Intervention d’Etienne Klein, physicien, professeur à l’École centrale à Paris et directeur du laboratoire de recherche sur les sciences de la matière au Commissariat d’Energie Atomique, membre de l’Académie des technologies, docteur en philosophie des sciences, au colloque « Le moment républicain en France ? » du 11 décembre 2017.
La Res Publica est un milieu commun sans lequel les hommes ne vivent pas plus que les poissons en l’absence d’eau. Mais ce milieu commun n’est pas au milieu, et il n’est pas non plus commun au sens de « ordinaire » : il est plutôt ambiant, ce qui est le propre d’un milieu, et, en un sens, il est sacré (ou « transcendant », comme dirait sans doute Régis Debray).
Je n’ai pas les compétences qui me permettraient d’énoncer devant vous tout ce qu’implique le fait de vouloir faire vivre la République comme un bien commun. Mais il me semble que parmi toutes les exigences qu’il faut prendre en considération, il y a celle-ci : dans la République, la connaissance, les connaissances, notamment les connaissances scientifiques, doivent pouvoir circuler à l’air libre, se répandre et s’enseigner sans rencontrer trop d’obstacles.
C’est une affaire de cohérence : la connaissance a quelque chose de républicain au sens où elle est « affaire publique », et la République, à défaut d’être elle-même savante, accorde à la connaissance une valeur propre et spécifique, une valeur qu’elle possède du seul fait qu’elle est une connaissance. Il y a comme une intrication entre l’idée de République et la notion de connaissance.
Cette intrication relève de ce que Henri Bergson appelait la « politesse de l’esprit », cette sorte de souplesse intellectuelle qui rapproche les hommes entre eux : « La politesse sous toutes ses formes, politesse de l’esprit, politesse des manières et politesse du cœur, explique le philosophe, nous introduit dans une république idéale, véritable cité des esprits, où la liberté serait l’affranchissement des intelligences et l’égalité un partage équitable de la considération ».
Le Général de Gaulle que je viens de citer parlait du peuple et de sa souveraineté. L’une des idées que défendaient les Lumières était justement que la souveraineté du peuple se heurte à une limite qui est précisément celle de la vérité, sur laquelle elle n’a pas prise. David Hume écrit par exemple, en 1742 : « Même si le genre humain tout entier concluait de manière définitive que le Soleil se meut et que la Terre demeure en repos, en dépit de ces raisonnements, le Soleil ne bougerait pas d’un pouce de sa place, et ces conclusions resteraient fausses et erronées à jamais » [1]. La vérité ne saurait en effet relever d’un vote. Mais – et c’est là que les choses deviennent intéressantes en démocratie -, c’est aussi cette indépendance de la vérité qui protège l’autonomie de l’individu puisque celui-ci peut toujours, face au pouvoir, se réclamer du vrai.
En France – mais aussi, sans doute, dans beaucoup d’autres pays -, il est assez manifeste que le statut actuel de la science et des techniques est devenu ambivalent. En quoi consiste cette ambivalence, qui traverse l’esprit de chacun d’entre nous ? Elle vient de ce que, d’une part, la science nous semble constituer, en tant qu’idéalité, le fondement officiel de notre société, censé remplacer l’ancien socle qui était religieux : nous sommes gouvernés, sinon par la science elle-même, du moins au nom de quelque chose qui a à voir avec la science. C’est ainsi que dans toutes les sphères de notre vie, nous nous trouvons désormais soumis à une multitude d’évaluations, lesquelles ne sont pas prononcées par des prédicateurs religieux ou des idéologues illuminés : elles se présentent comme de simples jugements d’« experts », c’est-à-dire sont censées être effectuées au nom de savoirs et de compétences de type scientifique, et donc, à ce titre, impartiaux et objectifs. Par exemple, sur nos paquets de cigarettes, il est écrit non pas que fumer déplaît à Dieu ou compromet le salut de notre âme, mais que « fumer tue ». Cela prouve assez qu’un discours scientifique portant sur la santé du corps a fini par détrôner un discours théologique qui aurait porté, lui, sur le salut de l’âme.
Mais d’autre part – et c’est ce qui fait toute l’ambivalence dont je veux parler – la science, dans sa réalité pratique, est questionnée comme jamais, contestée, mise en cause, et même remise en cause, voire marginalisée. Elle est à la fois objet d’une désaffection croissante de la part des étudiants, elle est objet de méconnaissance effective dans la société (nous devons bien reconnaître que collectivement, nous ne savons pas trop bien dire ce qu’est la radioactivité, en quoi consiste un OGM ou une cellule souche, ce que sont et où se trouvent les quarks, ce qu’est une onde gravitationnelle), et, enfin et surtout, elle subit toutes sortes d’attaques, d’ordre philosophique, économique ou politique.
