Que contient précisément le programme « Une ceinture, une route » ? Quelle est l’ambition politique de Xi Jinping à travers ce projet ?

Intervention de Jean-François Huchet, professeur des universités à l’INALCO, vice-président à la recherche de l’INALCO, ancien directeur du Centre d’études français sur la Chine contemporaine, ancien directeur de la revue Perspectives chinoises, au colloque « Les nouvelles routes de la soie, la stratégie de la Chine » du 4 juin 2018.

Je vous remercie pour cette invitation à venir partager quelques idées sur la route de la soie.

Lors de la préparation de cette table ronde, vous m’aviez notamment demandé de préciser le contenu de ce grand projet multi-facette et d’envisager les prolongements géopolitiques de ce projet.

La route de la soie est un projet très vaste, multi-facette, au point qu’on a parfois du mal à s’y retrouver quand on analyse les différents documents qui, depuis près de cinq ans, émanent du gouvernement chinois.

On a souvent comparé le projet de la route de la soie au plan Marshall (1948-1951), en particulier pour sa version terrestre ciblant l’Eurasie. Sur le plan de l’importance des investissements, le plan Marshall correspondait à peu près à 140 milliards de dollars actuels (soit 13 milliards de dollars de l’époque). Le projet route de la soie a déjà très largement dépassé ces ordres de grandeur. Beaucoup de chiffres circulent. On estime aujourd’hui que 800 à 900 milliards de dollars d’investissements seraient « dans les tuyaux », ce qui ne signifie pas qu’ils ont été réalisés, loin de là. La Chine annonce plutôt un ordre de 150 milliards de dollars par an, ce qui est déjà énorme à l’aune des montants investis lors du Plan Marshall. Vont-ils tenir le rythme dans les dix années à venir ? La Chine pourrait investir entre 1 000 et 1 500 milliards de dollars dans les dix années à venir dans ce grand projet des routes de la soie. C’est beaucoup et c’est relativement peu comparé aux besoins de financement en infrastructures constatés dans toute la région de l’Eurasie. Là encore, beaucoup de chiffres ont circulé, mais on parle d’environ 12 000 milliards de dollars d’investissements nécessaires dans cette région. Cet ordre de grandeur permet d’évaluer ce que pourrait être la contribution de la Chine. On comprend aussi pourquoi des institutions existantes, comme la Banque Asiatique de Développement, très largement dominée par le Japon, ou la Banque Mondiale, ne peuvent pas à elles seules combler ce besoin de financement. C’est par rapport à ce besoin immense en matière de financement que la Chine se positionne.

Le plan Marshall, très largement constitué d’aides, était accompagné de forts encouragements, de la part des États-Unis, à faire des réformes en matière fiscale, en matière d’ouverture des frontières. Les différents investissements réalisés pour le moment par la Chine ne sont pas assortis de toutes ces incitations. Par ailleurs, les sommes investies par les États-Unis étaient également complétées par des financements provenant des pays européens récipiendaires du plan Marshall.

En termes de croissance, le plan Marshall a eu assez peu de retombées directes. Sur toute la période de 1948 à 1951, on a estimé à 0,3 % le supplément de croissance dans l’ensemble des pays touchés par le plan Marshall. Ce sont surtout des modifications institutionnelles qui sont sorties de ce plan.

Plusieurs stades sont prévus dans l’exécution de ce projet de la nouvelle route de la soie.

Le premier stade consiste aujourd’hui à financer, à bâtir des infrastructures dans des pays dont la liste s’allonge jour après jour. On parle même d’inclure des pays hors de l’ancien périmètre des anciennes routes de la soie (des pays de l’Amérique du Sud réclameraient d’être inclus dans le projet des routes de la soie).

Dans un deuxième temps, qui a commencé, on parle aussi de construction de nœuds industriels. Le gouvernement chinois préfère le terme de « zones économiques spéciales » qui correspond à sa propre histoire : la Chine en avait ouvert quatre à la fin des années 1970, au moment où Deng Xiaoping avait pris le pouvoir, puis leur nombre a augmenté. Ensuite des zones de collaboration avec les pays étrangers se sont multipliées après 1984.
Enfin, troisième stade, on devrait voir rapidement l’ouverture de couloirs de transport de l’information entre les différents nœuds économiques bâtis dans les pays qui font partie de ce projet de route de la soie.

