L’émancipation par le savoir comme processus d’intégration dans la République

Intervention de Natacha Polony, journaliste, essayiste, co-fondatrice de Polony TV, auteur entre autres de « Le pire est de plus en plus sûr : Enquête sur l’école de demain » (2011, Mille et une nuits), au colloque « L’Ecole au défi de l’intégration républicaine » du 27 novembre 2017.

Le titre donné à cette journée : « L’École face au défi de l’intégration républicaine » nous enjoint de nous poser la question de savoir ce qu’est « l’intégration républicaine », ce qui implique de s’interroger sur ce qu’est la République.

Je vais tenter de me frayer un passage au milieu de ces mots assez complexes en gardant à l’esprit deux faits qui me semblent cruciaux et qui doivent nous obséder quand nous essayons de répondre à cette question :

Le premier est révélé par les fameuses enquêtes PISA : La France a l’École la plus inégalitaire de tous les pays de l’OCDE, celle qui, plus que toutes les autres, échoue à renverser le destin social d’un enfant, à le faire progresser dans la société par les armes du savoir.

Le deuxième est la contestation, au lendemain des attentats de Charlie hebdo, par des enfants français, de la minute de silence qui devait être respectée en hommage aux victimes des attentats. Le ministère de l’Éducation nationale, après avoir dénombré peu d’incidents (une centaine), a dû admettre qu’il y en avait eu beaucoup plus. Des enfants français, nés en France, grandis en France, s’ils condamnaient, pour une grande majorité d’entre eux, les assassinats, estimaient qu’un respect du sacré doit quand même s’imposer et que ceci expliquait ces attentats.

Ces deux faits doivent guider notre réflexion parce qu’ils nous expliquent pourquoi il est absolument crucial de se demander comment l’École peut répondre au défi de l’intégration républicaine.

Ceci posé, la question de l’intégration républicaine nous ramène au fondement de notre pacte politique : la question de savoir ce que nous faisons ensemble, pourquoi nous vivons ensemble, pourquoi nous formons une société. C’est l’idée qu’une société humaine ne se réduit pas à la coexistence d’individus isolés, détachés de tout lien d’appartenance.

Cette vision d’individus isolés pousse à son stade ultime ce qu’on pourrait appeler l’anthropologie libérale. En effet, au cœur de cette anthropologie, sur laquelle repose le libéralisme philosophique, il y a l’idée que l’être humain est un individu rationnel qui agit en fonction de son intérêt et noue des liens uniquement par contractualisation, c’est-à-dire des liens qu’il maîtrise par sa rationalité. Si on pousse cette logique jusqu’au bout, ce qu’ont fait les sociétés occidentales, on aboutit à une coexistence d’individus régulée par le droit et le marché.

Une société peut-elle se contenter de cela ? En tout cas ce n’est pas le projet républicain parce que cette idée de pure régulation par le droit et le marché s’appuie sur un fantasme selon lequel chaque individu pourrait s’auto-engendrer et n’aurait ni passé, ni liens familiaux, historiques, sociologiques. Dans ce cadre l’École ne serait plus l’Institution de la Nation qu’elle est en République mais un service – public ou privé – dont le but serait de permettre à chacun de développer son « capital » intellectuel et culturel.

On retrouve aujourd’hui cette idée de « capital humain » dans tous les textes qui concernent l’éducation : chacun fait fructifier son « capital » pour s’insérer dans la société, laquelle y trouve son intérêt puisque cela permet de faire tourner la machine et de préserver la paix sociale.
Ce principe profondément utilitariste n’est pas celui du projet républicain, principe d’organisation des hommes qui tente d’articuler l’individuel et le collectif et se fonde sur le projet émancipateur des Lumières, c’est-à-dire l’idée de libérer les citoyens des déterminismes, de l’obscurantisme, afin de leur permettre de choisir leur destin indépendamment des hasards de la naissance et de tout ce qui peut peser sur eux. Mais le projet républicain définit aussi l’homme comme un animal social et un animal politique qui n’existe pas sans les liens qui le rattachent au reste de la société, des liens qui se définissent d’abord par une sociabilité – que certains ont pu analyser sous le terme de « don » et de « contre-don » -, par tout ce qui permet à des individus de ne pas se sentir isolés mais de construire une relation dénuée d’intérêt qui permet de perpétuer la société. À cette sociabilité vient se superposer la notion d’héritage parce que nous ne naissons pas de nulle part. Nous naissons non seulement dans une famille mais dans une histoire, dans une généalogie, dans une culture qui nous a portés. Certes un héritage se récuse, mais pour le récuser il faut d’abord le reconnaître, il faut d’abord savoir d’où l’on vient.