Je ne voudrais ici m’attarder que sur l’une de ces attaques, d’ordre philosophique (ce qui ne veut pas dire qu’elle soit portée par tous les philosophies, et il s’en faut en l’occurrence de beaucoup), qui relève de ce que j’appellerais le « relativisme radical » et dont certains effets sont pernicieux : cette école de pensée défend l’idée que la science a pris le pouvoir non parce qu’elle aurait un lien privilégié avec le « vrai », mais en usant et abusant d’arguments d’autorité. En somme, il ne faudrait pas croire à la science plus qu’à n’importe quelle autre démarche de connaissance.
Notre société se montre ainsi de plus en plus hésitante à définir les normes du vrai : nous imaginons de plus en plus que la ligne de démarcation entre le faux et le vrai pourrait être poreuse (et cette situation était déjà vraie avant que Monsieur Trump ne la démontre plusieurs fois par jour). Il y a comme un « amollissement » des notions de vérité et d’objectivité : les théories tenues pour « vraies » ou « fausses » ne le seraient pas en raison de leur adéquation ou inadéquation avec des faits ou des données expérimentales, mais seulement en vertu d’intérêts partisans ou purement sociologiques… Il faudrait en somme considérer que toutes nos connaissances sont conventionnelles ou artificielles, et gommer l’idée qu’elles pouvaient avoir le moindre lien avec la réalité. « La science, c’est le doute », entend-on souvent dire, en même temps que se déploient toutes sortes de stratagèmes intellectuels, à commencer par l’invocation du soi-disant « bon sens », qui visent à nous convaincre de ne pas croire ce que nous savons.
Cela s’explique sans doute par le fait que notre société se trouve parcourue par deux courants de pensée à la fois contradictoires et associés qui ont été analysés par le philosophe Bernard Williams dans son livre Vérité et véracité (Gallimard, 2006). D’une part, il existe un attachement intense à la véracité et à la transparence, un souci de ne pas se laisser tromper. Cette situation conduit à une attitude de défiance généralisée, à une détermination à crever les apparences pour détecter d’éventuelles motivations cachées. Mais, d’autre part, à côté de ce désir de véracité, de ce refus d’être dupe, il existe une défiance tout aussi grande à l’égard de la vérité elle-même : la vérité existe-t-elle, se demande-t-on ? Si oui, peut-elle être autrement que relative, subjective, culturelle, contextuelle ? La chose étonnante est que ces deux attitudes, l’attachement à la véracité et la suspicion à l’égard de la vérité, qui devraient s’exclure mutuellement, se révèlent en pratique parfaitement compatibles. Elles sont même mécaniquement liées, puisque le désir de véracité suffit à enclencher un processus critique qui vient ensuite fragiliser l’assurance qu’il y aurait des vérités sûres.
Il y a là – chacun le voit bien – un phénomène dynamiquement très efficace qui conteste et fragilise le crédit des scientifiques, en même temps qu’il universalise la suspicion à l’endroit de toutes les formes de pouvoir, notamment institutionnelles.
Or, nul ne saurait nier qu’une certaine inculture scientifique est devenue intellectuellement et socialement problématique : elle empêche de fonder une épistémologie rigoureuse de la science contemporaine, favorise l’emprise des gourous de toutes sortes et rend délicate l’organisation de débats sérieux sur l’usage que nous voulons faire des technologies. Gaston Bachelard expliquait que « la culture scientifique nous demande de vivre un effort de la pensée ». Sans doute est-ce cet effort-là que nous n’aimons pas suffisamment pratiquer.
On ne saurait toutefois se montrer aussi sévère qu’Einstein expliquant que « ceux qui utilisent négligemment les miracles de la science et de la technologie, en ne les comprenant pas plus qu’une vache ne comprend la botanique des plantes qu’elle broute avec plaisir, devraient avoir honte ». Le père de la relativité se montrait là beaucoup trop exigeant. Il est en effet devenu impossible de se faire une bonne culture à la fois sur la physique des particules, la génétique, le nucléaire, la climatologie ou l’immunologie, de sorte que si l’on voulait que les citoyens participent aux affaires publiques en étant vraiment éclairés sur tous ces sujets, il faudrait que chacun ait le cerveau de mille Einstein (chose qu’Einstein lui-même ne possédait pas puisqu’il n’en avait qu’un seul…).
