L’islam politique en Turquie: histoire et situation actuelle

Intervention de Thierry Zarcone, directeur de recherches au Centre National de la Recherche Scientifique à Paris (Groupe Sociétés Religions Laïcité), coéditeur du Journal d’Histoire du Soufisme, auteur de « La Turquie de l’empire ottoman à la République d’Atatürk » (Gallimard; 2005) et « Le Soufisme » (Gallimard; 2013), au colloque « Où va la Turquie? » du 29 mai 2017.

Merci, M. Chevènement.
Mesdames,
Messieurs,
Je vous proposerai un historique bref et concis de l’islam politique turc, qui a aujourd’hui plus de soixante ans, pour faciliter la compréhension de sa feuille de route actuelle.

En premier lieu, il faut nuancer « l’islamisation » du pays qui est menée depuis les années 1970 par l’islam politique, dans la mesure où la démarche est celle d’une quête de « libertés négatives » (droit de pratiquer une religion) au moins jusqu’en 2013, date à laquelle une réelle islamisation se mettra en place.

L’islamisation agit de deux manières :
Par le haut, lorsque les partis religieux, n’ayant pas obtenu de majorité, se trouvent au pouvoir dans des gouvernements de coalition avec le parti d’Erdoğan (majoritaire).
Par le bas, par des organisations religieuses, plus ou moins liées aux partis, qui procèdent de manière plus radicale, essayant de faire passer l’islam dans les institutions : c’est l’action clandestine des confréries soufies (plusieurs branches nakşibendi) et des communautés religieuses (nurcu, fethullahcı, süleymancı etc.).

L’opposition au kémalisme apparaît dès le passage au pluripartisme, dès qu’il est possible à des opposants au kémalisme de se constituer sous la forme de partis politiques et d’exiger un certain nombre de retours à de vieilles libertés religieuses ou de remettre en place de vieilles institutions ottomanes.

La République est fondée en 1923.
C’est entre 1925 et 1935 que Mustapha Kemal, qui deviendra Atatürk, prend un train de mesures radicales pour réformer l’islam et non l’éradiquer car Mustapha Kemal est un réformiste musulman. Selon lui, l’islam doit être mis à sa place, dans les consciences, et écarté de l’espace public. Il s’en prend aux trois grandes mouvances de l’islam : l’islam des oulémas, des hommes de religion, celui des confréries soufies, organisations religieuses qui, très puissantes à l’époque ottomane, jouent aujourd’hui encore un rôle important, et il s’oppose à l’islam des superstitions qui peut sembler inoffensif mais qui, dans l’esprit du réformisme musulman, signifie l’ignorance, l’archaïsme, des formes d’islam qu’il faut faire disparaître (divination, thérapies magiques etc.). C’est l’unification de l’enseignement et la fabrique d’un islam éclairé (au moyen des nouvelles écoles d’imams et des facultés de théologie). La laïcité turque sera inscrite en 1936 dans l’article 1 de la Constitution, avec plusieurs autres grands principes de l’État, cet Article 1 étant déclaré inamovible par l’article 3 de la même constitution.

Des oppositions très violentes à ces mesures seront vivement réprimées. Des groupes religieux, dans la clandestinité, s’opposent constamment aux mesures comme le rejet du port du fez (remplacé par le chapeau occidental), le passage de l’appel à la prière en turc (autrefois en arabe), la suppression des caractères arabes etc.

Cette opposition, jusque dans les années 1940- 1945, s’organise, structurée par deux grandes organisations religieuses :

La confrérie soufie nakşibendiye, qui, très loin du soufisme des derviches tourneurs, pratique un islam austère, très proche de l’orthodoxie religieuse, à la limite d’une certaine forme de radicalisme, est très présente et trouvera une place dans l’espace public, cachée derrière le système associatif des vakıf (biens de mainmorte), dans les années 50, avec l’assouplissement des mesures contre l’islam. C’est une de ces confréries nakşibendiye qui sera à l’origine de la fabrique du premier parti politique islamique dont l’actuel AKP est issu.
La deuxième organisation est un groupe de musulmans réformistes, qu’on appellera par la suite Nurcu, d’où sera issue la mouvance des fethullahcı, cette communauté qui est aujourd’hui en conflit ouvert avec le pouvoir AKP.
Un système de parti unique s’installera de 1925 à 1946, avant le passage au pluripartisme.

