Une École en manque d’attractivité

Intervention de Paul Thibaud, philosophe, ancien directeur de la revue Esprit, auteur de « La Fin de l’École républicaine » (Calmann-Lévy, 1989), au colloque « L’Ecole au défi de l’intégration républicaine » du 27 novembre 2017.

Je ne voudrais pas parler des éléments extérieurs à l’institution scolaire, ces « forces centrifuges » qui nuisent au fonctionnement de l’École, mais plutôt m’interroger sur le moteur lui-même, l’énergie centrale, afin de savoir où nous pouvons trouver les capacités, l’élan pour régler les questions qui se posent à nous.

La capacité qu’a eue l’école française d’attirer, de mobiliser, des attentes, des espérances est bien montrée par un livre classique « Lire et écrire » [1]. Les auteurs montrent que les régions allophones, telle la Bretagne bretonnante, où on ne parle pas spontanément le français chez soi et dans la rue, ont été les plus attachées à l’École républicaine, ce qui se manifestait en particulier par une propension à la poursuite des études au-delà de l’école obligatoire. À cette adhésion à l’École chez des gens en marge de la communauté linguistique il y a une explication évidente : Pour qui vit à Quimperlé, au-delà de la ligne Saint-Brieuc–Lorient, frontière de la langue bretonne, le français est le moyen de sortir d’un enfermement qu’on ne disait pas communautaire et d’accéder au monde. C’est pourquoi les parents qui ont des ambitions pour leurs enfants investissent l’École. Il en est de même dans le Midi. Il n’y a pas nécessairement concordance entre hétérogénéité d’origine et éloignement de l’École. Ce peut même être le contraire.

J’illustrerai cette constatation générale par un exemple tiré de mon folklore personnel. Mon père, né en 1901, a quitté l’école primaire à la veille de la Guerre de 14. C’était un très bon élève de l’école Sainte Anne. Le notaire, qui présidait la distribution des prix, a dit à mon grand-père : « Je le prendrais bien comme clerc dans mon étude ». C’était l’ouverture sur un autre monde pour l’enfant d’un peintre en bâtiment rural. Mon grand-père a répondu : « Il va nous mépriser ». Je n’ai à ce propos jamais entendu de récrimination à ce propos dans la bouche du peintre en bâtiment que mon père est devenu à son tour. C’était comme ça ! L’école pouvait ouvrir des chances dont le contexte social ne permettait pas de profiter. Je pense que la vie de mon père, qui a été un succès de beaucoup de points de vue y compris économique, a été orientée, stimulée par un désir d’obtenir quand même ce qui lui avait été interdit au départ.

La force de l’École était alors d’être un lieu d’espérance. D’où peut venir l’espérance que l’école doit présenter ? Là est la question. La poser c’est faire apparaître aussitôt qu’au contraire de ce qu’il en était il y a un siècle, l’école apparaît désormais souvent plus comme un lieu d’élimination que comme un véhicule d’espérance. Elle apparaît porteuse d’un langage de condamnation. C’est l’institution qui dit, qui démontre même, que « Tu ne peux pas… ». Pratiquant la sélection par l’échec, cette École est humiliante pour beaucoup de gens. C’est sans doute son plus grave problème.

Jean-Pierre Chevènement a fait allusion à un livre que Philippe Raynaud et moi avons commis il y a longtemps (1990) : « La fin de l’École républicaine». Le titre n’était pas de nous mais de François Furet, qui avait probablement mieux compris que nous ce que nos analyses impliquaient : L’École républicaine était condamnée par un excès d’utopisme dont le plan Langevin-Wallon, annonçant le « tronc commun » [2], était la quintessence. Elle se faisait forte de sélectionner rationnellement selon les véritables capacités et non pas selon l’héritage social. Sur cette utopie on a construit un système homogène qui n’a pas fonctionné parce que les familles ont perverti un système formellement égalitaire pour lui faire produire l’effet inverse de celui qui était recherché. « La fin de l’École républicaine », c’était pour nous l’École républicaine pervertie par sa propre utopie, son hybris peut-on dire.

