Comment la Chine perçoit-elle le monde et quelles sont les ambitions de la politique étrangère chinoise?

Intervention d’Alice Ekman, chercheur, responsable des activités Chine du Centre Asie de l’Institut français des relations internationales (Ifri), enseignante à Sciences Po, auteur de « La Chine dans le Monde » (dir.) (CNRS Editions, février 2018), au colloque « Les nouvelles routes de la soie, la stratégie de la Chine » du 4 juin 2018.

Merci, M. Chevènement, pour cette présentation et merci d’avoir rappelé qu’il s’agit d’un livre collectif (auquel ont contribué Françoise Nicolas, Jean-Pierre Cabestan, Marc Julienne, Antoine Bondaz, John Seaman, Mathieu Duchâtel et Agatha Kratz). En effet, nous sommes partis du postulat modeste que personne ne peut tout savoir sur la Chine et qu’il est toujours important de créer des synergies entre les expertises. Nous avons donc réuni des spécialistes de l’économie chinoise, de la sécurité chinoise, des questions énergétiques etc. pour donner une vue d’ensemble de l’approche chinoise du monde. Vaste programme !

Mais nous parlons aujourd’hui des routes de la soie.

Après les interventions très intéressantes de Jean-François Huchet, sur les questions économiques, et de Mathieu Duchâtel, qui nous permettait de prendre en compte la perspective européenne d’un certain nombre de questions relatives aux routes de la soie, je vous propose d’aborder la perception chinoise, la manière dont la Chine conçoit et promeut son projet à l’étranger.

Il est vraiment passionnant de suivre et d’analyser le projet des routes de la soie car il est en constante évolution. Nous avons cinq ans de recul pour analyser ces évolutions.

Évolution conceptuelle

Le concept a changé. D’ailleurs les officiels chinois n’utilisent plus le terme de « Nouvelle route de la soie » mais l’expression « One Belt, One Road », devenue ensuite « Belt & Road » (B&R) et maintenant « Belt & Road initiative ». Pékin se plaît à souligner qu’il s’agit d’une initiative et non d’une stratégie, d’un plan. Ces éléments de langage, ces termes répétés par la diplomatie chinoise pourraient évoluer… Il est néanmoins utile de noter cette évolution conceptuelle pour se retrouver dans tout ce jargon formulé par Pékin depuis 2013.

Évolution géographique

Il y a trois ou quatre ans Xi Jinping et de nombreux diplomates chinois mentionnaient 60 ou 65 pays qui seraient concernés par les routes de la soie. Le nombre était parfois flou… A l’avant-dernier Davos, Xi Jinping parlait d’une centaine de pays et d’organisations internationales concernés. Cela révèle, du point de vue de Pékin, la possibilité d’une expansion géographique.

Potentiellement tous les pays sont concernés, martèlent aujourd’hui les diplomates chinois. L’Arctique est inclus, en tout cas, dans le livre blanc qui concerne l’Arctique, les routes de la soie sont évoquées. L’Afrique est incluse également. L’espace lui-même, avec la dimension satellitaire, est concerné. Il est très intéressant de prendre en compte cette expansion géographique et de se dire que si aujourd’hui dans un pays on ne parle pas des routes de la soie on pourra en parler demain, soit parce que la Chine aura fait la promotion de son concept dans ce pays, soit parce que celui-ci, spontanément, demandera à être inclus par la Chine dans les pays dits « membres » des routes de la soie.

Il demeure difficile de dresser une liste précise des pays « membres », compte tenu du caractère évolutif du projet. Ce qui est sûr, c’est que l’on s’est éloigné très largement de la dimension historique initiale. On dépasse largement le cadre eurasiatique.

Il est intéressant aussi de voir que la Chine essaie de formaliser l’adhésion (le membership) aux routes de la soie. De plus en plus la Chine incite certains pays à signer des accords-cadres (memorandum of understandingMoU) qui précisent que le pays « soutient » formellement les routes de la soie. La formalisation du projet par des documents officiels, des communiqués conjoints, pose la question de l’influence politique. C’est une question qui se pose à la France qui jusqu’à présent n’a pas signé de MoU concernant les routes de la soie.