Avant d’aller plus loin, je crois nécessaire de montrer ce que sont ces formes d’identités parce que l’une des caractéristiques de la Turquie est le pluralisme religieux.
Le sunnisme est divisé entre des tendances qui parfois se combattent. Les relations sont très conflictuelles entre les confréries soufies et les nurcu-fethullahcı mais des alliances de circonstances se nouent à travers les partis : l’AKP et les fethullahcı collaborent pour diriger le pays de 2002 à 2013, avant la crise qui les divise et les oppose aujourd’hui. Mais, surtout, d’autres formes d’islam turc dont l’alévisme, une religion syncrétique, n’ont absolument rien de commun avec l’orthodoxie religieuse. Or l’alévisme, qui représente un cinquième à un quart de la population turque, joue un rôle important.

J’évoquerai donc les principaux acteurs de l’islam politique :

La confrérie nakşibendiye, attirée par l’action politique autant que par la pratique mystique, a une idéologie qui se rapproche de celle des Frères Musulmans. Elle défend un sunnisme très traditionnel, dans la continuation du sunnisme ottoman.

C’est une structure qui fonctionne dans la clandestinité. Son pouvoir repose sur une hiérarchie et des chefs religieux, des shaykhs au pouvoir charismatique, qui remplissent les fonctions de l’imam. Cette mystique du chef marquera l’islam politique et, peut-être, jusqu’à aujourd’hui, le comportement de R.T Erdoğan. Ces confréries reposent aussi sur une discipline et proposent un modèle de société civile musulmane.

Disposant de puissantes structures sociales et éducatives (revues, écoles, dispensaires, cours de Coran), ces confréries sont très présentes dans de nombreux partis politiques religieux, lorsqu’elles ne soutiennent pas le parti islamique, et ont un moment fait route avec un islam nationaliste. En effet, le nationalisme, au départ opposé à l’islam, va l’intégrer par la suite comme un élément de l’identité turque : c’est ce qu’on appellera la synthèse turco-islamique. C’est une des raisons de l’actuelle association – que l’on pourrait croire contre-nature – du parti nationaliste (parti de l’Action nationale) avec le parti d’Erdoğan. On pourrait dire que le musulman de l’AKP va à la mosquée, le musulman du parti nationaliste n’y va pas, mais les uns et les autres se reconnaissent un élément identitaire commun.

Ce qu’on appelle le courant Nurcu, qui combat aussi le kémalisme dans la clandestinité, est un mouvement religieux réformiste fondé par Said Nursi en fin d’époque ottomane pour répondre au déclin de l’Empire et de l’islam. Il se caractérise précisément par le besoin de comprendre pourquoi l’islam est déclinant à la fin de l’Empire.

Il répond à ce déclin en préconisant de réformer l’islam, notamment par le retour au Coran, en passant d’une foi par imitation à une foi expliquée (où sont exposées les raisons de croire). L’islam doit absolument s’intéresser à la modernité occidentale dont le courant Nurcu dénonce néanmoins les aspects négatifs : le scepticisme, le doute, l’athéisme, le matérialisme. Surtout, les réformistes Nurcu pensent qu’il faut rejeter le système des confréries soufies, avec leurs shaykhs décadents et leur système un peu archaïque. Ce courant va donc se heurter aux confréries soufies turques, en particulier à la plus importante, la confrérie nakşibendiye, sur ce point particulier.

L’opposition aux confréries ne signifie pas l’opposition au soufisme, corps de doctrine mystique qui, apparu au VIIIème ou IXéme siècle de l’histoire de l’islam, se structure au XIIIème siècle sur le mode d’une organisation et va donner naissance à ce qu’on appellera ensuite des confréries (tarikat), dirigées par des shaykhs. Donc, les Nurcu, comme d’ailleurs les Fethullahcı, rejettent le confrérisme mais pas le soufisme. Un conflit opposant ces deux groupes sunnites importants, qui ont beaucoup nui à l’AKP depuis 2013, peut se comprendre comme une opposition entre soufisme et confrérisme, même s’il y a aussi des raisons politiques, des rivalités de pouvoir plus précisément, et des guerres de chefs, de guides charismatiques.

