Débat

Débat de clôture de la première table ronde lors du colloque « Le moment républicain en France ? » du 11 décembre 2017.

Jean-Pierre Chevènement
Nous allons ouvrir le débat qui sera forcément riche à la mesure des contradictions qui ont été étalées, entre Rousseau et Diderot, les deux Rousseau, la vérité et la véracité et le doute sur la science.

Dans la salle
Je soulèverai moi aussi une contradiction ou plutôt un oubli qui me semble un peu fâcheux. On n’a parlé de la République que du point de vue du savoir, de la raison, des connaissances, de la science. Pourtant la République c’est aussi, et avant tout, la mystique républicaine. Et il me semble que cette mystique républicaine n’est pas quelque chose qu’on découvre par la simple raison ou par les connaissances quelles qu’elles soient. On lit chez Péguy que ce qui a permis d’asseoir la République était la présence d’un vieux peuple français et d’une mystique chrétienne en France.

Je pense que vous aussi avez été nourris du « roman national » avant de connaître le « récit national ». Et votre attachement à tout ce que vous défendez à travers vos professions de foi ne me semble pas être seulement rationnel mais venir de quelque chose dont peut-être vous n’êtes pas tout à fait conscients et dont vous êtes profondément imprégnés.

Aujourd’hui vous proposez des mesures propres à rétablir une structure républicaine mais il manque ce fondement mystique dont on ne parle plus tellement et auquel, encore une fois, je pense qu’on ne peut pas accéder par la simple raison. Sur quoi pourrions-nous aujourd’hui fonder une mystique ?

Dans la salle
Je poserai une question très concrète sur le mode de scrutin. Aujourd’hui on exprime un vote positif. Est-ce que le fait d’exprimer simultanément, avec peut-être une pondération plus faible, également un ou deux votes négatifs, constituerait un progrès ? Le but serait de baisser le niveau d’abstention et de donner au vote protestataire un cadre précis.

Dans la salle
Ma question s’adresse à M. Klein. Vous avez dit qu’un discours dangereux se répandait selon lequel la science se fonderait simplement sur un argument d’autorité. Or dans l’Éducation nationale nous retrouvons ce discours chez les pédagogistes, inspirés par Meyrieu.

Etienne Klein
Concernant la question sur la science et la République, il y a un contresens : Pour ce qui me concerne, je ne défends pas l’idée d’une science de la République, je n’ai pas une conception scientifique de la République et je n’ai pas une conception scolaire de la démocratie. Par contre, je pense que, la mystique étant mise en place, les connaissances doivent pouvoir y circuler.

Pour répondre à Monsieur, la question a été ouverte de savoir combien il existe de Jean-Jacques Rousseau. Peut-être y en a-t-il deux, peut-être n’y en n’a-t-il qu’un… peut-être y en a-t-il trois ? Mais le Rousseau pédagogue n’est pas ma tasse de thé.

Jean-Eric Schoettl
La première question nous renvoie à la « théorie des deux cerveaux » [1]. En effet, la tradition républicaine est fondée sur la raison, notamment quand il s’agit de la recherche de la gouvernance, mais aussi sur la mémoire et ce que j’ai essayé de définir tout à l’heure comme une « transcendance immanente ». Dieu n’est pas là. Je ne sais pas s’il est mort mais, en tout cas, il n’inspire pas directement la République. Toutefois, une certaine idée du dépassement de soi survit dans l’État séculier, dans l’esprit républicain. On peut donc parler de transcendance. Et comment cette transcendance ignorerait-elle ses lointains héritages : Rome, le christianisme, la chevalerie et le Club des Jacobins ? Dans l’esprit du républicain tout cela n’est peut-être pas tellement contradictoire au terme d’une maturation historique.

À la question sur le mode de scrutin je donnerai une réponse particulièrement nette. L’intérêt général commande que les modes de scrutin assurent la gouvernance mais aussi qu’ils garantissent la représentation de chacun. On voit, en Allemagne notamment, les effets des scrutins proportionnels intégraux, mais un scrutin majoritaire tel que le nôtre ne permet peut-être pas à tous les citoyens d’être représentés. C’est une question de dosage, ce qui suppose l’idée républicaine de la raison, de la modération, de la délibération. Il n’y a pas de solution clef en main. Il n’y a pas « une » gouvernance républicaine mais une famille de gouvernances républicaines.

Jean-Pierre Chevènement
Je voudrais adresser une question à Dominique Lecourt. N’y a-t-il pas quand même deux Rousseau ?