Évolution sectorielle

En 2013-2015, le projet chinois semblait se concentrer avant tout sur les infrastructures, principalement des infrastructures de transports (ports, aéroports, routes, autoroutes…) mais le premier document précisant officiellement ce qu’étaient les routes de la soie selon Pékin, qui a été publié en mars 2015 par la National Development and Reform Commission (NDRC), l’équivalent chinois – dans une certaine mesure – du commissariat général au Plan, évoquait déjà d’autres secteurs au-delà des transports : infrastructures énergétiques, infrastructures de télécommunication et numériques, en particulier les câbles sous-marins, les data centers et toutes les technologies qui relèvent du traitement, de l’analyse des données, de flux des données, réseaux de téléphonie mobile… Ce plan mentionnait aussi explicitement la construction de zones économiques spéciales, zones industrielles spéciales et parcs industriels, tels qu’ils ont bourgeonné sur le territoire chinois depuis l’ère de réforme et d’ouverture lancée par Deng Xiaoping dès 1978 et surtout autour des années 1980.

Ce développement des parcs industriels pose aussi de la promotion d’un modèle économique particulier.

La Chine souhaite-t-elle promouvoir un modèle économique à l’étranger ?

De facto, le fait que les autorités chinoises incitent des pays à construire sur leur territoire des parcs industriels sur son propre modèle (concentration d’investissements dans des zones particulières, zones ouvertes à l’export, rôle fort de l’État dans l’économie, appelé à investir massivement dans les infrastructures,) achemine progressivement ces pays vers un modèle de développement assez proche de celui de la Chine, dans une certaine mesure.
Pour revenir à l’expansion sectorielle, j’ai noté les domaines plutôt « durs », matérialisables : des infrastructures de transport, des raffineries, des câbles sous-marins, etc. Mais il existe une extension immatérielle des routes de la soie, qui concerne les secteurs touristiques, douaniers, juridiques, culturels, on a l’impression que tous les secteurs sont potentiellement concernés !

Tout est possible en termes géographiques, tout est possible en termes sectoriels. Mais ce concept fourre-tout n’est pas non plus une coquille vide ; certains projets émergent réellement.

Ces développements tous azimuts sont sous-tendus par une logique, la volonté chinoise d’internationaliser les priorités nationales. Pour la Chine le développement des infrastructures à l’étranger est important, notamment parce que le marché est saturé en termes de routes, de ports etc. Les surcapacités ne sont pas la seule raison mais le développement des infrastructures à l’étranger, en cherchant des relais de croissance complémentaires par rapport à la situation du marché intérieur, est totalement en accord avec la priorité chinoise de développement économique intérieur.

Mathieu Duchâtel parlait des plans quinquennaux. En fait, on voit un alignement des priorités mentionnées dans les plans chinois, que ce soit le plan quinquennal, le plan « Made in China 2025 » ou d’autres documents de planification chinois, avec les orientations des routes de la soie elles-mêmes.

Extension normative

En décembre 2017, la Chine a sorti un plan pour la période 2018-2020 qui essaie de promouvoir à l’étranger des normes « route de la soie » dans le domaine très large de la connectivité. Il existe une réelle réflexion stratégique en Chine sur la promotion de normes dans certains secteurs, y compris le secteur des transports.

Extension en matière de multilatéralisme, de gouvernance mondiale.

Les questions qui ont été posées à l’issue de la première table ronde sur le « 16+1 » et sur le forum des routes de la soie de mai 2017 sont intéressantes. Aujourd’hui, les diplomates chinois considèrent souvent l’étiquette « route de la soie » comme fédératrice (même si des pays se sont opposés aux routes de la soie, telle l’Inde, un grand nombre de pays y adhèrent) et comme une plate-forme d’interaction entre États. Quel que soit le contenu des discussions, le label « routes de la soie » est parvenu à rassembler, en mai 2017, plus de vingt chefs d’État, à l’initiative de la Chine, à Pékin, autour d’un agenda principalement rédigé par la diplomatie chinoise. Xi Jinping a annoncé clairement, depuis quatre ans déjà, que la Chine doit jouer le rôle de « pilote » de la restructuration de la gouvernance mondiale, et pour cela elle investit dans les institutions multilatérales à plusieurs niveaux. Au niveau régional, au niveau sous-régional, on a vu un alignement de l’agenda « 16+1 » avec la thématique « route de la soie ». Et, ces dernières années, on a vu une multitude de forums multilatéraux se tenir, sous l’étiquette « route de la soie », en Chine et à l’étranger, à l’initiative des autorités chinoises. De plus en plus, la diplomatie chinoise considère les nouvelles routes de la soie comme un moyen de promouvoir une nouvelle forme de multilatéralisme, de rencontres internationales, qui lui permettraient de mieux promouvoir ses intérêts.

