Historique de la désinformation

Intervention de Jean-Michel Quatrepoint, journaliste économique, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, co-auteur avec Natacha Polony de « Délivrez-nous du Bien. Halte aux nouveaux inquisiteurs » (Editions de l’Observatoire, 2018), au colloque « Fake news, fabrique des opinions et démocratie » du 20 juin 2018.

D’abord un mea culpa pour le titre de ce colloque : « Fake news, fabrique de l’opinion et démocratie ».

La Fondation Res Publica a sacrifié à la mode en reprenant ce terme anglais ou plutôt américain. En plus, en France nous en avons fait une mauvaise traduction. Fake, dans la bouche de Donald Trump, le premier à populariser et à planétariser cette expression, ne veut pas dire faux mais « bidon ». Un terme un peu vulgaire. Trump dénonçait les infos, « bidon » selon lui, que la grande presse américaine unanime diffusait sur lui et contre lui.
En revanche, les fausses informations, la manipulation de l’information – terme repris dans le projet de loi actuellement en discussion à l’Assemblée – et la désinformation, dont on parle moins, existent depuis des lustres. Depuis que l’homme communique.

Hier – et encore aujourd’hui – c’était le bouche à oreille, le on-dit, la rumeur. Il n’y a pas si longtemps nous avons eu en France la « rumeur d’Orléans » [1]. Un phénomène de société hallucinant.

Bien évidemment la vie politique accroît les rumeurs, les on-dit. Il s’agit de discréditer le concurrent, l’adversaire. Mais c’est aussi le cas dans le monde de l’entreprise, dans l’économie. Et dans les médias.

Jusqu’à Gutenberg, la diffusion de l’info et des rumeurs restait limitée dans l’espace et mettait beaucoup de temps à se transmettre. On peut dire que la fausse information, qu’elle soit délibérée ou non, a progressé au rythme des innovations technologiques et des moyens de communication. Au XVIIéme siècle, les libelles contre Mazarin et sa cupidité ont alimenté la fronde. Il se trouve que ces libelles n’étaient pas tous faux. Mazarin piquait bien dans la caisse ce qui ne veut pas dire pour autant que les princes du sang étaient des saints. Idem pour le règne de Louis XIV où les rumeurs sur les empoisonnements et les empoisonneuses allaient bon train. Là aussi ces rumeurs étaient parfois fondées.

L’une des plus belles opérations de manipulation de l’information par un État étranger, en l’occurrence l’Allemagne, reste l’affaire de la dépêche d’Ems : Bismarck souhaitait faire la guerre à la France pour parachever l’unité allemande sous la domination prussienne. Mais il ne voulait pas la déclencher le premier. Le chancelier réécrivit donc une dépêche qui relatait un fait : le Kaiser Guillaume Ier avait repoussé trois demandes d’entretien de l’ambassadeur de France. Bismarck réécrit la dépêche, en durcit le ton, donnant à penser que l’ambassadeur avait été gravement humilié. Les Français s’indignent et dans la foulée l’Assemblée nationale vote les crédits pour la mobilisation. Deux mois après, l’Empire s’effondre à Sedan. Bismarck a gagné.

Fausse information, manipulation, désinformation, le XXème siècle en verra un festival. De tous bords.

Les journaux ne sont pas les derniers à les propager. Certains sont financés par des puissances d’argent. Comme aujourd’hui. Je pense au Temps, ancêtre du Monde. L’information économique et financière, sous la IIIème et même la IVème Républiques, était bien souvent biaisée, orientée dans le sens de certains intérêts ; d’autres journaux se spécialisaient dans les fausses nouvelles sensationnalistes pour vendre du papier, comme aujourd’hui des sites attirent le chaland et la pub avec des infos biaisées. Il en fut ainsi de l’annonce de la traversée de l’Atlantique par Nungesser et Coli [2]. Fausse information.

Plus proche de nous, en 1981, une journaliste du Washington Post remporte le Pulitzer avec les confessions d’un enfant drogué… un pur produit – talentueux – de son imagination. Ce furent aussi les faux charniers de Timisoara.

