Diderot ou Rousseau. L’actualité de l’idée républicaine

Intervention de Dominique Lecourt, philosophe, directeur général de l’Institut Diderot, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au colloque « Le moment républicain en France ? » du 11 décembre 2017.

Permettez que je m’accorde la commodité d’un bref retour sur le passé pour éclairer les difficultés du présent.

Printemps 1981 : nous avons conscience de vivre un grand moment d’exigence républicaine. L’avenir de la gauche se dessine selon deux lignes opposées. Celle qui s’exprime dans le projet socialiste et manie un vocabulaire marxiste à peine rénové ; celle de la « gauche rocardienne » qui prône un certain modernisme.

On dut rapidement prendre acte de la victoire de ce dernier. Certains en ont oublié la République.

Les années d’errance qui ont suivi ont comme enseveli la thématique républicaine, malgré « République moderne ».

J’ai gardé le souvenir de mon camarade Laurent Fabius, le plus jeune Premier ministre de la Cinquième République, m’interrogeant sur l’efficacité, aux yeux des étudiants, des thèmes de la citoyenneté hérités de la Troisième République. Ils lui paraissaient obsolètes. Avec la victoire d’Emmanuel Macron et l’accession de Jean-Michel Blanquer, rue de Grenelle, nous voici devant une situation inédite. C’est le moment de faire à nouveau entendre notre voix.

J’appelle en renfort un philosophe qui m’est cher et qui m’accompagne depuis bientôt quatre décennies. Un peu par la faute de Jean-Pierre Chevènement.

Denis Diderot se fait de la nature humaine une conception qui lui est propre, inspirée de longue date par sa réflexion sur la physiologie de son temps. Une réflexion trop méconnue, aujourd’hui encore, malgré les centaines de pages qu’il lui a consacrées dans les dernières années de sa vie.
Selon lui, c’est la faiblesse de nos organes qui explique ce qui distingue cette nature de celle des autres animaux. Les neurophysiologistes et les éthologistes d’aujourd’hui ne disent rien d’autre sur l’essentiel. En lisant Diderot, nous sommes loin de la conception newtonienne de l’individu humain appelé à prendre place dans un système régi par des lois inflexibles sur le modèle de la physique.

Plusieurs responsables politiques avancent que la « crise » morale traversée par l’Occident doit être analysée comme une « crise de l’autorité ».
Psychologues, anthropologues et psychanalystes se penchent sur les motifs de ce nouveau « malaise dans la civilisation ». Enfants rebelles, adolescents suicidaires, adultes immatures et velléitaires sont devenus la cible d’innombrables études ainsi que de thérapies porteuses d’une angoisse qui garantit la prospérité du « divan ». Les laboratoires pharmaceutiques et les coachs de tout et de rien se battent à coup de marketing afin d’« offrir », eux-aussi, un semblant de solution à chacun de nos malaises.

Mais qu’est-ce que cette autorité perdue ? Sans cette qualité mystérieuse, comment obtenir l’obéissance de la personne à qui vous vous adressez ?
Le pouvoir sans autorité est faible et générateur de conflits ouverts où règne la force. Parents, enseignants et éducateurs ont été les premiers à déplorer de cette situation.

D’un point de vue philosophique, l’histoire de cette perte peut s’illustrer sommairement par trois slogans. Trois étapes de l’expansion d’un « nihilisme » dont nous subissons les conséquences dramatiques.

1/ Le premier, « Dieu est mort ! », fut l’emblème des nietzschéens qui dominèrent les années 60.

De ce cri de soulagement rageur, on crut pouvoir déduire que tout était permis. Toute autorité fut perçue et dénoncée comme arbitraire.
Plus d’Auteur (de l’univers), plus de transcendance, plus de hiérarchie. Et dans cette perspective, ce n’est pas l’ordre, mais plutôt le désordre qui apparaîtra créatif. La transgression individuelle est supposée porteuse de liberté ; et non l’action collective guidée par la raison.
Les enfants d’après-guerre, les fameux « Baby Boomers », ont alors rudement nargué leurs parents. On les vit se réjouir de mettre en déroute les bonnes manières. D’où le succès, par exemple, de Johnny Hallyday. Les règles académiques en prirent aussi pour leur grade. Et je peux en témoigner pour y avoir, à mon corps défendant, quelque peu, contribué.

2/ Vient ensuite le second slogan, « Marx est mort ! ».

Cette fameuse proclamation s’imposa dans le reflux des événements de 68, tout au long des tristes années 70.
Ironie boudeuse inspirée par la désillusion de jeunes gens, dont quelques-uns avaient fini, ne l’oublions pas, par frôler le terrorisme. La dite « gauche prolétarienne ». Désormais, la référence historique, dialectique, ne garantissait plus le sens de l’aventure humaine.
Plus d’Esprit pour assigner à la marche du monde un sens progressiste. Plus de prolétariat menant « scientifiquement » au bonheur de la société sans classe et à l’apparition d’un « homme nouveau ».

3/ Arrive enfin le troisième slogan qui vient couronner le mouvement impulsé par les deux premiers.

