Intervention de Bayram Balci, Ingénieur de recherche CNRS, chercheur en science politique et civilisation arabo-islamique au CERI (Sciences Po Paris), au colloque « Où va la Turquie? » du 29 mai 2017.
Nous allons maintenant passer à la vision de politique étrangère.
L’effondrement de l’URSS étant quand même la grande césure dans la politique internationale, nous écouterons d’abord M. Bayram Balci qui va nous parler de la Turquie dans l’espace post-soviétique. En effet, ces événements, qui datent du début des années 1990, ont changé le positionnement de la Turquie dans son environnement global.
Puis nous demanderons à Mme Jabbour de nous parler de la politique étrangère turque comme politique étrangère d’un pays émergent.
Nous nous tournerons alors vers M. Didier Billion qui, avec toute sa connaissance du sujet, pourrait nous parler de l’évolution des rapports entre la Turquie et l’Union européenne.
Je me tourne vers M. Balci.
Bayram Balci
Mesdames,
Messieurs,
Je vous remercie de m’avoir invité.
Il y a deux raisons fondamentales pour lesquelles il est important de parler de la Turquie dans l’espace post-soviétique :
La première est qu’il y a beaucoup d’États turcophones dans cet espace où la Turquie cultive une politique d’influence depuis la fin de l’ère soviétique. En effet, l’Azerbaïdjan et quatre des cinq républiques d’Asie centrale partagent avec la Turquie une certaine parenté ethnique, linguistique et religieuse.
La deuxième est que la Russie est un voisin et, depuis quelques années, un partenaire fondamental pour la Turquie, ce qui inquiète d’ailleurs les partenaires occidentaux d’Ankara.
En guise d’introduction, on peut se poser la question de ce que représentent le Caucase et l’Asie centrale pour la Turquie.
Depuis quelques années on parle de la Turquie comme modèle pour le Moyen-Orient mais, il y a plus de vingt ans, en 1991, à la fin de l’Union Soviétique, on parlait déjà de la Turquie comme modèle de transition pour les pays nouvellement indépendants (Ouzbékistan, Kazakhstan, Azerbaïdjan, Kirghizstan etc.). Cela a donné lieu à un débat très important qui a beaucoup fait réfléchir les diplomates turcs. Si les pays turcophones de l’ex-URSS sont tellement importants pour la Turquie, il est pourtant un fait que, dans leur histoire récente, tous ces États turciques ont été dominés par la Russie et ils se trouvent tous dans le giron de la Russie, sauf la Turquie. En effet, tous les États turciques dans le monde parlent le russe… sauf la Turquie ! À tel point que, en 1991, quand la Turquie voulait créer une langue commune, une langue turque standard permettant à la Turquie de constituer un monde avec les États frères, j’avais conseillé aux diplomates et linguistes turcs d’enseigner le russe à tous les Turcs plutôt que d’aplanir les différences entre le turc anatolien et les langues turciques d’Asie centrale et du Caucase. Cela aurait été plus facile pour créer une certaine unité entre les pays turcophones ! Il s’agit bien sûr d’une boutade mais qui montre à quel point la Russie fait partie du monde turc, du monde turcique, et même de la turcité. En effet, on ne peut séparer le monde turc et le monde russe, liés depuis longtemps. Même s’il y a eu des conflits, des tensions fortes entre la Turquie et la Russie, il y a quand même un certain nombre de relations qui sont toujours très importantes de nos jours.
Vingt ans avant les « printemps arabes », en 1991, on parlait déjà de modèle turc pour les pays turciques tout juste sortis du contrôle russo-soviétique. La Turquie voulait aider ces pays à passer d’une économie socialiste à une économie de marché. Elle souhaitait aussi que ces pays s’inspirent de la Turquie en matière de réforme de la langue et de l’alphabet et aussi en matière de fait religieux. Les ambitions de la Turquie étaient de se constituer une certaine sphère d’influence, voire d’exercer une sorte d’hégémonie et de se transformer en une nouvelle puissance régionale.
