je ferai sont tirées de L’économie américaine [2], petit livre que j’ai co-écrit avec Anton Brender.

Nous sommes partis d’un double constat :

Chaque année, le quart du PIB mondial est produit aux États-Unis par une population qui représente moins de 5 % de celle de la planète. Le rapprochement de ces deux chiffres donne une idée de la puissance de l’économie américaine.

En revanche, cette économie peine de plus en plus à produire du progrès social.
C’est ce contraste que nous avons essayé d’expliquer.

Une économie en panne de progrès social

L’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche est le reflet du désarroi croissant de beaucoup d’Américains devant les évolutions qui, en quelques décennies, ont profondément transformé leur économie. Ces évolutions ont en effet mis en porte-à-faux le modèle social sur lequel a longtemps reposé son dynamisme : depuis presque un demi-siècle, l’économie américaine, si elle reste la plus productive de la planète, s’avère de moins en moins capable de faire progresser le niveau de vie d’une grande partie de la population.

De nombreux indicateurs le démontrent :

Aux États-Unis, le taux de mortalité infantile, identique à celui de l’Allemagne au début des années 80, est aujourd’hui deux fois plus élevé (plus élevé même qu’à Cuba). Les États-Unis sont le seul pays développé où la durée de vie a cessé d’augmenter, voire a légèrement baissé sur les dernières années.
Le taux d’incarcération aux États-Unis est cinq fois supérieur à la moyenne des pays de l’OCDE.

L’indice de progrès social résume tous les autres indicateurs.

On observe pour la plupart des pays un lien assez logique entre niveau de développement et progrès social. Seuls les États-Unis se détachent, très en-dessous, en termes de progrès social, compte tenu de leur niveau de développement.

Le classement des 30 pays les plus développés en termes de progrès social et de PIB par tête confirme ce constat. Pour beaucoup de pays, dont l’Allemagne et la France, les classements sont très proches. Mais les États-Unis, 4ème pays en termes de PIB par tête, sont au 23ème rang (sur 30) en termes de progrès social !

Depuis le début des années 1970, le salaire des hommes travaillant à temps plein stagne.

La légère hausse du salaire médian observée pour l’ensemble de la population, est liée au fait que les femmes participent un peu plus au marché de l’emploi.

Enfin, un indice de détresse, le taux de mortalité, participe à expliquer les comportements électoraux.

Les taux de mortalité tendent naturellement à baisser avec le progrès du développement, ce qu’on observe effectivement pour les Noirs américains et les Hispaniques. Mais les taux de mortalité des Blancs non-hispaniques ont eu tendance à stagner et même à monter pour les Blancs non-hispaniques les moins qualifiés.

Les taux de suicides liés à la drogue (essentiellement aux opiacées) ou à l’alcool ont très fortement monté aux États-Unis alors que les décès liés à l’alcool et à la drogue sont relativement faibles ou en baisse dans tous les pays. Cela traduit la détresse sociale, le laminage de la classe moyenne américaine

L’évolution de la distribution des revenus a été spectaculaire.

En France, la part des 10 % dont le revenu est le plus est élevé est importante mais stable, contrairement à une idée répandue. Elle a progressé en Allemagne et ne cesse de monter aux États-Unis où les 10 % qui gagnent le plus captent chaque année la moitié du revenu. On observe aujourd’hui des niveaux proches de ceux du début du XXe siècle. Les 1 % qui gagnent le plus se partagent plus de 20 % du revenu. Et les 0,1 % qui gagnent le plus ont la même part dans le revenu que les 50 % des Américains qui gagnent le moins.

Un libéralisme dépassé par les mutations structurelles

La préférence pour le libéralisme a toujours caractérisé les États-Unis : peu d’interventions publiques, des dépenses publiques limitées et contrôlées, un État qui se contente d’assurer la subsistance, tout le reste relevant de la responsabilité individuelle.

On assiste à une tertiarisation des revenus due à une demande de services qui progresse avec le développement. Le poids de la santé monte. Les entreprises externalisent une partie de leur production (secteurs informatiques, nettoyage etc.). De plus, l’ouverture à la concurrence gonfle les importations de pays à bas salaires, en particulier de la Chine depuis son entrée dans l’OMC à la fin des années 90. Le secteur industriel a été laminé. La part de l’industrie manufacturière a fortement baissé et la part des services est montée.