Le Rousseau du Contrat social dessine une épure théorique de la République, appliquée d’ailleurs à une ville de taille modeste (Genève), mais ne l’envisage pas pour les grandes nations. Et la Révolution française va inventer la démocratie représentative. C’est l’Assemblée constituante, l’Assemblée législative puis la Convention nationale qui vont s’accaparer la souveraineté nationale. C’est un changement radical par rapport à la pensée de Rousseau que je crois très théorique et qui se distingue de celle du Rousseau de L’Émile ou du Vicaire savoyard. Nous avons là le « deuxième hémisphère » dont parle Jean-Éric Schoettl, après Nietzsche.

Je veux rappeler que la République a quelque chose à voir avec la connaissance, la recherche de la vérité. Pierre Mendès-France le rappelait souvent, notamment dans son livre, « La Vérité guidait leurs pas » [2], et lors de son colloque de 1956 sur la recherche. Moi-même, comme ministre de la Recherche, j’ai appuyé ce qu’on appelle l’information scientifique, la vulgarisation scientifique. J’ai essayé de faire en sorte que le goût de la science soit largement répandu, m’inscrivant dans la tradition de Diderot… et de Dominique Lecourt, Georges Canguilhem et quelques autres.

« La souveraineté du peuple se heurte à une limite qui est précisément celle de la vérité », nous dit M. Klein. C’est vrai. Mais la souveraineté est une manière de définir le bien commun qu’on ne définit jamais qu’avec quelque approximation, on n’est plus dans le même registre. Je suis donc plutôt pour la théorie des « deux cerveaux », comme je suis pour la théorie des « deux Rousseau ».

Dominique Lecourt
Il y a bien deux Rousseau mais quel est celui qui survit dans nos discussions aujourd’hui ? J’étais frappé, avant que ne vienne M. Blanquer, par la déférence manifestée par les ministres de l’Education nationale successifs à l’égard des pédagogies rousseauistes. Il me semble que, sitôt que Jean-Pierre Chevènement a quitté la rue de Grenelle, on a vu s’installer des ministres qui, explicitement ou non, de façon plus ou moins discrète, plus ou moins insistante, se sont référés à une pédagogie de type rousseauiste. Aujourd’hui cette question est à nouveau posée et non pas résolue.

Jean-Pierre Chevènement
Nous allons peut-être pouvoir la poser à M. Blanquer.

Il me semble que c’est plutôt Piaget, peut-être lointain disciple de Rousseau, qui avait pris le pouvoir quand, à travers la Loi d’orientation scolaire de 1989, on avait placé « au centre du système éducatif », non pas le savoir, non pas les valeurs de transmission, mais « l’élève » censé construire son savoir par interaction avec ses pairs, d’où l’expression « pédagogie constructiviste ».

Je m’étais fait expliquer par des pédagogues éminents de l’Institut national de recherche pédagogique (INRPP), tous polytechniciens, ce qu’était la « théorie du spiralaire ». Cette méthode, avais-je compris, consiste à aborder une même notion à différents moments de la scolarité : ce que l’enfant ne comprend pas la première année, il le comprendra l’année suivante ou la troisième, voire la quatrième année… Perplexe, je les interrogeai : Mais, avec un tel système, votre élève peut arriver en sixième en n’ayant toujours pas compris les notions de bases. Supposons que la lumière jaillisse en sixième… Ne croyez-vous pas qu’il aura pris un retard scolaire irrattrapable ? Non, me répondirent-ils, et il ne faut surtout pas le faire redoubler car une étude portant sur des cohortes nombreuses (sur quinze ans) montre de manière indiscutable que ceux qui redoublent sont ceux qui échouent au baccalauréat ! Il était déjà très tard, j’avais passé plusieurs heures à discuter avec eux, je finis par leur dire : Je ne suis pas polytechnicien mais il me semble que vous confondez la causalité et la corrélation… car les raisons pour lesquelles ils redoublaient étaient précisément celles qui allaient les faire échouer au bac !

Ces discussions sur les méthodes de la pédagogie se poursuivent depuis très longtemps. M. Blanquer a eu le mérite de rappeler qu’on pouvait faire redoubler un élève qui n’a pas acquis les bases qui lui permettent de passer dans la classe supérieure. Cela semble relever du bon sens, si je peux encore oser cette expression.

Claude Gaucherand
Je poserai une question préalable à la réflexion sur le « moment républicain » :

2005. Après des mois d’un débat vif et intelligent, le peuple français s’est exprimé sur la Constitution européenne et a dit « Non » à 55 %.
2007. La représentation politique, sénateurs et députés réunis en Congrès, soufflette le peuple souverain en ratifiant le traité de Lisbonne.
Je pense que l’idée républicaine ne s’est pas remise de cette gifle, ce qui s’est traduit dix ans plus tard par une abstention à 60 % qui me paraît extrêmement grave, d’autant plus que l’on a maintenant un Président de la République qui a été élu par 24 % des Français. Quelle solution proposez-vous pour guérir les Français de ce mal républicain ?