La manipulation de l’information est monnaie courante pour les journaux dits d’opinion. Pour L’Humanité, le petit père des peuples, Staline, était un Dieu vivant. Mais pour les journaux de droite et atlantistes, l’idée que la CIA puisse fomenter des complots, des assassinats ou financer des syndicats comme FO, était une fausse information diffusée par les communistes. Et pourtant c’était vrai et cela l’est – peut-être – encore. Il suffit de lire les révélations d’Edgar Snowden.

Passons sur les grandes énigmes de l’histoire, l’assassinat de Kennedy. Les thèses en faveur du complot, mêlant mafia, CIA, Texans, avec la bénédiction de Edgard Hoover, semblent aussi sinon plus crédibles que la version toujours officielle du tueur isolé.

Je serais donc tenté de ne voir dans ces fake news qu’un phénomène inhérent à la nature humaine. Simplement avec Internet, les réseaux sociaux, l’information planétaire et instantanée, on a changé une fois de plus de dimension. La rumeur, la fausse nouvelle ne se développent plus à la vitesse de l’homme à cheval, du bateau à vapeur ou du chemin de fer, ni même à la vitesse de l’avion, elles se déplacent à la vitesse de l’électron. C’est, pour reprendre le bon mot d’un parlementaire, le « café du commerce planétarisé ». Instantané.

Les réseaux, les blogs, y compris les plus délirants ne datent pas d’aujourd’hui. Internet, on le sait, c’est le meilleur et le pire. Comme toute nouvelle technologie. Alors pourquoi cet affolement, cette volonté de légiférer, de traquer les fake news, qui mettraient en péril nos démocraties.
Je constate que cela correspond très exactement à deux événements imprévus. Imprévus par les grands médias et par les classes politiques au pouvoir : le Brexit et l’élection, impensable hier, de l’abominable Trump.

Mais oui, mais c’est bien sûr ! Si les Anglais et les Américains ont mal voté, c’est parce l’on a orienté leur vote via les réseaux sociaux. Et ceux qui ont orienté ce vote sont… les méchants Russes. Cela aurait pu être les Chinois, mais les Russes c’est plus facile. Et puis on ne prête qu’aux riches.

Alors soyons clairs. Ni les Russes ni les Chinois ne sont des modèles du genre ; la désinformation, la manipulation, ils connaissent et ils pratiquent. Tout comme nous, ou plutôt comme les Anglo-Saxons. Parce que nous Français avons abandonné depuis longtemps l’information comme moyen d’influence sur l’étranger. Mais c’est une autre histoire qui mériterait presque un colloque.

J’attends donc toujours que la grande presse dite sérieuse fasse les enquêtes de fond sur ce qui s’est réellement passé en Ukraine à Maïdan en 2014 avec le rôle des ONG proches de George Soros, des Américains et de certains Géorgiens.

Si les Anglais ont voté le Brexit ce n’est pas à cause d’une fausse information sur les avantages financiers d’une sortie de l’Europe, c’est d’abord et avant tout pour des raisons sociologiques, pour un sentiment de déclassement de la province par rapport à Londres, pour un « ras-le-bol » vis à vis de l’immigration des pays d’Europe de l’Est. Des raisons que l’on retrouve aujourd’hui dans la plupart des pays européens.

Si Donald Trump a été élu, ce n’est pas à cause des Russes, mais bel et bien parce que Hilary Clinton était une mauvaise candidate, mal aimée. Ce qui lui a fait du mal, c’est la publication par Wikileaks de vrais documents, avec le piratage des boîtes mails du Parti démocrate montrant comment la hiérarchie du parti avait avantagé Hilary Clinton au détriment de Bernie Sanders.

Si Trump a été élu, c’est parce qu’il a mené une campagne très habile -nous en avons déjà parlé ici – misant sur les swings states et en utilisant les algorithmes de Palantir Technologies [3] et de Cambridge Analytica [4] pour cibler les électeurs qui pouvaient faire la bascule dans ces États. Et les Russes au départ n’y sont pour rien. Ajoutons que Trump a misé sur le même sentiment de déclassement de la classe moyenne blanche et provinciale alors que Clinton avait misé sur les minorités.

Méfions-nous donc des lois de circonstances qui s’appuient sur des impressions, des sentiments, des on-dit.