L’un des objectifs des Nurcu est de réformer l’éducation pour combattre l’ignorance et transmettre l’éthique religieuse. Or l’éducation intéresse aussi les confréries et les groupes politiques. Il y a également des remises en question assez importantes du rituel et des usages religieux musulmans chez ces réformistes qui pensent qu’il ne faut pas perdre de temps avec les aspects extérieurs de la religion, avec le droit islamique, avec le vêtement (le voile n’est pas vraiment important) mais qu’il faut surtout se tourner vers son intériorité. C’est la marque de ce groupe Nurcu, avec le choix de construire des écoles plutôt que des mosquées. C’est un autre point d’opposition avec un islam plus traditionnel.

Les Nurcu refusent l’action politique directe, préférant inspirer la société, de manière plus douce, par leur conduite. Ils disposent néanmoins de puissantes associations qui leur permettent d’infiltrer des appareils de l’État (le ministère des Affaires religieuses en particulier).

Le groupe Fethullahcı, créé par Fethullah Gülen, est à l’origine une variante de la pensée des Nurcu dont Fethullah Gülen se sépare en 1974 parce qu’il veut une action politique plus franche, il veut agir dans la cité, plus que les autres courants. Il soutient le parti islamique Milli Selâmet Partisi (parti du Salut national), dans les années 70, puis se fâche avec Erbakan (ses relations seront toujours conflictuelles avec l’islam politique car leurs visions de l’application du sunnisme dans un État moderne divergent).

Et surtout, pour combattre l’ignorance, il insiste sur l’éducation, d’où l’implantation de très nombreuses écoles en Turquie et dans le reste du monde musulman (et non musulman comme en France, aux USA etc.) pour capter les diasporas musulmanes et non musulmanes. Avec les universités, les chaînes de télé, les journaux etc., il disposerait de la plus puissante association musulmane de la planète. Il voit la réussite dans les études comme la condition de l’accès à des postes clés et de la constitution d’une nouvelle élite pour défendre son message religieux.
Ceci a pu être interprété comme une infiltration des appareils de l’État et des ministères.
Le courant Fethullahcı, qui veut l’établissement de relations harmonieuses avec l’État et avec l’armée, fondées sur la citoyenneté et un « nationalisme turco-ottoman », et soutient le contrôle de l’islam par l’État avec le ministère des Affaires religieuses, a été présenté par le pouvoir turc, dans les années 1990, comme une alternative à l’islam politique du parti de Refah (parti de la Prospérité), comme un « islam modéré » (mais cela prend fin en 1999 avec le départ pour les Etats-Unis de Gülen, menacé d’emprisonnement par les militaires pour des propos jugés anti-laïques).

Concernant l’aventure de l’islam politique, on peut parler d’une périodisation en trois grands moments :

Entre 1947, le passage au pluralisme, et 1970, la création du premier grand parti islamique, on peut parler des balbutiements de l’islam politique, avec la création de quelques petits partis islamiques vite interdits parce que frappés par la loi sur la laïcité.

Une deuxième période (1970-1980) commence avec la création, en 1970, du premier grand parti religieux par Erbakan (qui se trouvera au pouvoir en gouvernement de coalition en 1976 et en 1978), leader historique de l’islam politique et membre d’une branche de la confrérie nakşibendiye, ce qui marquera ce parti (mystique du chef, organisation, système de l’allégeance, sur le modèle de l’allégeance d’un disciple à son maître soufi). C’est ce parti, constamment interdit et reconstitué, qui, après sa scission, va donner naissance à l’AKP. En 1980, un coup d’État important redistribue les pouvoirs en Turquie et donne, en 1984, une nouvelle Constitution, celle qu’on voudrait aujourd’hui totalement changer.