La dimension internationale et la dimension nationale sont intimement liées dans ce projet de route de la soie.

Pendant très longtemps, en termes de politique étrangère et de politique économique, la Chine a fait profil relativement bas, appliquant ce qu’on a appelé la « doctrine Deng Xiaoping » après 1978. Deng Xiaoping considérait qu’il fallait d’abord faire la paix avec ses voisins, notamment avec l’Ouest, pour permettre à la Chine de se développer d’un point de vue économique et de bénéficier d’un certain nombre de transferts de technologies.
À partir de 2008, au tournant de la grande crise économique qui nous a frappés, on a vu l’économie chinoise accéder à un stade de maturité totalement différent. Pendant longtemps les réserves en devises accumulées très rapidement depuis la fin des années 1990 ont été placées dans des bons du Trésor américain qui étaient le placement le plus sûr. À partir de 2008, la diversification de ces placements est devenue une nécessité pour la Chine qui ne pouvait plus placer tout cet argent en bons du Trésor américain. La question des investissements directs à l’étranger s’est alors posée de manière impérative.

Parallèlement, la Chine a eu des besoins croissants en matières premières à partir du début des années 2000, notamment en pétrole et en gaz, et c’est ce qui l’a amené à investir dans le secteur de l’énergie en Afrique, en Amérique du Sud, en Asie du Sud-Est et en Asie centrale. De même, les entreprises chinoises ont recherché des transferts de technologies plus sophistiquées. C’est un aspect extrêmement important qui explique les rachats d’entreprises européennes.

À la même époque, on perçoit des signes d’essoufflement du modèle économique chinois, avec une baisse de la rentabilité des entreprises d’État, qui ont reçu beaucoup d’aides, qui sont beaucoup intervenues sur les grands projets d’infrastructures en Chine. Ce projet des routes de la soie offre aux grands acteurs du secteur public chinois qui ont construit des réseaux ferroviaires, des réseaux routiers, la possibilité de profiter d’un positionnement à l’international pour continuer à développer un certain nombre de marchés qui seraient financés par le gouvernement chinois.
À partir de 2008, toute une série de raisons vont pousser la Chine à modifier son positionnement international sur le plan économique. On peut dire que le projet de route de la soie reprend ces différents éléments pour capitaliser cette maturité économique de la Chine et se muer en un grand projet géopolitique qui va servir les intérêts économiques de la Chine.

Cette dimension nationale soulève des questions : par exemple, toutes les industries chinoises ont des surcapacités. Le projet de route de la soie va-t-il permettre à ces surcapacités de se répandre dans les pays d’Asie centrale ? Pour certaines industries, tel l’acier, on peut penser que oui. Pour d’autres, tel le ciment, difficile à transporter, c’est plus compliqué. Par ailleurs on peut imaginer que les pays qui vont recevoir des financements de la Chine souhaiteront construire ces infrastructures avec les Chinois posant le problème du degré d’ouverture du projet de route de la soie aux pays récipiendaires.

Sur le plan financier, on observe une volonté, de la part de la Chine, d’accélérer l’internationalisation de la monnaie chinoise. Sans rentrer dans ce domaine complexe qui nous conduirait trop loin, je dirai que des réformes du système financier intérieur chinois sont nécessitées par les précautions qu’impose à la Chine l’internationalisation du yuan. La route de la soie pourrait permettre de poursuivre l’internationalisation de la monnaie chinoise parallèlement à des réformes prudentes sur le plan intérieur.

En ce qui concerne les prolongements géopolitiques de la nouvelle route de la soie, on a vu s’appliquer en Amérique du Sud, en Afrique, une stratégie chinoise (qui consiste en une série de prêts sans conditions politiques) d’aide au développement sur des projets fréquemment construits par des firmes chinoises et qui permettent à la Chine d’accroître son influence géopolitique dans ces pays. En retour, cette influence géopolitique augmente les chances de la Chine et de ses entreprises nationales d’obtenir de nouveaux contrats économiques. C’est une sorte de « cercle vertueux » à l’avantage de la Chine qui pourrait s’installer avec les pays qui reçoivent les investissements chinois. C’est pourquoi j’emploie le terme de Pax Sinica dans cette région qu’est l’Asie centrale et l’Eurasie de manière plus générale.