La question du leadership

Nous avons aujourd’hui assez d’éléments pour dire que la Chine souhaite, à différents niveaux, consolider son statut de puissance régionale et, par le biais des routes de la soie, son statut de puissance mondiale. Les autorités chinoises le disent elles-mêmes explicitement dans des documents officiels et publics. Les déclarations de Xi Jinping sont assez claires à ce sujet, comme le disait Mathieu Duchâtel, et assez intéressantes à analyser.
Quand on échange avec des interlocuteurs chinois, on se rend souvent compte que la Chine souhaite rattraper un retard. Par exemple, les autorités chinoises souhaitent rattraper leur retard en termes de câbles sous-marins dont le réseau est principalement dominé par des entreprises occidentales, européennes, américaines. Il s’agit en fait de rattraper le retard en matière d’infrastructures, de gestion des flux dans leur diversité (flux de marchandises, d’informations, de personnes…).

La Chine présente de plus en plus les nouvelles routes de la soie comme une nouvelle forme de mondialisation. S’agit-il d’une simple compétition entre infrastructures ou d’une compétition plus fondamentale en termes de valeurs, ou d’utilisation des données par exemple ?

Les autorités chinoises considèrent non seulement qu’il y a un retard matériel à rattraper, en termes d’infrastructures dans un certain nombre de secteurs mais aussi au niveau normatif, conceptuel et lexical, Pékin considérant que le discours ambiant est injustement dominé par une rhétorique et des orientations formulées de manière illégitime par les puissances occidentales. Il est temps, selon le PCC, qu’un discours formulé par la Chine soit davantage présent dans les institutions internationales afin que la Chine puisse mieux promouvoir ses intérêts.

On assiste donc à une compétition renforcée entre la Chine et les États-Unis dans la région Asie Pacifique mais aussi, plus largement, au-delà de la région, en termes de gestion des flux. Je reviens du sommet du Shangri-La à Singapour où la rhétorique était assez coordonnée, claire et ferme côté occidental, avec la volonté de promouvoir une approche « indopacifique » de la région qui inclut plusieurs volets : coopération au niveau militaire (interopérabilité notamment), coopération diplomatique mais aussi coopération au niveau économique. James Mattis, qui a prononcé le discours d’ouverture vendredi matin, appelait au développement d’initiatives privées pour l’investissement dans les infrastructures. On voit donc l’émergence d’une compétition de projets de développement des infrastructures qui n’a rien de nouveau mais se formalise et se renforce ces derniers temps, en réponse au projet chinois des nouvelles routes de la soie.

Quel avenir pour le projet de routes de la soie ?

Je serai tout à fait d’accord avec Jean-François Huchet pour dire que le projet est là pour durer, dans toutes ses dimensions. Aujourd’hui la Chine a beaucoup insisté sur les infrastructures matérielles de transport mais il ne faut pas négliger la dimension soft ou plus immatérielle qui va être clarifiée, développée dans les prochaines années. En effet, la Chine a marqué clairement son ambition d’inclure ces domaines dans le cadre des nouvelles routes de la soie.

Comment la France se situe-t-elle par rapport à ce projet ?

La France n’a pas signé de memorandum of understanding formalisant son accord avec la route de la soie. Elle n’a pas répondu explicitement à la proposition de la Chine. Si, lors de la visite du président Macron en Chine, on a entendu des déclarations très générales sur un accueil favorable, il n’y a pas eu d’acceptation formelle. La question reste sur la table.