Une troisième période, de 1994 à1997, voit l’ascension de l’islam politique et sa victoire. En 1994 le parti de la Prospérité (Refah Partisi) gagne les élections municipales dans la plupart des grandes villes. C’est à ce moment qu’Erdoğan devient maire d’Istanbul. Puis ce parti remporte les élections législatives en 1996 et rentre dans un gouvernement de coalition en 1996-97, jusqu’au « coup d’État virtuel » de 1997 par lequel les militaires obtiennent par des pressions que le parti Refah quitte le pouvoir. Un ensemble de mesures sont alors prises contre toutes les « avancées » religieuses que le parti islamique avait pu obtenir. C’est vécu comme un échec cuisant, un moment dramatique, par les politiques liés à l’islam et aux partis religieux et, aujourd’hui encore, on parle de revenir à la période d’avant 1997.

La période qui débute en 2000 est celle de la division de l’islam politique. Les politiques religieux ne comprennent pas pourquoi ils échouent constamment. Une branche réformatrice, favorable à un discours moins radical, à un rapprochement avec l’Europe, sera à l’origine de la fondation de l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi – parti de la Justice et du Développement) (2001) qui gagne les élections législatives et parvient au pouvoir en 2002.

Je reviens sur les principaux événements :

– le Milli Nizam Partisi (parti de l’Ordre national), ancêtre de l’AKP, fondé en 1970 par Erbakan (décédé en 2011) a été quatre fois interdit et reconstitué sous des noms différents, avant de se diviser en 2000.
L’islam politique connaît trois expériences du pouvoir dans des gouvernements de coalition dans les années 70 et, plus tard, en 1996-97.
Le coup d’État de 1980 amène au pouvoir un personnage singulier, Turgut Özal, ancien membre du parti islamique qui fonde son propre parti (Anavatan Partisi, parti de la Mère-Patrie, membre de la confrérie nakşibendiye), un parti du consensus qui joue à la fois la carte de la religion et celle de la social-démocratie. Considéré jusqu’à présent comme un modèle par Erdoğan, il réussit à associer l’islam politique et les socio-démocrates. D’ailleurs, ceux qui voulaient mettre en avant le caractère un peu particulier de Özal se plaisaient à le montrer accompagné de son épouse, qui n’était pas voilée et avait souvent un verre de whisky à la main, une image qui contrastait avec celle du couple Erdoğan.

Après le coup d’État de 1980 apparaît la synthèse turco-islamique : le nationalisme (et l’héritage chamanique et animiste des anciens Turcs) se réconcilie avec l’islam. Mais surtout, chose étrange venant de la part de défenseurs du kémalisme, les militaires imposent un enseignement religieux obligatoire dans les écoles, la religion et la morale musulmane – à dose homéopathique – étant selon eux censées contrer le développement du communisme et du marxisme. Certains religieux (les Fethullahcı) en tirent l’idée qu’il n’y avait pas une opposition totale à l’islam chez Atatürk et que même les militaires, leurs ennemis de toujours, pouvaient tolérer une certaine présence religieuse dans la société.

Trois combats emblématiques marquent l’histoire de l’islam politique.

Le premier grand combat est l’opposition de l’islam politique à l’Article 163 du code pénal, imposé en 1950, qui punit l’instrumentalisation de l’islam par un parti ou une organisation religieuse. Cette disposition avait été prise en raison de la multiplication des partis religieux à la suite du pluripartisme. Il faut attendre 1991 pour que cet article soit abrogé par T. Özal car l’islam politique n’avait jamais réussi à le supprimer. On peut considérer que ce combat emblématique est aujourd’hui terminé.

Autre grand combat : l’autorisation du voile dans l’administration et à l’université devient un problème politique en 1964 (le voile, apparenté au turban des hommes, est prohibé en application d’une loi d’Atatürk qui interdit le turban). T. Özal autorise le voile mais la question ne ne sera pas définitivement réglée. Formellement interdit en 1997, le voile ne sera autorisé de manière définitive que par l’AKP en 2013.

L’autre grand combat emblématique est celui de l’école. C’est la tentative réussie de transformation de l’école professionnelle d’imam (imam-hatip okulu) en une école confessionnelle donnant accès à l’université. Les enfants peuvent y étudier comme dans un lycée mais sont, en même temps, formés dans un milieu religieux. Cette école a été constamment la cible d’attaques par les kémalistes qui ont vite compris qu’elle allait former les futures élites islamiques du pays. Le processus commence à se mettre en place dans les années 1970 avec Erbakan ; il est favorisé par T. Özal, puis bloqué en 1997. Il faut attendre 2012 pour que cette école soit libéralisée par l’AKP.