Dans la salle
Je souhaite faire une mise au point à propos la Loi de 1989. Lorsque Lionel Jospin a fait inscrire cette mention : « L’élève doit être au centre de l’appareil éducatif », cela voulait dire dans son esprit qu’il devait être au centre des préoccupations de tous les agents qui concourent à l’Education nationale. C’était une manière de donner au pouvoir réglementaire une arme contre les corporatismes qui, nombreux à l’Education nationale, revêtent quelquefois une puissance qui n’a rien à voir avec l’intérêt de l’élève. C’est la raison pour laquelle cette mention a été inscrite dans la loi. Malheureusement de bons esprits rousseauistes s’en sont emparés. Je le déplore.

Jean-Pierre Chevènement
Loin de moi l’idée de vouloir interpréter cette phrase mais elle a été comprise par beaucoup comme licence donnée aux pédagogues constructivistes de s’épanouir. C’est selon eux aux élèves de construire leurs savoirs. L’intention était peut-être pieuse mais le résultat a été celui-là.

Je reviens à 2005. La Constitution prévoit la possibilité qu’elle puisse être modifiée par la voie du Congrès. C’est cette voie qui a été utilisée par Nicolas Sarkozy, de concert avec François Hollande pour faire passer à une majorité des trois cinquièmes au Congrès de Versailles le texte à peine modifié du projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe. C’était évidemment un déni de la démocratie qui s’était exprimée par la voix du peuple consulté en 2005 par référendum.

La même chose s’observe à une échelle plus petite : les électeurs corses, interrogés, avaient refusé, en 2003, la collectivité unique… qui leur a été imposée par la loi portant sur la Nouvelle Organisation Territoriale de la République (NOTRe), promulguée le 7 août 2015. On voit le résultat !
On constate en effet un certain dédain du suffrage universel mais, comme Jean-Éric Schoettl l’a rappelé tout à l’heure, au cœur de la République il y a quand même le suffrage universel. Les pouvoirs délégués, les pouvoirs exercés par des autorités contentieuses, sous la pression des médias, contredisent ce qu’est l’essence même de la République et illustrent la crise actuelle de l’idée républicaine.

Jean-Marie Colombani avait théorisé cela dans un livre intitulé « Les infortunes de la République » [3] dont, à sa demande, j’avais fait la critique dans les colonnes du Monde : j’avais essayé d’y montrer que la République n’avait rien à gagner à la montée du marché, du juge et du pouvoir médiatique qui étaient censés l’accomplir.

Philippe Guittet
Je retiens l’excellente proposition de M. Klein : raconter une fois l’an aux élèves, du primaire jusqu’au lycée, l’histoire d’une découverte importante afin de leur montrer par des exemples concrets comment la démarche des scientifiques s’est construite.

La formation des enseignants est un élément essentiel. Ils doivent non seulement connaître la philosophie du droit et l’histoire de la laïcité mais aussi être formés aux méthodes scientifiques afin de pouvoir contrer les théories complotistes aujourd’hui dévastatrices.

Vous observez, M. Klein que le mot « innovation » s’est substitué à celui de « progrès ». De même, le « vivre ensemble » a remplacé le « vivre en commun » et « l’inclusion » a démodé « l’intégration ». « L’exigence » a disparu au profit de la « bienveillance ». La République du « Bien commun » a fait place à la société du « care », dont la vocation est de répondre aux souffrances de chacun, c’est aussi celle de la tolérance envers les « communautés » et les « cultures » reconnues comme telles. Ces dérives ne peuvent que nous amener à ces « accommodements raisonnables » si contraires à la vocation de notre République laïque.

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[1] Selon la « théorie des deux cerveaux » lancée dans les années 70 par trois neurologues de l’Université Harvard, Geschwind, Levitsky et Galaburda, chaque hémisphère cérébral joue un rôle particulier : on parle de « latéralisation » du cerveau. L’hémisphère gauche est considéré comme le spécialiste du langage et de la pensée rationnelle. De son côté, l’hémisphère droit est vu comme le siège de la représentation de l’espace et des émotions.
[2] La Vérité guidait leurs pas, Pierre Mendès France, éd. Gallimard, 1976.
[3] Les infortunes de la République, J.M. Colombani, éd. Grasset, nov. 2000.

Le cahier imprimé du colloque « Le moment républicain en France ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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