Peut-on parler des nouvelles routes de la soie… alors que cela veut désormais tout et rien dire ? Lorsqu’un pays déclare qu’il soutient les nouvelles routes de la soie, qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’il approuve les projets de transports, mais aussi les nouveaux tribunaux d’arbitrage internationaux estampillés routes de la soie ? Les nouvelles normes chinoises en matière de connectivité ? Les nouveaux programmes de formation du gouvernement chinois ? Tout cela à la fois ? D’un point de vue chinois, les nouvelles routes de la soie englobent toutes ces initiatives.

Aujourd’hui le terme « Nouvelles routes de la soie » (ou « Belt & Road initiative») prête à confusion et son utilisation apparaît contre-productive dans une certaine mesure. Il serait plus clair de parler, par exemple, de projet concret en matière d’infrastructures de transports ou, comme le fait l’Union européenne, utiliser le terme de « connectivité ». En parlant de connectivité au sens large, on englobe tous les projets de connectivité quelle que soit leur labellisation par tel ou tel pays. Cela permet de mettre en concurrence les nombreux projets existants de développement des infrastructures : le projet chinois mais aussi les projets japonais, russe, américain. L’Inde elle-même a fait le choix de ne plus officiellement mentionner le terme « nouvelles route de la soie ». Déplorant l’absence de participation de l’Inde au forum des routes de la soie de mai dernier, la Chine a pris acte du refus de l’Inde de souscrire au concept, ajoutant que cela ne lui interdisait pas de continuer à avancer sur certains projets concrets ni de commencer à discuter d’autres projets.

Aujourd’hui, une exigence de précision et de clarification s’impose. Lorsqu’on échange avec les autorités officielles chinoises, les déclinaisons locales des grandes orientations édictées au niveau central ne sont pas toujours claires, précises. Par exemple, lorsqu’elles sont interrogées sur leur vision concrète des routes de la soie dans le bassin méditerranéen, sur la cohérence et les objectifs des projets, alors même que des investissements chinois ont ciblé un certain nombre de ports de la Méditerranée, peu d’éléments de réponse sont apportés. Si la stratégie a été planifiée au niveau central à Pékin, elle ne prend pas – ou peu – dans certains cas les spécificités locales. Certains acteurs français sont davantage avancés, en matière de réflexion stratégique au niveau local concernant les nouvelles roues de la soie, que les autorités chinoises. Le port de Marseille, par exemple, réfléchit beaucoup à la question. La SNCF s’interroge aussi à propos de la localisation : Lyon est-elle la destination idéale d’un train « route de la soie » venant de Wuhan [1] compte tenu de l’infrastructure du réseau ferroviaire français ?

Les routes de la soie incitent donc les acteurs français à se poser des questions essentielles : quelle est la stratégie française en termes d’aménagement du territoire, en termes d’ajustement du réseau de fret ? Quelle est l’approche française et européenne vis-à-vis de la gouvernance mondiale ? Comment faut-il ajuster/réformer certaines institutions multilatérales ? Quel type de mondialisation soutenir à moyen et long termes ? Ces questions sont centrales et vont probablement le rester dans les prochaines années, alors que la Chine continuera probablement à promouvoir son projet des nouvelles routes de la soie.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Mme Ekman, de votre contribution.

Vous avez décrit un projet mouvant que nous pourrions soutenir pour l’accompagner : cela ne nous engagerait pas à grand-chose puisqu’il est en constante évolution !

Je ne veux pas en dire plus.

—–

[1] Un train chargé de conteneurs parti le 6 avril de la ville chinoise de Wuhan, chargé de 41 containers de matériel technique, de pièces automobiles, électroniques et d’un peu de chimie, est arrivé le 19 avril 2018 à Lyon. En 15 jours, le train a parcouru près de 11 500 kilomètres, à travers le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie, la Pologne et l’Allemagne. Ce trajet existe depuis quelque temps entre la Chine et Duisbourg, dans la Ruhr, et la nouveauté réside dans son prolongement jusqu’à Lyon. Selon la métropole, cette nouvelle route de la Soie «marque un nouveau pas dans les bonnes relations qu’entretiennent Lyon et la Chine», après la venue du président de la République de Chine Xi Jinping, en mars 2014, à l’inauguration du Centre pour la promotion des relations entre la Chine et Lyon et à celle du musée de l’institut franco-chinois de Lyon.

Le cahier imprimé du colloque « Les nouvelles routes de la soie, la stratégie de la Chine » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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