Les années AKP, de 2004 à nos jours.

L’AKP se définit, au début des années 2000, comme rénovateur, contemporain, s’appuyant sur une « philosophie politique conservatrice-démocrate ». Erdoğan le décrit « aussi loin d’une laïcité coercitive que de la religion ».

Fasciné par le modèle Özal : « nous sommes des démocrates conservateurs qui donnons une grande importance à la famille, à la tradition et à la morale », Erdoğan veut incarner le pluralisme religieux (ouvert aux alévis, religion syncrétique musulmane habituellement définie comme hérétique), le pluralisme ethnique (ouverture aux Kurdes) et l’ouverture à l’autre avec « l’Alliance des civilisations » qui veut s’inscrire contre le « clash des civilisations » de Samuel Huntington

L’AKP a remporté huit élections jusqu’à aujourd’hui dont les législatives de 2007, 2011 et 2015 (gagnées de justesse), une élection présidentielle en 2014 et le référendum d’avril 2017. Il est rejoint par les Fethullahcı qui mettent leurs réseaux à la disposition de l’AKP (les anciens ennemis de l’islam politique se réconcilient avec l’islam réformé…). Le ministère des Affaires religieuses obtient l’un des plus importants budgets. Enfin, l’AKP bénéficie du soutien de nombreuses organisations religieuses qui œuvrent dans l’ombre.

La période AKP (2002-2017) comporte deux grands moments.

La période qui va de 2002 à 2009 voit des années d’incertitude marquées par deux grandes crises :
En 2007, la candidature à la présidence de la République d’Abdullah Gül, personnage-clé du parti, est refusée par l’armée, ce qui entraîne une crise grave qui risque de faire vaciller le pouvoir. Il sera finalement élu.

En 2008, la tentative par le parlement AKP de lever l’interdiction du voile à l’Université provoque des manifestations monstres et l’AKP échappe de justesse à une interdiction et à une condamnation de ses ministres (dont Erdoğan). Par la suite, le voile sera autorisé.

En 2008-2010, à la fin de cette période d’inquiétude pour l’AKP, qui redoute un coup d’État, un certain nombre de procès (procès Ergenekon et Balyoz), orchestrés par les juges fethullahcı, révèlent des complots militaires en lien avec des journalistes. Ces procès (dont quelques-uns s’avèrent truqués) conduisent à l’arrestation de hauts gradés de l’État-major, ce qui brise le pouvoir de l’armée et brisera ensuite le pouvoir des juges, seconde forteresse du kémalisme.

Après 2009, on peut dire que l’AKP n’aura plus aucune crainte, que ce soit vis-à-vis de l’armée ou des juges.

Pendant la deuxième phase, de 2009 à 2013, l’AKP a les pleins pouvoirs.

L’AKP prend deux types de mesures inédites : Les premières sont en faveur des libertés de pratique religieuse, les autres visent le développement d’une éthique fondée sur la religion. On retrouve là le vieil intérêt de l’islam politique pour l’ordre moral.

Parmi les mesures en faveur des libertés religieuses, l’autorisation du voile (en 2010 à l’université, en 2013 dans l’administration, en 2014 dans les collèges, en 2016 dans l’armée). À partir de 2011, il n’y a plus de limitation d’âge pour les cours de Coran. On essaye d’enseigner le Coran à des enfants de plus en plus jeunes. En 2012, les écoles d’imam sont reconstituées (revenant à la période d’avant 1997) et c’est en 2016 qu’Erdoğan propose de créer une « génération de dévots » (dindar nesil) . Dans le même temps, Fethullah Gülen veut, lui aussi, former une « génération dorée » (altın nesil), un « homme nouveau » (yeni bir insan).

Concernant l’éthique, en 2012, le délai légal pour l’avortement est réduit ; en 2013, un contrôle de la mixité est mis en place dans les cités universitaires ; la même année, la vente d’alcool est limitée ; en 2015 est proclamée la vocation de la femme à la maternité. Une femme qui ne se voue pas à la maternité ne serait qu’une demi-femme (yarı kadın), affirmation qui a suscité de nombreuses réactions et inspiré des caricatures dans les journaux.