Comme d’autres, j’ai suivi d’assez près la dernière campagne électorale.

Il est vrai qu’une rumeur avait couru sur le candidat d’En Marche sur de supposées relations avec Mathieu Gallet. Rumeurs reprise par un site russe. Mais pas seulement. On comprend que le président ait été outré. Pour ma part je pense que l’étalement des vie privées n’est pas un progrès de la démocratie. A fortiori quand c’est faux. Dans le cas présent la rumeur avait une origine bien française, bien parisienne, bien identifiée et faisait partie des calomnies malheureusement habituelles dans toute campagne électorale.

Il faudrait donc légiférer contre la manipulation de l’information qui est un danger pour nos démocraties car elle orienterait l’opinion, fabriquerait l’opinion sur la base de fausses informations.

La fabrique de l’opinion là aussi n’est pas un phénomène nouveau et n’est pas liée au développement des réseaux sociaux.
On pourrait citer la fabrique de fausses preuves en 2003 pour justifier l’intervention en Irak.

Mais je voudrais m’arrêter sur un sujet dont nous avons souvent débattu ici, l’euro, l’Europe. Et pourrait-on ajouter, l’immigration.
S’interroger sur les effets pervers de la monnaie unique, sur notre économie, notre industrie n’avait pas droit de cité dans la plupart des grands médias et chez les journalistes économiques. Il y avait – un peu moins aujourd’hui – une pensée unique, une doxa : il n’y avait pas d’autre alternative. Le journaliste économique, s’il voulait faire carrière, devait adhérer au dogme. Et être coopté par un système médiatique étroitement lié au monde de la communication, aux grandes entreprises. Sinon il végétait.

En 2005, Éric Fottorino, directeur de la rédaction du Monde, qui sentait monter le « non », avait demandé au service politique de faire une enquête sur les « nonistes » et leurs idées. Refus du chef du service car non seulement les « nonistes » ne pouvaient pas gagner, mais on ne devait pas parler d’eux ni de leurs arguments. Non, la fabrique de l’opinion ne date pas d’aujourd’hui, ni des fake news ni des Russes.

Plus de cinquante ans de métier me permettent de relativiser les choses et de m’opposer à cette proposition de loi de circonstances. Nous croulons déjà sous les législations, les lois, décrets, circulaires. Avant d’en rajouter, utilisons déjà ce qui existe et qui finalement ne fonctionne pas si mal.

Le référendum de 2005 marque incontestablement une rupture de la confiance entre une bonne partie de l’opinion, la classe politique et les médias traditionnels. Résultat : avec l’arrivée des réseaux sociaux, des blogs, l’information, vraie ou fausse, est venue d’ailleurs. Beaucoup ont pris l’habitude d’aller chercher une autre information, une information alternative. Pour le meilleur et pour le pire.

Consulter ces sites fait désormais partie aussi du métier de journaliste. Car, disons-le clairement, l’information officielle, produite par les pouvoirs quels qu’ils soient, est une information contrôlée. C’est tout le travail des communicants. On ment par omission, on pratique le off anonyme qui permet de diffuser sa version des faits. Difficile aujourd’hui pour le journaliste de faire le tri. Les réseaux nous apportent aussi des informations auxquelles hier nous n’avions pas accès. Les frappes françaises en Syrie n’ont pas eu les performances que l’on nous avait annoncées de prime abord. C’est grâce aux réseaux que l’on a appris quelques jours après les « couacs » sur les missiles tirés depuis les frégates.

En Allemagne les difficultés d’Angela Merkel datent des événements de Cologne. Les harcèlements sexuels pratiqués lors de la nuit de la Saint Sylvestre par des jeunes immigrés ont été d’abord niés par les autorités et les grands médias. Tout comme ces mêmes médias ont minimisé, voire passé sous silence, la mise en esclavage sexuel par des réseaux pakistanais de milliers de jeunes adolescentes pauvres et blanches dans deux villes anglaises.
Il n’y a donc pas, d’un côté, les bons journalistes qui travaillent dans les grands médias et, de l’autre, les mauvais, les obscurs, qui œuvrent sur des sites, des blogs. Il y a tout simplement une profession décrédibilisée, financièrement déstabilisée, qui a de plus en plus de mal à faire correctement son métier.