Les emplois ont été créés massivement dans les services. Alors qu’elle représentait 30 % de l’emploi au début des années 50, la part de l’industrie manufacturière est tombée aujourd’hui à moins de 10 %.

Des emplois ont été créés aux deux bouts de l’échelle des salaires (bien rémunérés et très peu rémunérés).

Sur les dix dernières années, tandis qu’on créait 4 millions d’emplois à bas salaires et 5 millions d’emplois à hauts salaires, on détruisait un million d’emplois intermédiaires, principalement dans la construction et l’industrie manufacturière. Seuls les secteurs de la santé et des services aux entreprises ont créé des emplois intermédiaires.

Face à cette évolution, l’État fédéral est resté largement passif : confiant dans l’efficacité des forces de marché, il n’a pas fait d’effort pour faciliter les adaptations et les reconversions qu’elle appelait ; il n’a pas non plus redistribué les gains apportés par le progrès technique comme par l’échange international. Faute de pouvoir accéder à des emplois de services bien rémunérés, une partie de la population américaine n’a eu d’autre choix que de se tourner vers ceux qui l’étaient moins, d’où l’impression de déclassement d’une grande partie des travailleurs américains. Il y a en effet très peu de filets de sécurité et les syndicats américains sont extrêmement affaiblis.

Le salaire minimum a été revalorisé très irrégulièrement. Le pouvoir d’achat du salaire minimum a donc plutôt tendance à baisser, phénomène aggravé par la pression des gens qui perdaient leur emploi dans l’industrie manufacturière sur les emplois les moins bien rémunérés.

Cela se traduit par le fait que les revenus des 20 % des ménages qui gagnent le moins stagnent en moyenne depuis des décennies. Le pouvoir d’achat de ces revenus baisse de 2 % ou 3 % en moyenne sur quatre ans.

Des politiques conjoncturelles à bout de souffle

La priorité de l’État a donc été de maintenir l’économie le plus près possible du plein emploi, seule façon, sinon d’assurer une progression en termes réels des salaires les plus bas, du moins d’éviter leur érosion.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement s’est servi d’abord, pour y parvenir, de la politique budgétaire. Mais le budget est un instrument très lourd. Dès la fin des années 1960 les limites de cette politique comme instrument du réglage conjoncturel sont apparues et la politique monétaire a, peu à peu, pris le relais.

La baisse des taux incite les ménages à s’endetter pour acheter des logements, ce qui relance petit à petit l’activité. Mais dès que les taux remontent, les ménages empruntent moins et l’activité ralentit. Les États-Unis ont utilisé cette politique cyclique pour répondre à des chocs déflationnistes (la crise asiatique en 1998, la bulle boursière de 2000). La baisse des taux a stimulé l’endettement des ménages, encore aggravé par la baisse des taux due à la hausse des prix du pétrole. Cette politique monétaire a abouti à la fin des années 2000 à une explosion de l’endettement des ménages et à une bulle immobilière (l’essentiel des transactions immobilières concernant des maisons existantes et non des maisons neuves). Les prix immobiliers se sont donc envolés, provoquant la crise des subprimes de 2007.

C’est faute de politiques structurelles pour faire face aux vents contraires (délocalisation des emplois de l’industrie manufacturière, ouverture au commerce…) que les États-Unis recourent à la politique monétaire, un instrument conjoncturel sollicité à l’excès.

Un dynamisme perdu ?

Les États-Unis sont en voie de connaître leur cycle économique le plus long depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais ce cycle d’expansion extrêmement long est aussi le plus faible des cycles d’après-guerre (en 1960, au bout de trente-six trimestres, le PIB était monté de 50 %).

La politique de Donald Trump va-t-elle dans la bonne direction ?

Le bon sens serait de faciliter la réadaptation structurelle pour répondre aux défis structurels de l’économie américaine.

La première chose qu’ait faite Donald Trump a été une grande réforme fiscale.

Or les baisses d’impôts n’ont stimulé qu’assez peu la dépense des ménages.