Je ne parle pas de toutes les formes d’islamisation « par le bas », menées par les organisations religieuses, les confréries. Par ailleurs, le pouvoir laisse toute liberté d’agir aux confréries soufies et aux communautés religieuses qui s’emploient à ottomaniser la culture, le goût, l’art etc.

Depuis 2013 on assiste à la division du sunnisme et à une nouvelle phase de l’islamisation.
S’il existe depuis toujours et principalement après 2002 une islamisation rampante, par le bas, menée par plusieurs organisations religieuses, c’est seulement après 2013 qu’une islamisation plus visible, par le haut, se manifeste : il ne s’agit plus d’obtenir des libertés religieuses ou d’imposer des règles de morale purement religieuse, mais bien de favoriser une religion.

Deux grands moments marquent cette période :
Après les protestations de Gezi (parc gezi) en mai 2013 et la dérive autoritaire d’Erdoğan, on assiste, fin 2013, à une division de l’islam turc qui oppose AKP aux fethullahcı, le nouvel ennemi.

Et surtout, le coup d’État avorté de juillet 2015 est imputé en partie aux fethullahcı, ce qui a entraîné les purges que vous savez : à ce jour 155 000 personnes interrogées (80 000 ont été suspendues), 50 000 détenues, 7 000 recherchées. 4 200 institutions ont été fermées (hôpitaux, écoles, cités universitaires, fondations, associations, universités, agences d’informations, chaînes de télévisions, stations de radio, journaux, maisons d’édition etc.).

Erdoğan est accusé, comme l’avait été Erbakan, de plaquer la structure confrérique sur le parti. L’AKP est accusée, en 2008, d’être un « projet nakşibendi ». Si l’AKP continue à bénéficier du soutien populaire, on assiste à un essoufflement du parti : les élections de 2015 sont gagnées de justesse, comme le référendum de 2017.

Deux chantiers de réflexion s’ouvrent aujourd’hui :

Le premier concerne la laïcité. Jusqu’à présent on n’avait jamais vraiment contesté la laïcité. Tout au plus l’islam politique critiquait-il la laïcité autoritaire du kémalisme, se réclamant d’une laïcité « à la française », une neutralité de l’État. C’est le discours d’Erdoğan au début des années 2000. Mais très vite, des théologiens et des politiques de son entourage parlent d’une sortie de la laïcité. Erdoğan reste prudent par rapport à son électorat et refuse de se prononcer mais il soutient certainement ce projet.

La première raison invoquée est la vieille idée, cultivée par des intellectuels musulmans et des religieux, de l’incompatibilité de l’islam et de la laïcité (en fait de la séparation entre islam et politique). Selon eux, la laïcité n’est qu’un aspect de l’histoire de l’Europe chrétienne et n’a pas sa place en islam. En effet, les versets du Coran relatifs à la gestion politique de la communauté des croyants ont été révélés en même temps que ceux qui exposent les principes de la foi et l’eschatologie. Or, dans le monde chrétien, l’intérêt pour la Jérusalem céleste précède de quelques siècles celui pour la Jérusalem terrestre. À l’origine, le projet politique et le projet mystique ne sont donc pas articulés ensemble. Pour cette raison, selon nos théologiens, État et politique peuvent être séparés dans cette religion alors que cela est impossible en Islam.

D’après le théologien Hayrettin Karaman, longtemps conseiller de l’AKP, la religion ne doit pas être cultivée uniquement dans la conscience (vicdan) des individus mais doit être autorisée à se déployer dans le champ social, à influencer les hommes et à être visible. Il accuse la laïcité de « vouloir enfermer l’islam dans la mosquée ». Il propose un projet d’État religieux sur le modèle du système du « partenariat privilégié » qui lie les églises à l’État en Allemagne.

En avril 2016, Ismail Kahraman, président du Parlement et proche d’Erdoğan, constate que la Turquie est de facto religieuse depuis au moins les années 1980 (on respecte les fêtes religieuses, inscrites dans le calendrier officiel, les cours de religion sont obligatoires à l’école etc.) et que sa population appartient en majorité à cette religion. Il en conclut que la laïcité ne doit plus figurer dans la Constitution, car cette laïcité n’est plus un des fondements de la présente République.