Aujourd’hui l’École est considérée comme un lieu d’humiliation par beaucoup de gens. Nous disions déjà dans notre livre que ce fonctionnement à l’humiliation était pervers. Les classements PISA sur les inégalités sont instructifs à cet égard. L’École se veut encore, utopiquement, le lieu de la sélection juste. Mais celle-ci n’existe pas, à cause de la priorité de la famille et aussi parce que l’épanouissement des personnes peut se faire selon des rythmes et des voies très divers. Ayant méconnu ces évidences, l’école française s’est trouvée prise à contre-pied. Méritocratique, elle n’a pas réussi à se démocratiser, mais son emprise a contribué à assécher des voies de promotion plus traditionnelles. Le souligner était le cœur de la critique d’Ivan Illich, qui n’est plus à la mode mais qu’il ne faudrait pas oublier complètement. Il est en somme préférable d’avoir plusieurs systèmes de sélection qu’un seul, parce qu’ils peuvent jouer un rôle de rattrapage, de correction mutuelle. L’orientation vers l’apprentissage en Allemagne ou en Suisse est moins décevant, moins hypocrite, moins désespérant. En France, tout est joué, non pas « avant que nous ayons douze ans » comme disait Péguy dans un tout autre contexte, mais avant que nous ayons vingt ans.

Révélateur et symbolique de cette « assignation » positive précoce est le phénomène des grands corps (conseiller d’État, inspecteur des Finances…) recrutés directement à la sortie de Polytechnique et de l’ENA. On pourrait très bien faire que l’ENA forme des administrateurs civils qui, ensuite, seraient promus ou non selon ce qu’ils auraient fait. On n’y pense même pas. Et quand on regarde qui nous gouverne actuellement on se dit que la méritocratie peut s’étaler avec une sorte d’insolence parce qu’elle se croit juste, qu’elle l’est même au premier degré. On peut considérer qu’il y a un excès de pouvoir de l’École par certains côtés.

Si on ajoute à tout cela que la carte scolaire rigidifie le système, on mesure à quel point ce système fonctionne à l’envers de la donation d’espérance qui fut la force de l’École républicaine que mon père a connue (bien que ce fût l’école libre dans son cas mais c’était pareil).

La question de l’urbanisme, de l’inégalité spatiale, est fondamentale pour l’École. J’observe que des projets tendent à améliorer les conditions des premiers apprentissages dans les zones « prioritaires » ou à y favoriser la création d’emplois au sein des ghettos. Très bien si cela contribue à humaniser le ghetto ou à le rendre un peu moins sinistre ! Mais le dissoudre… personne n’y pense ! Il y a longtemps, j’ai proposé que dans le revenu déclaré on inclue la valeur locative de l’appartement dont on est propriétaire et que l’on occupe, ce qui, dans le centre des grandes villes, pourrait augmenter de beaucoup la contribution de ceux qui accèdent aux tranches supérieures d’imposition. C’est peut-être invendable électoralement et impensable dans un contexte de concurrence fiscale pour attirer les premiers de cordée. Mais que vaut une politique qui contourne un enjeu aussi important ? Je ne vois pas, en tout cas, comment on peut ne pas souhaiter une telle réforme qui serait socialement équitable et favoriserait la mixité sociale en faisant baisser le prix des appartements dans des endroits où l’on déplore qu’il soit trop élevé.

Dans le cadre en tout cas d’un système scolaire qui signifie à tant d’enfants qu’il n’y a pas d’espérance possible, tout en affichant un souci d’égalité, on ne peut pas croire que l’École aura une force intégratrice.

La question du récit national a été évoquée, ce qui m’a fait ressouvenir d’une émission où Anne Sinclair a dit à propos du baptême de Clovis : « Mais en ce temps-là, je n’y étais pas ». Qui d’entre nous peut être certain que ses ancêtres étaient « là » au VIème siècle ? Plaisanterie ! mais qui touche à la manière dont on entre ou non, dans le récit national. L’universalo-communautarisme où nous baignons, suggère de faire éclater ce récit et de ne proposer à chacun que ce qu’il est prêt d’avance à endosser. À ce renoncement, je préfère l’idée de reformuler le récit d’une manière qui facilite l’entrée à ceux qui viennent des marges, en le libérant de l’image de fixité dogmatique qui lui est généralement associée. C’est en substance ce que Paul Ricoeur a appelé « identité narrative », un récit attaché à un sujet, que l’on se fait à soi-même, mais qui évolue constamment, au cours de la vie d’un individu ou d’une collectivité. On voit sa vie très différemment à vingt ans ou à soixante-dix, il y a des remaniements du récit dans le cadre d’une certaine identité.

