Il y a un mystère Max Gallo

Intervention de Régis Debray, Philosophe, fondateur et directeur de la revue Médium, auteur de « Civilisation. Comment nous sommes devenus américains » (Gallimard, mai 2017), au colloque « Max Gallo, la fierté d’être français » du 21 novembre 2017.

Il y a un mystère Max Gallo, disions-nous hier avec Didier Leschi. Max le géant avait beau être niçois, c’était un homme pudique, et le très grand orateur, aux idées claires et bien articulées, avait trop de réserve et de discrétion pour se livrer à des confidences à la première personne. Je le regrette, j’aurais aimé lui demander les clés de ce mystère. Il y a eu, bien sûr, un entrebâillement sur ses blessures intimes – L’oubli est la ruse du diable [1] – mais une plus ample conversation personnelle aurait pu m’éclairer, par exemple, sur une trajectoire parfois déconcertante.

Je n’oublie pas, ce disant, qu’un fils de prolo italien à l’enfance humiliée a le droit de changer de raison sociale et d’environnement et même de devenir membre de l’Académie, immortelle condition qui est plus problématique pour un fils de bourgeois ordinaire. J’ai connu Max au tout début des années 1970, à la gauche de la rive gauche, et nous avons confectionné ensemble un livre intitulé Demain l’Espagne [2], un entretien avec Santiago Carrillo, le dirigeant communiste espagnol, à une époque où l’eurocommunisme semblait pouvoir réconcilier ces deux valeurs rigoureusement contradictoires que sont l’égalité des conditions et la liberté de l’esprit qui sont rigoureusement antithétiques, quoi qu’en disent les bons esprits (dont nous sommes). Plus importante que l’idéologie, était sans doute pour nous la latinité en facteur commun, la Méditerranée comme civilisation, vue, pour lui, via la botte italienne, pour moi via le côté hispanique. Son roman de formation, ancrée dans la glaise et la mer, La Baie des anges [3], m’avait profondément ému. Et c’est ainsi que de bons camarades nous sommes devenus amis.

Le romancier en lui, l’ami des légendes ne pouvait qu’investir son imaginaire, ou ses désirs d’imaginaire, dans le champ de l’immédiateté, dans « la parasitaire, la dévorante politique », comme disait Péguy. Il ne pouvait pas se contenter de rédiger en bon journaliste des bulletins météo sur le temps qu’il fait, il devait intervenir et agir sur le temps qui passe. Et de spectateur devenir acteur. Non plus observer et juger, mais se mouiller et participer. Ses camarades sont là pour en témoigner. L’investissement du sentiment dans l’actualité est indispensable si l’on veut y prendre tout sa part. Le biographe qu’il était aimait les entraîneurs du peuple, les grandes figures capables de catalyser, cristalliser un élan collectif. Et il avait bien raison, car sans ces décideurs-là, situés au bon moment, rien de décisif n’a jamais pu advenir. Jean-Pierre Chevènement fut le plus brillant d’entre eux et ils ont fait tandem et bonne route ensemble. Sans doute (c’est mon sentiment, chacun le sien) s’est-il plus tard trompé de grand homme, mais cela nous arrive à tous. Au jeu des coups de dé sur l’avenir, on ne gagne pas à tous les coups. Ce serait trop facile si on avait toujours un Charlemagne, un Henry IV ou un François Ier sous la main.

On voit bien à quel triste air du temps s’opposa, non sans raison, l’expression à couleur de slogan, Fier d’être Français [4], mais c’est une tournure qu’on a peine à faire sienne, quand on a lu Jean Paul Sartre, et qu’on sait bien qu’un homme n’est pas ce qu’il est et est ce qu’il n’est pas, à moins d’être une potiche ou un salaud (au sens sartrien, c’est-à-dire une statue d’autorité). Ensuite, mieux vaut, me semble-t-il, quitte à être fier, l’être de ce qu’on fait, au cours de sa vie, et non de ce qu’on est à la naissance, qui ne dépend pas de nous. L’existence, pour un républicain, cela vaut mieux que l’essence. Mais l’expression, bien sûr, n’est pas à prendre au pied de la lettre. Et Max Gallo, l’Italien d’origine, et c’est en quoi nous lui sommes reconnaissants, ne s’est pas contenté d’être français, mais, ce qui est beaucoup mieux de faire France, avec ses livres, ses émissions et son action.

Et là réside, je termine, ce qu’il nous lègue de plus précieux. Pour beaucoup d’historiens, aujourd’hui, la France n’est plus une personne, c’est devenu un problème. Elle n’est plus dotée d’une ligne de vie propre, mais on peut lui substituer indéfiniment des angles de vue. Ce n’est plus un CV à reconstituer dont il faut rabouter les morceaux ou retrouver le fil, mais une étrangeté à interroger. Max Gallo restera comme le témoin d’une époque où la France n’était pas quelque chose à déconstruire mais à reconstruire. Où ce n’était pas une entreprise à manager avec des experts, mais une personne à réanimer avec des citoyens. Non une technostructure mais une fraternité. C’est ce qui s’appelle aujourd’hui « le monde ancien ». L’air du temps a changé. Mais le cours des choses est assez facétieux pour que ce qu’on croit un jour périmé, ringard, revienne le lendemain flambant neuf, sur le devant de la scène et même au fond des cœurs. Il ne m’étonnerait pas trop que vienne un jour où les vieux livres de Max seront rouverts par des jeunes gens comme autant de nouveautés à découvrir.

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[1] L’oubli est la ruse du diable, Max Gallo, éd. XO EDITIONS, octobre 2012.
[2] Demain l’Espagne, Régis Debray, Max Gallo, Santiago Carillo, éd. du Seuil, 1974.
[3] La Baie des Anges, Max Gallo, éd. Robert Laffont, 1976 (I. Ils venaient de la montagne, II. Les Bâtisseurs, III. Le Palais des fêtes, IV. La Promenade des Anglais).
[4] Titre du livre Fiers d’être français (éd. Le Livre de poche, 2006) écrit par Max Gallo peu après les émeutes de 2005.

Le cahier imprimé du colloque « Max Gallo, la fierté d’être français » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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