En juin 2016, Mehmet Uçum, conseiller en chef d’Erdoğan, déclare que le nom d’Atatürk ne devrait figurer dans la future constitution qu’en tant que fondateur de la République turque, et non plus comme l’icône de l’idéologie, notamment laïque, qu’il a représentée jusqu’à ce jour.

La victoire au référendum d’avril 2016, même faible, donne des ailes au pouvoir : il se sent autorisé par sa majorité à poursuivre dans la voie qu’il défend.

Le programme informel présenté par Yusuf Kaplan dans le journal Yeni Safak du 17 avril 2017 peut donner une idée de la feuille de route du parti souhaitée par certains de ses sympathisants. Il s’agit d’accélérer la formation d’une nouvelle génération en lien avec l’islam : « Si nous ne produisons pas de nouveaux Ghazali, Imam-i Rabbani, Ibn Arabi, Yunus, Sinan et Itri, nous disparaîtrons » (ces personnages sont en majorité des soufis, ce qui rappelle le lien très fort de l’AKP avec le confrérisme d’obédience nakşibendi). « Il faut fonder une université islamique » mais aussi des instituts chrétiens, juifs, bouddhiques, taoïstes etc. (où l’on retrouve l’idée d’une tolérance ouverte à toutes les religions). Les enfants turcs doués doivent être arrachés aux réseaux maçonniques, selon une vieille idée antimaçonnique de l’islam politique qui considère la Maçonnerie comme une structure secrète d’action politique occidentale, capitaliste et sioniste. Il faut fermer les universités qui défendent des cultures étrangères et les remplacer par des universités locales pilotes sur le modèle des Ivy League aux USA. Il faut encore étendre la diffusion de la culture musulmane au reste du monde et se défendre des invasions culturelles. Le développement des communautés religieuses (cemaat) doit être facilité – tout en contrôlant leurs finances – et leur expansion vers le reste du monde favorisée (mais il ne confond pas celles-ci avec les « terroristes » Fethullahcı). Surtout, les valeurs nationales et les valeurs de l’islam doivent être défendues face à la culture mondiale postmoderne standard. Là, on se rend compte que le journaliste voit le conflit qui oppose aujourd’hui la Turquie à l’Union européenne et à d’autres pays comme une opposition à une certaine globalisation qui porte atteinte à la religion.

Je conclurai en donnant les raisons de la relative faiblesse du pouvoir AKP :
Islam politique et parti AKP ne sont pas homogènes. Par ailleurs l’ancienne alliance avec les fethullahcı n’a pas résisté au conflit de pouvoir entre guides charismatiques (Erdoğan/Gülen) et aux divergences sur l’application du sunnisme dans une société moderne (conflit soufisme/confrérisme).

Au sein même de l’AKP on observe des conflits de personnes, opposant par exemple Erdoğan à Abdullah Gül, le président précédent, et des conflits entre confréries (Nakşibendi) et théologiens salafistes (H. Karaman).

Enfin, 50% de la population du pays s’oppose à la politique d’Erdoğan. Et il n’est pas sûr que les 50% qui le soutiennent désirent aller plus loin dans la voie qu’il veut tracer, vers un rejet de la laïcité par exemple.

Jean-Pierre Chevènement
Vous nous avez ouvert de larges horizons. Je voudrais souligner combien vous avez eu raison d’évoquer le rôle de la Guerre froide dans le virage qu’opère l’armée quand, dans les années 1950, elle introduit les enseignements de religion à l’école. Dans l’environnement de la Guerre froide, la religion, et particulièrement la religion musulmane, va être instrumentée contre l’Union Soviétique et ses alliés – je pense au nationalisme arabe – et vous avez suggéré à juste titre que ce virage était une des conséquences du contexte international d’après la Seconde guerre mondiale. Ceci peut être observé aussi en Iran et dans le monde arabe. C’est une problématique plus générale qui rejoint vos propos sur un nationalisme de pays émergent. Je dirai que beaucoup des pays émergents sont des pays ardemment nationalistes qui veulent reconquérir leur passé et l’emporter sur ce qu’ils ont vécu comme une humiliation.

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Le cahier imprimé du colloque « Où va la Turquie? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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