Ce que l’opinion publique attend – ou est en droit d’attendre – des médias quels qu’ils soient, c’est une information équilibrée. Une info où le journaliste ou le blogueur expose les thèses en présence et, à l’occasion, fait part de ses doutes sur telle ou telle explication. Une info remise le plus souvent possible en perspective en faisant abstraction si possible des émotions du moment, des modes du moment. Ainsi on ne peut pas être journaliste sans connaître l’histoire. Et il faut éviter de réécrire cette histoire avec les yeux et les modes d’aujourd’hui. D’autant que l’expérience nous apprend que notre monde n’est pas binaire, en noir ou en blanc. Il y a toutes ces zones grises, avec un peu de vrai et un peu de faux, et avec ce poids de la communication omniprésente qui dérive souvent vers de la désinformation.

Pour terminer j’évoquerai précisément un sujet d’actualité que je connais un peu… Alstom [5].

Lorsqu’en juin 2014 le gouvernement, les entreprises concernées, Alstom et General Electric présentent à la presse, à l’opinion et aux parlementaires, la vente à General Electric des activités énergie d’Alstom, on nous parle de « mariage entre égaux ». Et on nous explique qu’il y aura des co-entreprises à 50/50. Il faudra quelques mois pour découvrir que c’était le type même de la fake news. Pas de mariage entre égaux, des co-entreprises à 51/49 et, dans quelques semaines, GE en détiendra 100% ! Oui, une belle fake news et je voudrais savoir si la prochaine loi permettra de poursuivre devant les tribunaux tous ceux qui ont participé à cette manipulation de l’information.

Jean-Pierre Chevènement
Merci à Jean-Michel Quatrepoint pour ce développement sur l’histoire de la désinformation.

Il est vrai que le formatage de l’opinion, qui est encore autre chose, ne date pas d’hier. « La fausse nouvelle est le miroir où la ‘conscience collective’ contemple ses propres traits. », écrivait Marc Bloch dans Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre [6]. C’est-à-dire que les fausses nouvelles ne surgissent jamais par hasard, elles éclosent lorsque le terrain a été préparé.

Un fait nouveau est intervenu cependant, sur lequel on n’a peut-être pas eu le temps de réfléchir suffisamment, c’est l’accélération de l’information à travers les réseaux sociaux. L’information tombait de haut en bas, aujourd’hui elle se réalise de manière horizontale, à la vitesse de la lumière : les fausses nouvelles, les rumeurs, peuvent circuler avec une extrême rapidité. Ce fait nouveau implique-t-il une adaptation de notre dispositif législatif ? Je rappelle qu’il existe une loi sur la liberté de la presse qui date du 29 juillet 1881.

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[1] En 1969, une rumeur étrange se répandit selon laquelle plusieurs jeunes filles auraient disparu dans les salons d’essayage de commerçants juifs de la ville d’Orléans.
[2] Charles Nungesser et François Coli, répondant à une offre de récompense à qui traversera pour la première fois l’Atlantique Nord en avion décollent le 8 mai 1927 du Bourget à bord de leur biplan Levasseur, baptisé « L’Oiseau blanc ». L’avion est signalé aux abords de Terre-Neuve et, sur la foi d’une fausse dépêche, un journal parisien du soir, La Presse, se hasarde à annoncer leur arrivée à New York. Mais c’est en vain que l’on guette les deux aviateurs. À Paris, les badauds, scandalisés, saccagent les locaux de La Presse.
[3] Palantir Technologies, entreprise de services et d’édition logicielle spécialisée dans l’analyse des Big data ou mégadonnées, travaille pour la communauté du renseignement des États-Unis ainsi que pour différents acteurs du système de défense américain.
[4] Cambridge Analytica (CA) est une société de communication stratégique, filière des Strategic Communication Laboratories, créée en 2013, qui utilise des outils d’exploration et d’analyse des données.
[5] Jean-Michel Quatrepoint est l’auteur de Alstom, scandale d’État publié en 2015 aux éditions Fayard.
[6] Article publié en 1921 dans la Revue de synthèse historique.

Le cahier imprimé du colloque « Fake news, fabrique des opinions et démocratie » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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