L’Europe pourrait être à cet égard une occasion à saisir. Il faut, dit-on, passer d’une histoire nationale à une histoire européenne. Il faudrait donc se mettre d’accord entre enseignants de l’histoire de tous les pays, sur ce qui s’est passé en 1870 ou (bien plus important) au cours de la montée vers août 1914. L’idée d’une histoire commune aux Européens promet nécessairement des débats à n’en plus finir sur les points sensibles, pour produire un récit plus fixe et orthodoxe encore, plus assommant, que celui avec lequel on veut prendre une distance. On croit plus stimulant de partir des récits nationaux considérés chacun dans son ensemble, non comme une chaîne d’événements mais comme une proposition de sens, afin de les confronter, de les comparer comme les œuvres des différents peuples [3].

Il apparaîtrait ainsi que les voies anglaise, française, allemande… vers la modernité sont différentes. On pourrait enseigner le récit français en le comparant systématiquement au récit allemand… non pas pour donner raison à celui-ci ou à celui-là mais pour engager une intercompréhension en même temps qu’une problématisation de l’idée que chaque nation a d’elle-même, de son rôle et des choix qu’ont faits les générations antérieures. À la Réforme par exemple, Anglais, Français et Allemands ont pris des voies différentes, pour le bon et/ou pour le mauvais, il ne s’agit pas de stigmatiser ou de vanter l’une ou l’autre mais de montrer qu’il y a eu plusieurs chemins possibles, le nôtre et ceux des autres. Même pour ceux qui viennent d’un autre continent, une histoire nationale ouverte à la comparaison ne serait-elle pas potentiellement beaucoup plus intégrative qu’une histoire nationale « célibataire » centrée sur elle-même ?

Il faut toutefois prendre garde à ne pas tomber dans un universalisme abstrait et stérile. « On a fait quelque chose sur l’absolutisme, me dit une de mes petites filles, on a comparé Louis XIV avec un roi du Bénin » Si on l’avait comparé avec Henri VIII, c’eût été productif, mais l’évocation nécessairement vague d’une culture qui est aux antipodes géographiquement et culturellement n’a aucune chance de produire du sens, ni même d’intéresser. Au contraire, débloquer le récit national et le rendre plus accueillant, plus riche et plus ouvert sur l’humanité, ouvre une voie à l’intelligence et à l’imagination des enfants.

Le pluralisme des histoires nationales en Europe renvoie inévitablement à ce qui est leur fond commun, la culture biblique. Quand Dieu a voulu parler à l’humanité entière, ça n’a pas marché, comme en témoignent les mythes de la tour de Babel et du paradis terrestre (où l’humanité entière était pourtant réduite à deux individus !). Il résolut donc de faire alliance avec un peuple. Mais en ajoutant « en toi seront bénies toutes les nations » ! A partir d’un peuple on va vers l’entière humanité. C’était le programme. Les juifs et les chrétiens l’ont-ils réalisé ? Je ne le garantis pas. Mais l’essentiel est que nous avons reçu un message qui comportait l’affirmation non seulement d’un passage du particulier à l’universel, mais d’une consubstantialité du particulier et de l’universel, l’idée d’une humanité à plusieurs voies. Je ne vois pas comment nos écoles pourraient ignorer ce tréfonds essentiel.

Notre école rencontre bien sûr la question de la colonisation et des méfaits associés (pas seulement des méfaits sans doute) dont je n’ai pas le temps de traiter ici. Mais je dirai un mot de « la concurrence des victimes » pour reprendre le titre d’un livre connu d’un auteur belge, Jean-Michel Chaumont [4].

On choisit toujours ses victimes. Sur le Quai de la Fosse, autrefois centre naval de Nantes, où j’ai grandi, une « crypte de l’esclavage » tout à fait à sa place, donne d’excellentes informations sur la traite négrière. C’est de là que partirent de nombreux bateaux armés pour le trafic triangulaire. Mais il se trouve qu’exactement au même endroit, Carrier noya cinq mille personnes, au témoignage de Gueniffey [5]. La bourgeoisie nantaise, dit-on, se disputait pour assister au spectacle en 1794. Pas la moindre plaque pour rappeler ce crime. Je ne souhaite pas qu’on brandisse les colonnes infernales dans une polémique actuelle mais comment choisit-on les victimes ? Un député, au cours d’un grand numéro, très applaudi, à propos de l’esclavage en Libye [6], a dit qu’il était lui-même descendant d’esclave. Il a raison mais il faut lui dire qu’il n’y a pas qu’une sorte de victimes et, comme je l’ai entendu dire à Annie Kriegel dans un débat, qu’« Il n’y a pas de peuple innocent ».