Cette influence grandissante de la Chine dans cette immense région pose la question de l’émergence des grandes puissances. Un bref retour dans l’histoire nous rappelle que dans la deuxième moitié du XIXème siècle, les États-Unis avaient pu élargir leur influence sans rencontrer trop d’obstacles, que ce fût sur la façade maritime ou sur la façade terrestre. La puissance coloniale espagnole n’était pas capable d’endiguer la puissance américaine. La Chine est dans une situation totalement différente. La façade maritime demeure largement sous le contrôle des États-Unis. Sur la façade terrestre d’autres grandes puissances comme l’Inde, la Russie, ou l’Iran disposent d’une influence importante. Le corridor eurasiatique n’est dominé par aucune de ces puissances, y compris l’Union européenne ou les États-Unis. Les pays du corridor eurasiatique sont aussi marqués par une forte instabilité politique et économique. Mais la Chine fait le pari qu’elle aura les moyens économiques, peut-être demain les moyens militaires (même si aujourd’hui personne ne parle de cette dimension qui effraie) d’occuper cette façade terrestre. C’est un pari compliqué. Les puissances régionales comme l’Inde, la Russie, l’Iran malgré une coopération de façade restent assez prudentes face au projet chinois de nouvelle route de la soie.

Ce projet comporte également quelques risques et la Chine pourrait rencontrer un certain nombre d’obstacles. Sur la route de la soie, un certain nombre de pays sont déjà fragilisés par une dette déjà très importante et les prêts accordés aujourd’hui par la Chine propulsent ces pays dans une zone d’instabilité financière qui risque de les fragiliser.

Bienvenue au club des superpuissances ! Comme les États-Unis et l’Europe, la Chine va devoir apprendre à gérer des changements de majorité politique, à gérer des pays en instabilité économique. Elle va très certainement enregistrer des pertes sur le plan financier. Elle devra apprendre ici à gérer une dette qu’on ne pourra pas lui rembourser, ailleurs à rééchelonner des dettes. Certes la Chine apprend vite. Mais quand on regarde ce qui se passe au Venezuela, au Sri Lanka et dans d’autres États fragilisés par la dette, on peut craindre qu’un certain nombre de pays ne se retrouvent dans des situations préoccupantes.

Il faut s’attendre à des remises en cause. On a vu des réactions dans la classe politique pakistanaise par rapport à une série d’investissements réalisés par la Chine dans le cadre du corridor Chine-Pakistan. En Malaisie, la nouvelle majorité du docteur Mahathir (Premier ministre nouvellement élu) veut remettre en cause un certain nombre d’investissements chinois conclus avec l’ancien président.

Concernant les questions environnementales, on observe une dichotomie. Les projets financés par la Banque asiatique d’investissements pour les infrastructures (Asian Infrastructure Investment Bank, ou AIIB), dominée par la Chine, présentent une façade extrêmement verte et « clean » de la Chine. En effet, une grande majorité des investissements sont orientés vers des technologies vertes. Mais seuls 4 ou 5 milliards d’investissements viennent de l’AIIB. La très grande majorité des investissements opérés aujourd’hui dans le cadre du projet de la route de la soie sont réalisés par des organismes financiers chinois, comme la China Development Bank, la China Exim Bank et différents fonds créés par la Chine, qui, sur les questions environnementales, sont beaucoup moins « clean » : les projets de centrales de production d’électricité, par exemple, restent principalement des centrales à charbon qui posent problème pour les négociations sur le climat. On ferme des centrales en Chine… et on en ouvre à l’étranger !

Chaque grand leader chinois aime avoir un grand projet. Sous Hu Jintao il n’était question que de la fameuse « société harmonieuse ». Aujourd’hui le rêve chinois est la nouvelle route de la soie. Ce projet, qui s’est beaucoup précisé depuis 2013, risque d’évoluer encore. Je pense néanmoins que ce projet est là pour durer car il correspond à une maturité économique de la Chine et à une volonté de penser la projection économique de la Chine à l’étranger.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur le professeur, pour cet exposé qui prolonge le précédent et ceux qui ont été tenus dans la table ronde que présidait Marie-Françoise Bechtel.

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Le cahier imprimé du colloque « Les nouvelles routes de la soie, la stratégie de la Chine » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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