Cette complexité de l’articulation entre l’individuel et le collectif est au cœur du projet républicain et permet de perpétuer la Nation dont Ernest Renan disait qu’elle se fondait sur le « plébiscite de tous les jours » [1], qui fait que politiquement nous voulons vivre ensemble et forger un destin commun, mais aussi sur ce qu’il appelait un « legs de souvenirs » [2].

C’est là que se joue toute la question de l’intégration. On trouve au cœur des réflexions d’Hannah Arendt sur « La crise de l’éducation » [3] l’idée absolument cruciale que l’intégration ne concerne pas seulement les enfants allogènes, les enfants venus d’ailleurs, mais toutes les jeunes générations qui adviennent au monde à qui nous devons offrir le monde, que nous devons introduire dans le monde.

La transmission du monde ancien aux jeunes générations est au cœur de l’École républicaine, avec l’émancipation par le savoir : les jeunes adultes vont s’émanciper, se libérer grâce à des savoirs universels qui leur seront transmis. C’est parce qu’ils sont des hommes libres qu’ils seront des citoyens capables de décider de leur destin. C’est parce qu’on est libre et émancipé que l’on peut exercer son rôle dans le corps politique.

Toute la complexité est de savoir comment enseigner ce récit commun, comment transmettre ce « legs de souvenirs », en particulier aux enfants dont la famille ne pourra pas transmettre l’ensemble des récits, mythes, habitus qui permettent de se construire au sein d’une société. Pour cela il faut savoir quel récit va faire consensus, va rassembler la Nation.

« Récit national », ces mots font aujourd’hui débat, ils sont contestés y compris par des professeurs, ce qui devient beaucoup plus problématique au moment où nous constatons une crise de l’intégration qui s’est particulièrement illustrée à l’occasion des différents attentats. Chacun s’est alors aperçu que des enfants qui avaient passé douze ou treize ans sur les bancs de l’École française pouvaient prendre une kalachnikov et tirer sur d’autres jeunes Français. Pourtant les alertes existaient. Jean-Pierre Chevènement a cité le rapport Obin ; avant cela il y eut « Les territoires perdus de la République » [4]. Tout cela avait été mis sous le boisseau. Les auteurs étaient perçus comme vaguement racistes et mal intentionnés.

Pour autant ces forces centrifuges étaient à l’œuvre depuis longtemps, pour des raisons à la fois historiques et sociologiques, des raisons de creusement d’inégalités qu’on ne peut pas écarter d’un revers de la main.

Elles sont à l’œuvre aussi, peut-être, parce que l’École a été traversée par des courants divergents, certains estimant que la nation devait se transformer et ne plus assumer ce qu’elle était, qu’il ne fallait plus transmettre un récit commun qui heurtait ceux qui n’en étaient pas partie prenante ou qui étaient du mauvais côté de ce récit, qui en avaient souffert. C’est ainsi que s’est imposée l’idée d’« inclusion ».

Ces forces centrifuges sont portées de façon de plus en plus violente, ce que nous constatons dans les débats qui animent l’École aujourd’hui. Dans un département où vivent beaucoup d’enfants allogènes, d’enfants dont les familles viennent d’ailleurs, le syndicat Sud éducation 93 propose deux jours de formation pour réfléchir au racisme d’État – c’est-à-dire aux inégalités qui seraient voulues, inscrites dans les lois françaises – dont certains ateliers seront en « non-mixité », excluant les « Blancs », l’idée étant que les personnes « racisées », c’est-à-dire perçues par les autres comme d’une autre race (donc objets de racisme), auraient besoin pour faire part de leur expérience de ne pas être sous le regard des dominants… C’est cela qui se joue dans ces journées organisées sur le temps de formation des enseignants. Des fonctionnaires de la République organisent une formation sur le racisme d’État de l’institution scolaire sur le temps de décharge des enseignants ! C’est tout de même, quand on y pense, assez extraordinaire. Parmi les personnes appelées à intervenir dans ces journées on trouve des instituteurs dont on se doute qu’ils portent cette conception de la République quand ils font cours à leurs élèves. On trouve aussi une formatrice en ESPE (École supérieure du professorat et de l’enseignement). Même en lui faisant crédit du souci de garder une certaine neutralité dans son enseignement, on ne peut que s’inquiéter en sachant qu’elle va former les jeunes professeurs en ayant la conviction que l’École française est une institution profondément raciste. Ces journées de formation portent aussi sur un projet de « décoloniser le récit national », ce qui signifie que des professeurs d’histoire réfléchissent à l’idée que ce récit qui est censé nous rassembler est toujours imprégné d’une idéologie de domination et d’écrasement des populations qui ne sont pas « blanches ».