On voit en outre que seuls les hauts revenus bénéficient de la réforme fiscale, ce qui ne va pas dans le sens de la réduction des inégalités.

La baisse du taux d’impôt sur les sociétés a peu de chances de déclencher une reprise soutenue de l’investissement.

En baissant l’impôt sur les sociétés, on espérait susciter un rebond de l’investissement des entreprises et améliorer les gains de productivité.

Or, avant la réforme fiscale, la part des profits rapportée à la valeur ajoutée des entreprises n’a pas cessé de monter. De plus les entreprises ont emprunté un peu plus qu’elles n’ont prêté. Une faible part de leurs ressources a été investie. Le poids de l’investissement physique a baissé continûment. Les entreprises ont surtout distribué des dividendes et racheté des actions.

Il était donc peu probable qu’en laissant un peu plus de profits aux entreprises elles investissent beaucoup plus, pensions-nous.

Comme par le passé, les entreprises ont distribué plus de dividendes et racheté , plus d’actions. Les profits après impôts montent partout. Il n’y a ni investissement net (après dépenses investissement recherche et développement) ni investissement en biens d’équipement. Seule Tesla (voitures électriques), qui n’a pas de profits, investit. Mais la plupart des entreprises américaines dégagent beaucoup plus de profits que d’investissements. Partout elles distribuent des dividendes et font des rachats d’actions.

Donald Trump comptait aussi sur sa politique commerciale.

Si le pays, au total, gagne à l’échange – selon la théorie internationale –, encore faut-il que ces gains soient redistribués aux perdants. Des efforts de formation sont donc nécessaires afin de doter les gens qui ont perdu leur emploi dans le secteur manufacturier des qualifications qui leur permettront d’occuper les emplois de demain. Tout cela nécessite un certain nombre de politiques interventionnistes qui n’ont pas eu lieu.

Donald Trump réagit en imposant des droits de douane et en fermant l’économie.

Le solde commercial américain s’est particulièrement creusé vis-à-vis de la Chine qui devient donc la cible naturelle.

Mais il nous semble que les attaques américaines contre la Chine participent d’une course technologique beaucoup plus que d’un problème de déficit bilatéral entre les deux pays.

Le déficit américain vis-à-vis de la Chine s’est creusé dans les secteurs des ordinateurs, des biens de communication et d’équipement, et, dans une moindre mesure, dans celui des semi-conducteurs. Or les États-Unis s’aperçoivent qu’ils sont de plus en plus dépendants de ces produits de technologie :

D’abord parce qu’ils importent des produits de consommation intermédiaire de Chine.

Ces importations de produits intermédiaires en provenance de Chine, relativement faibles pour la plupart des secteurs importateurs américains, ont considérablement progressé entre 2000 et 2014 dans les secteurs de l’ordinateur, des télécommunications, des machines et équipements. Dans cette course technologique, les États-Unis commencent à s’inquiéter de cette pénétration.

La Chine a également renforcé son rôle dans l’approvisionnement américain en biens d’équipement, tout en réduisant sa dépendance à l’égard du reste du monde.

Dans les biens d’investissement, on voit une pénétration dans la valeur ajoutée américaine de biens d’investissement chinois (on pense à l’affaire Huawei, au développement de la 5G, aux réseaux de télécommunication avec la Chine). C’est la pierre d’achoppement entre les États-Unis et la Chine.

Après la grande réforme fiscale et ce volet commercial, le dernier élément du programme de Donald Trump était l’indispensable grand plan d’infrastructures au sens large, comprenant les infrastructures sociales. Or les efforts nécessaires en matière d’éducation, de formation professionnelle n’ont pas été faits. C’est tout un pan qu’on a laissé complètement de côté. Ce plan d’infrastructures est la seule chose qui n’ait pas été mise en œuvre.

Je vous remercie de votre attention.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Mme Pisani, pour cet exposé extrêmement brillant et complet qui montre en particulier la faiblesse de l’investissement dont j’observe qu’elle apparaît déjà sous Barack Obama. C’est une tendance longue à laquelle Donald Trump ne remédie pas. La concurrence avec la Chine concerne les produits de haute technologie, vous l’avez très bien montré.