En outre, il ne faudrait pas trop noircir le tableau. Car en vérité, nous savons tous beaucoup de choses. Par exemple que la Terre tourne autour du Soleil, qui lui-même tourne autour du centre de la galaxie, qui elle-même tourne autour de quelque autre centre. Que l’atome existe et qu’il ne ressemble guère – en réalité pas du tout – à l’objet insécable que les premiers atomistes grecs avaient imaginé. Que les espèces vivantes évoluent. Que l’univers est en expansion, qu’il n’a donc pas toujours été comme nous voyons qu’il est, et même que son expansion s’accélère.
Voilà quelques exemples de connaissances que nous sommes tous capables d’énoncer après les avoir apprises, lues ou entendues. Mais saurions-nous raconter quand, comment et par qui elles ont été établies ? Pourrions-nous expliciter les arguments qu’elles ont fait se combattre ? Serions-nous capables d’expliquer comment certaines thèses ou certains faits sont parvenus à convaincre, à clore les discussions ? Reconnaissons humblement que non : en général, nous ne savons pas répondre à ces questions. Or, cette mauvaise connaissance que nous avons de nos connaissances nous empêche de dire ce par quoi elles se distinguent de simples croyances. En somme, si nous y adhérons sans les mettre en doute, c’est simplement parce que nous faisons confiance à ceux qui nous les ont transmises, tout en ignorant comment elles furent acquises au cours de l’histoire des idées.
Condorcet avait donc vu juste : « l’accroissement mécanique du savoir scientifique » ne suffit pas à promouvoir ce dernier au sein des sociétés qui l’abritent.
Mais alors, que faire lorsque la confiance faiblit ? Comment améliorer la situation ? Il me semble que donner le goût des sciences passe d’abord par donner du goût aux sciences. Est-il envisageable qu’une fois l’an, depuis les classes primaires jusqu’au lycée, l’un des professeurs raconte aux élèves une « histoire de science », par exemple celle d’une découverte importante qu’il aura pris le temps d’étudier en détail ? Cela montrerait par des exemples concrets comment la démarche des scientifiques s’est construite et a fini par converger. Et parfois, cela aboutirait à de véritables chocs, potentiellement déclencheurs de vocations.
Le mot progrès est de moins en moins fréquemment utilisé. Il a même quasiment disparu des discours publics, où il se trouve remplacé par un mot qui n’est pourtant pas son synonyme : innovation. D’où cette question : nos discours sur l’innovation prolongent-ils l’idée de progrès ou s’en détournent-ils ?
L’idée de progrès était une idée doublement consolante. D’abord, parce qu’en étayant l’espoir d’une amélioration future de nos conditions de vie, en faisant miroiter loin sur la ligne du temps un monde plus désirable, elle rendait l’histoire humainement supportable. Ensuite, parce qu’elle donnait un sens aux sacrifices qu’elle imposait : au nom d’une certaine idée de l’avenir, le genre humain était sommé de travailler à un progrès dont l’individu ne ferait pas lui-même forcément l’expérience, mais dont ses descendants pourraient profiter.
En somme, croire au progrès, c’était accepter de sacrifier du présent personnel au nom d’une certaine idée, crédible et désirable, du futur collectif. Mais pour qu’un tel sacrifice ait un sens, il fallait un rattachement symbolique au monde et à son avenir. Est-ce parce qu’un tel rattachement fait aujourd’hui défaut que le mot progrès disparaît ou se recroqueville derrière le seul concept d’innovation, désormais à l’agenda de toutes les politiques de recherche ?
En 2010, la Commission européenne s’est fixé l’objectif de développer une « Union de l’innovation » à l’horizon 2020. Le document de référence commence par ces lignes : « La compétitivité, l’emploi et le niveau de vie du continent européen dépendent essentiellement de sa capacité à promouvoir l’innovation, qui est également le meilleur moyen dont nous disposions pour résoudre les principaux problèmes auxquels nous sommes confrontés et qui, chaque jour, se posent de manière plus aiguë, qu’il s’agisse du changement climatique, de la pénurie d’énergie et de la raréfaction des ressources, de la santé ou du vieillissement de la population. »
En somme, il faudrait innover non pour inventer un autre monde, mais pour empêcher le délitement du nôtre. C’est l’état critique du présent qui est invoqué et non pas une certaine configuration du futur, comme si nous n’étions plus capables d’expliciter un dessein commun qui soit attractif. L’argumentation s’appuie en effet sur l’idée d’un temps corrupteur, d’un temps qui abîme les êtres et les situations. Or une telle conception tourne le dos à l’esprit des Lumières, pour qui le temps est au contraire constructeur, à la condition, bien sûr, qu’on fasse l’effort d’investir dans une certaine représentation du futur.