Cela nous raconte les tensions idéologiques qui existent au sein même de l’École française. L’an dernier, un débat a divisé les professeurs d’histoire autour de cette question incroyable : Est-il du rôle d’un professeur d’histoire de faire aimer la France ? Nombre de professeurs d’histoire se sont insurgés contre l’idée scandaleuse que leur rôle serait de faire aimer la France. Au nom de la neutralité qui s’impose aux professeurs chargés d’enseigner l’esprit critique, il était insupportable qu’on leur demandât de faire aimer la France.

Il est donc extrêmement complexe de construire une culture commune, de savoir comment forger un récit qui ne sera pas reçu par certains comme une nouvelle preuve de leur humiliation, propre à nourrir le ressentiment.

Il est certain en revanche que, nourrissant le ressentiment en permanence, nous n’avons aucune chance de construire une République où nous pourrons coexister de façon apaisée et construire un projet commun. Cela nécessite de se poser ouvertement toutes ces questions et de ne pas les laisser à de supposés experts car cela relève du débat démocratique, il en va de l’avenir de la nation.

La « Lettre aux instituteurs » de Jules Ferry du 27 novembre 1883 précise qu’avant même les savoirs fondamentaux vient la transmission de l’enseignement moral et civique [5]. On y lit aussi : « La famille et la société vous demandent de les aider à bien élever leurs enfants, à en faire des honnêtes gens », c’est-à-dire des hommes qui auront à cœur de toujours mettre en avant l’effort et le mérite, de toujours se comporter de façon respectueuse vis-à-vis des autres. C’est tout cela que doit transmettre l’École en même temps que la possibilité pour chacun de ne pas dépendre d’autrui dans son jugement grâce à des savoirs qui vont le transformer.

Si cela est rendu beaucoup plus complexe aujourd’hui, c’est peut-être aussi parce que l’ensemble de notre organisation sociale, économique et politique tend à détruire petit à petit la possibilité de transmettre des savoirs et celle d’exercer son libre-arbitre. C’est un élément qu’il ne faut pas oublier dans notre réflexion. Dans une société fondée sur le consumérisme, où les individus ne sont pas des citoyens mais des rouages d’une machine économique qu’ils doivent faire fonctionner, où la stimulation des pulsions enjoint à chacun de consommer, le travail des professeurs est rendu beaucoup plus difficile. Ils doivent aller à contre-courant et redéfinir en permanence cet espace public neutre que dessine la laïcité et dans lequel les citoyens doivent être protégés de toutes ces forces. En effet la laïcité dessine un espace public qui essaye de limiter non seulement l’emprise des différents intérêts privés – donc des religions – mais aussi celle de toutes les forces qui s’arrogent le bien commun. Et parmi ces forces il y a aussi des forces économiques.

Notre travail doit être de redéfinir un pacte social qui va permettre à l’École d’agir pour préparer les citoyens à accomplir leur rôle, c’est-à-dire à délibérer du bien commun, à penser un destin. Il y a là une tâche immense qui ne peut être accomplie que si, au sein de l’École, on commence par penser la formation des enseignants.

Un dernier souvenir me revient. Au lendemain toujours des attentats de Charlie hebdo, sur un plateau de télévision, une enseignante à qui l’on demandait ce qu’elle pensait du projet de « charte de la laïcité » qui devait régler tous les problèmes répondait qu’elle ne voyait pas très bien comment elle pourrait enseigner la laïcité à ses élèves parce qu’elle-même « ne voyait pas ce que c’était ». Le ton de défi qu’elle adoptait laissait entendre que toutes ces questions de laïcité l’agaçaient profondément.

Redessiner ce que doit être le rôle d’un fonctionnaire de la République pour forger le creuset de la Nation me semble être une urgence majeure.

—–
[1] L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie. (Dans Qu’est-ce qu’une nation ?)
[2] Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. (Dans Qu’est-ce qu’une nation ? chapitre III – 1882).
[3] La crise de l’éducation, dans La crise de la culture (Between Past and Future) Hannah Arendt, 1961-1968, en français éd.Gallimard, 1972.
[4] Les Territoires perdus de la République – antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, ouvrage collectif sous la direction de Georges Bensoussan, éd. des Mille et une nuits, 2002.
[5] « Des diverses obligations qu’il (le régime nouveau) vous impose, celle assurément qui vous tient le plus au cœur, celle qui vous apporte le plus lourd surcroît de travail et de souci, c’est la mission qui vous est confiée de donner à vos élèves l’éducation morale et l’instruction civique. » (dans la « Lettre aux instituteurs » de Jules Ferry du 27 novembre 1883).

Le cahier imprimé du colloque « L’Ecole au défi de l’intégration républicaine » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

S'inscire à notre lettre d'informations

Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.

Veuillez saisir une adresse email valide.
Veuillez vérifier le champ obligatoire.
Quelque chose a mal tourné. Veuillez vérifier vos entrées et réessayez.