Le pénitentialisme suscite nécessairement une concurrence entre victimes. Cette concurrence ne peut être désamorcée qu’en quittant la prétention de juger et en entrant dans la compréhension. Les rituels discours devant le Vel d’hiv sont à cet égard critiquables, non seulement à cause de leur simplisme convenu (la France en bloc coupable…), mais aussi parce que les responsables politiques n’ont pas à s’ériger en juges de leur pays, leur devoir est de poursuivre une histoire qu’ils doivent comprendre avec toute l’exigence, l’exactitude et la largeur de vue dont ils sont capables.

Je terminerai par quelques mots sur la laïcité qui n’est pas une séparation étanche entre le religieux et le politique (la morale des instituteurs et celle des curés, c’était la même !) mais plutôt un règlement de copropriété. La séparation de 1905 en effet, après la résiliation du concordat avec le Vatican, a été organisée sur le fond d’une coexistence aussi profonde que naturelle entre le religieux chrétien (en particulier catholique) et le politique. C’est l’implicite dans notre héritage laïque, il nous oblige à tisser, autant que possible, un rapport analogue avec les religions venues d’ailleurs, en particulier l’islam. La laïcité est quelque chose qu’il faut faire vivre par le débat avec toutes les instances spirituelles. Rien de plus stérilisant que de prétendre exclure les représentants des religions du débat civique sur les questions de société, exclusion décrétée moins par des laïques que par ces modernes individualistes dogmatiques, dont a parlé Natacha Polony, pour lesquels seuls comptent les droits de l’individu.

Une intégration délibérative pourrait être une dimension de la laïcité où il faudrait introduire les responsables musulmans tout en refusant dans l’islam une volonté de faire société à part, infiniment plus répandue que le terrorisme. La laïcité c’est faire société ensemble et discuter du fond, ouvrir la discussion pour que la société soit unie : tout le monde est admis à la discussion et tout le monde doit vivre ensemble. Vouloir faire une société homogène en refusant un débat impliquant les appartenances religieuses est complètement contradictoire.

Nous devrons en somme « débloquer » notre idée de la France, de la laïcité, de la justice sociale, de l’École, l’enrichir, pour qu’un horizon d’espérance puisse être offert aux arrivants, en particulier aux enfants de l’immigration qui sont issus de cultures très différentes de la nôtre

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[1] « Lire et écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry », de François Furet et Jacques Ozouf, éd. De Minuit, octobre 1977.
[2] Élaboré en 1946 et en 1947 par une commission ministérielle présidée par Paul Langevin, puis par Henri Wallon, le plan Langevin-Wallon est assez caractéristique de l’« humanisme de gauche » qui dominait au lendemain de la Libération. Ayant pour dessein l’égalité des chances des individus devant l’École (principe de justice), chacun devant accéder à la branche scolaire à laquelle ses aptitudes le prédisposent, il propose l’orientation des individus en fonction de leurs aptitudes et un vaste tronc commun pour tous les enfants, qui deviendront ainsi, quel que soit leur destin ultérieur, des citoyens et des travailleurs conscients et responsables.
[3] À ce propos on devrait s’inspirer, dans la ligne du comparatisme tocquevillien, du travail de Louis Dumont dans L’idéologie allemande, Gallimard 1991.
[4] La concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, Jean-Michel Chaumont, éd. La Découverte 2010
[5] La politique de la Terreur : essai sur la violence révolutionnaire, 1789-1794, Patrice Gueniffey, éd. Fayard, 2000.
[6] L’esclavage en Libye a valu au gouvernement cinq interpellations de députés de tous bords le 21 novembre 2017. L’intervention de Max Mathiasin, élu de Guadeloupe, évoquant son propre passé familial, a été saluée par une standing ovation : « Sur la planète, il y a des passés qui ne finissent pas de passer (…) Ma grand-mère m’a raconté : son grand-père est né en Afrique en homme libre, il a été capturé et vendu, il est arrivé en Guadeloupe en esclave », a-t-il témoigné lors des questions au gouvernement. Et « aujourd’hui en Libye des migrants africains en route vers l’Europe sont vendus aux enchères comme esclaves par des trafiquants« , a-t-il ajouté.

Le cahier imprimé du colloque « L’Ecole au défi de l’intégration républicaine » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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