L’innovation serait-elle venue compenser en douce la perte de notre foi dans le progrès ?
Il me semble pourtant que croire au progrès implique en toute logique qu’on lui applique l’idée qu’il incarne, c’est-à-dire qu’on le fasse lui-même progresser. Mais alors, après la lumière et la chaleur, grâce à quel nouveau symbole pourrions-nous faire progresser l’idée de progrès ?
À nos yeux prétendument « décillés, » le progrès n’est plus un grand boulevard, une voie en sens unique, ni une instance sacrée. Son invocation ne fait plus guère autorité. L’idée de progrès ne bénéficie en tout cas plus de la protection symbolique que lui a longtemps donnée sa réputation de flirter avec une sorte de transcendance laïque. Le progrès se trouve désormais soumis à toutes sortes de jugements qui s’appuient eux-mêmes sur de multiples valeurs dont plus rien ne garantit l’harmonie mutuelle. Je prendrai un exemple trivial, celui du savon : un savon ne doit pas seulement laver pour un coût raisonnable, il doit aussi respecter les critères du développement durable, rajeunir les cellules autant que faire se peut, dégager un parfum sensuel, etc., de sorte que chacun de ces critères peut être critiqué du point de vue des autres critères. Et ce qui est vrai du savon l’est, a fortiori, des enjeux majeurs de la société (nucléaire, nanosciences, OGM…), qui se trouvent désormais mis au carrefour d’un jeu de perspectives dont chacune est soumise à la critique des autres. Dans ce contexte, comment légiférer ? Comment trouver un consensus et, si on le trouve, ou si on le fabrique, comment le convertir en normes acceptables et acceptées ?
Albert Einstein avait fait remarquer que la connaissance scientifique a ceci de paradoxal qu’elle ouvre des options tout en produisant de l’incertitude, une incertitude d’un type très spécial : nous ne pouvons pas savoir grâce à nos seules connaissances scientifiques ce que nous devons faire d’elles. Par exemple, nos connaissances en biologie nous permettent de savoir comment produire des OGM, mais elles ne nous disent pas si nous devons le faire ou non. Depuis que l’idée de progrès s’est problématisée, cela devient affaire de valeurs qui s’affrontent et non plus de principes, que ceux-ci soient éthiques ou normatifs. Or, les valeurs sont en général moins universelles que les principes (la valeur d’une valeur n’est pas un absolu puisqu’elle dépend de ses évaluateurs), de sorte que plus les principes reculent, plus les valeurs tendent à s’exhiber et à se combattre.
C’est pourquoi les décisions en matière de technosciences sont devenues si difficiles à prendre.
En conclusion, je suggère que nous méditions ensemble cette prédiction de Nietzsche à propos de L’avenir de la science, dans Humain trop humain :
Aussi une civilisation supérieure devra-t-elle donner un cerveau double à l’homme, quelque chose comme deux compartiments cérébraux, l’un pour être sensible à la science, l’autre à ce qui n’est pas la science ; juxtaposés, sans empiétement, séparables, étanches : c’est là ce qu’exige la santé. La source d’énergie se trouve dans une sphère, dans l’autre le régulateur : il faut chauffer aux illusions, aux idées bornées, aux passions, et se servir de la science clairvoyante pour prévenir les suites malignes et dangereuses d’une chauffe trop poussée. Si l’on ne satisfait pas à cette condition de civilisation supérieure, on peut prédire presque à coup sûr le cours que prendra l’évolution humaine : le goût du vrai va disparaître au fur et à mesure qu’il garantira moins de plaisir ; l’illusion, l’erreur, la chimère vont reconquérir pas à pas, parce qu’il s’y attache du plaisir, le terrain qu’elles tenaient autrefois : la ruine des sciences, la rechute dans la barbarie en seront la conséquence immédiate ; l’humanité devra se remettre à tisser sa toile après l’avoir, telle Pénélope, défaite pendant la nuit. Mais qui nous garantira qu’elle en retrouvera toujours la force ?
Il me semble que la République doit veiller à ce que cette prophétie ne se réalise jamais.
Jean-Pierre Chevènement
Merci M. Klein. Il nous revient, en concevant un futur commun qui nous rouvrira le chemin du progrès, de veiller à ce qu’elle ne se réalise pas.
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[1] Le Sceptique, in Essais moraux, politiques & littéraires, David Hume, Alive, 1999, p. 215.
Le cahier imprimé du colloque « Le moment républicain en France ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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