La politique de Donald Trump en matière de taxation des importations chinoises est-elle adaptée à ce défi technologique que, à terme, la Chine va poser de plus en plus ?

Y a-t-il un rapport entre les moyens utilisés et l’objectif dont on pourrait penser qu’il est celui de la politique américaine ?

Florence Pisani
Cela va freiner l’économie chinoise à très court terme. C’est un défi pour la Chine dont les entreprises ont déjà accumulé beaucoup de dettes. Constatant le développement de formes d’endettement relativement dangereuses, en particulier le fameux shadow banking, l’endettement non bancaire, la Chine voulait reprendre le contrôle de cet endettement. La guerre commerciale arrive donc au pire moment, quand la Chine tente de ralentir le crédit. C’est un choc sur les exportations chinoises, un élément de frein supplémentaire qui oblige la Chine à recommencer à soutenir son économie en partie par du crédit. C’est le problème de court terme.

À moyen terme, ce que viennent de faire les États-Unis va encourager la Chine à monter en gamme beaucoup plus vite qu’elle ne l’avait prévu. La Chine a un excédent d’épargne, souvent investi à l’étranger, qu’elle va désormais utiliser chez elle pour développer l’investissement dans le secteur des nouvelles technologies. Les Chinois sont déjà en train d’essayer de soutenir l’investissement pour les petites entreprises des secteurs innovants, utilisant les entreprises publiques et les banques publiques pour essayer d’allouer cette épargne afin qu’elle aille financer des projets plutôt innovants.

Cette guerre commerciale est donc paradoxalement en train d’accélérer le mouvement de la Chine vers une montée en gamme. À court terme, c’est un problème pour elle, mais sur le moyen terme elle risque d’aller plus vite vers ces secteurs de haute technologie.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Madame, pour cette réponse très convaincante.

J’aimerais prendre le problème par une autre face : voit-on un regain de la production manufacturière aux États-Unis ? J’observe d’après les statistiques que j’ai pu consulter que le déficit commercial américain vis-à-vis de la Chine reste toujours aussi impressionnant. Mais étant donnée la pression faite sur les entreprises pour qu’elles relocalisent aux États-Unis, est-il possible d’observer à aussi court terme un regain industriel ?

Florence Pisani
On voit une amélioration dans l’industrie mais c’est un mouvement qui était déjà engagé. L’emploi dans l’industrie manufacturière, qui avait fortement baissé pendant la crise de 2008-2009, remontait un peu sous la présidence Obama et on n’observe pas de regain de cette tendance plutôt conjoncturelle. La part des emplois manufacturiers, de 8,5 %, n’augmente pas. Les relocalisations vont prendre du temps. La décision que Donald Trump vient de prendre concernant les droits de douane bouleverse l’organisation des chaînes de production, non seulement pour les entreprises chinoises mais aussi pour les entreprises américaines. Apple, qui produit une partie de ses i-phones en Chine, n’a pas aujourd’hui les moyens de relocaliser entièrement aux États-Unis. Par exemple, la production en Chine de petites vis nécessaires pour monter le matériel Apple ne peut pas être relocalisée immédiatement. Ce sont des mouvements de long terme. Cela va sans doute inciter une partie des entreprises à relocaliser une partie de leur production. Cela va aussi déplacer les chaînes de production : la Chine va délocaliser une partie de la production de ses entreprises à Taiwan, au Vietnam afin de l’exporter aux États-Unis. Ce bouleversement des structures des chaînes de production introduit une flexibilité qui va bien sûr être utilisée par les entreprises chinoises. C’est pourquoi, à court terme, je ne crois pas à un rebond de l’industrie manufacturière américaine.

À propos des droits de douane dans l’acier et l’aluminium, je rappelle que Donald Trump avait promis de créer de nombreux emplois en rouvrant les mines américaines de gaz de schiste. Or aucun emploi n’a été créé dans l’industrie minière. Il y a encore un fossé entre les promesses faites et la réalité.

—–

[1] L’intervention de Mme Pisani n’a pas été relue par son auteur.
[2] L’économie américaine, Anton Brender et Florence Pisani (éd. La Découverte, coll. Repères, 2018).

Le cahier imprimé du colloque « Où vont le Etats-Unis ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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