C’est la fameuse « mort de l’homme » popularisée par Michel Foucault qui entendait tirer les conclusions positives de la déroute du marxisme, tout en dégageant les présupposés métaphysiques de l’ascension des sciences humaines. Si l’homme n’a finalement jamais été qu’un éphémère visage tracé sur le sable, comment les individus vivants que nous sommes vont-ils vivre leurs vies ? Sans recours à quelque transcendance, va-t-on trouver dans l’individualisme de masse les nouvelles sources de l’autorité ? On peut craindre que le conformisme de l’homme moyen qui souhaite se comporter, avant tout le monde, comme tout le monde, n’ouvre sur un nouvel autoritarisme de l’opinion et du politiquement correct.

Telle est la raison pour laquelle j’appelais Diderot à la rescousse. Il s’agit avec lui, pour simplifier, de la question du rapport de la nature à l’autorité. Comment ne pas être gêné par le naturalisme qui affecte, aujourd’hui, cette conception ? C’est indéniablement une conception rousseauiste.
Quel étrange malentendu que d’assimiler ce penseur à un philosophe des Lumières ! Ce n’est pas par hasard que Robespierre l’a eu pour idole. Et j’imagine que les bases de la pensée libérale authentique ne sont pas à chercher de ce côté. Diderot avait raison de rejeter brutalement la conception de la société humaine qui la considère comme un « troupeau de bêtes ». Mais pas de troupeau sans berger, ni chiens bien dressés. Pas d’ordre sans commandement !

Diderot, seul parmi ses contemporains, récuse le tour de passe-passe du Contrat qui fait advenir mythico-magiquement la supposée volonté générale pour fonder une hiérarchie sociale. Mais le mot même de hiérarchie renvoie à un ordre sacré. Ce que Diderot n’a jamais accepté du fait de son athéisme.

La question cruciale de la philosophie politique moderne se présente sous la forme d’une alternative. Rousseau ou Diderot ?

A-t-on à faire à deux amis proches participant au même mouvement qui auraient finalement rompu pour des raisons personnelles ? Le regroupement de leurs philosophies dans le grand sac de la « philosophie des Lumières » me paraît gravement illusoire. C’est plutôt une alternative entre deux lignes de pensée qui s’impose à notre attention.

Dès 1749, Rousseau prononce un véritable réquisitoire contre l’esprit scientifique, qui va à l’encontre du programme de l’Encyclopédie. Mais, curieusement, Diderot ne dit rien de cette opposition jusqu’en 1757. Les commentateurs ont relevé une cinglante déclaration « Oui Monsieur Rousseau, j’aime mieux le vice raffiné sous un habit de soie que la stupidité féroce sous une peau de bête ». L’opposition des deux pensées, autant que le conflit des deux personnes, s’est aggravée au fil des ans. On ne peut sans malentendu présenter les deux œuvres comme des variantes d’une même doctrine. La lignée de Rousseau mène droit au « pédagogisme » porteur d’un égalitarisme suicidaire.

Elle ouvre aussi la voie à un écologisme radical dangereux. Je veux parler de l’écologisme des punks à chiens qui traînent sur le territoire du futur éventuel aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Mais Diderot refuse aussi par avance le scientisme du XIXème. Il affiche un athéisme militant, comme je l’ai dit, sans céder à la tentation de réduire l’homme à une machine.

Sommes-nous donc condamnés à inscrire nos pas dans ceux de Rousseau ? Devons-nous cultiver un égalitarisme mortifère, un amour éperdu de la solitude, et le culte d’une nature sacralisée ? Bien des maux dont nous souffrons aujourd’hui trouvent leur origine dans ce rousseauisme de pacotille.
Non sans équivoque, nombre de philosophes des Lumières se sont présentés comme des disciples ou des admirateurs du « citoyen de Genève », combinant leur rationalisme à ses convictions éthiques. Fausse alternative ! Diderot ouvrait une autre voie, accueillant avec joie toute invention porteuse d’avenir, toute pensée imaginative nouvelle. C’est la seule opposition véritable au pessimisme noir, religieux ou non, qui nous assaille.

Et cette question porte sur l’essence même de la politique telle qu’elle est pratiquée en France. À quel idéal les citoyens peuvent-ils souscrire ? Les économistes ont imposé l’idée que la politique se résumerait à un processus de gestion des phénomènes sociaux par des experts compétents.
Mais peut-on réduire l’idéal politique à l’excellence de la performance technique ou administrative ?

Cette pratique gestionnaire suscite par réaction une demande d’absolu que la politique ainsi conçue ne peut pas satisfaire. Démagogues, populistes et fondamentalistes y trouvent leur compte quant à eux en jouant sur les peurs des uns et des autres. Si l’État n’est plus porteur que d’une vision « économiste » réductrice de l’être humain, il perd l’essentiel de son pouvoir de rassemblement.

Expulsées de l’imaginaire, les passions qui tiennent en tout être humain à la vie en société ne trouvent plus à s’exprimer que dans le rassemblement de communautés.

L’enthousiasme et l’inventivité se perdent, le lien social se défait, la peur de l’autre et la haine passent.

Seule, la République peut redonner à la Raison toute sa valeur émancipatrice. Ne cédons plus à la volonté d’ignorer. Elle apparaît aussi indéracinable qu’est puissant le désir de savoir.

Jean-Pierre Chevènement
Je ne vais pas entrer dans le débat de savoir s’il y a deux Rousseau… comme j’aurais tendance à le croire.

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Le cahier imprimé du colloque « Le moment républicain en France ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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