Une autre question me paraît cruciale à souligner quand on parle de la Turquie et de l’espace post-soviétique. On oublie souvent que cette ambition de créer un modèle turc, une sphère d’influence turque de la part d’Ankara dans cet espace turcophone lui avait été soufflée par ses alliés occidentaux. Ce qu’on appelait alors le « modèle turc », c’était aussi la volonté des alliés de la Turquie qui poussaient la Turquie à aller dans ce sens-là pour les intérêts propres des Occidentaux. En effet, en 1991, en Occident, en Europe, aux États-Unis, on avait très peur que les nouvelles républiques deviennent un terrain d’influence pour l’Iran ou l’Arabie Saoudite. On craignait aussi un retour de la Russie dans ses anciens satellites. C’est pourquoi beaucoup de pays occidentaux avaient poussé la Turquie à développer un modèle turc, proche des valeurs occidentales, pour rapprocher ces pays de la Turquie, donc de l’Occident, et éviter qu’ils ne soient tentés par des modèles hostiles ou concurrents de l’Occident.
Les choses ont évolué différemment car la politique turque, dans ses relations avec les pays de l’Asie centrale et du Caucase, était fondée sur un malentendu. En effet, l’idée de créer, à partir de la Turquie, un monde qui allait de l’Adriatique à la Muraille de Chine, une sphère d’influence turque, un monde turc, un bloc, une unité turcique, n’a pas abouti car un tel projet n’était pas forcément ce que souhaitaient les pays nouvellement indépendants. Au contraire ces nouvelles républiques indépendantes étaient à la recherche d’une politique qui renforce leur indépendance et leur visibilité sur la scène internationale.
Néanmoins, on peut constater qu’au niveau des relations d’État à État, la Turquie entretient des relations privilégiées avec l’Azerbaïdjan, un pays très important, mais aussi avec le Kazakhstan et le Kirghizstan. Avec l’Ouzbékistan, pour une multitude de raisons, les relations ont été mauvaises pendant longtemps mais on constate une amélioration depuis l’arrivée au pouvoir de Shavkat Mirzoev qui a succédé au défunt Islam Karmov dont le pourvoir a duré 27 ans. Si le projet de la Turquie de coopérer avec ces États et de créer une espèce de bloc n’a pas été très bien accueilli, c’est parce que ces jeunes États étaient assez jaloux de leur indépendance. Par contre, au niveau des relations bilatérales entre la Turquie et chacun de ces États, la coopération a beaucoup mieux fonctionné et se poursuit à l’heure actuelle sur des bases assez saines.
Si on fait le bilan, sur les vingt dernières années, de l’influence turque en Asie centrale et dans le Caucase, on ne peut pas parler d’un échec total pour la Turquie. Même si la Turquie n’a pas été le centre n’un nouveau bloc turc, Ankara a pu bâtir des bonnes relations avec la plupart des pays, mais, surtout, sa coopération avec chacune de ces républiques a pu les aider à s’intégrer sur la scène internationale. Sans être un nouveau pays « grand frère » qui a limité la souveraineté des pays, la Turquie a pu être un exemple, un cas d’étude à observer pour réussir son intégration sur la scène internationale. De plus, pour certaines questions, on a pu voir que ces États s’inspiraient de la façon dont, en Turquie, on gère le religieux, via la Direction turque des Affaires Religieuses (Diyanet). On observe dans chacun de ces États d’Asie centrale une même façon de créer une sorte d’islam officiel, étatique, contrôlé par l’État, dans lequel les différents courants de la population sont invités à se reconnaître pour pouvoir mieux gérer les relations entre l’État et la religion.
Faute de temps, je renonce à rentrer dans les détails des relations entre la Turquie et chacune de ces républiques dans tous les domaines, économique, culturel, politique. Il me paraît fondamental de s’arrêter un peu sur l’autre grande question qui concerne les relations entre la Turquie et l’espace post soviétique, qui est le récent rapprochement entre la Turquie et la Russie.
L’histoire des relations entre les Turcs et les Russes est assez complexe, faite d’échanges multiples, mais surtout de rivalité et de conflits. Pendant la période tsariste, Russes et Ottomans se sont très souvent affrontés, et les Russes ont toujours été victorieux. Cela a généré des perceptions réciproques assez ambivalentes.
Une brève amitié s’installe entre URSS (Lénine) et Turquie kémaliste (Atatürk) dans les années 1920, quand les deux pays se sentaient menacés par l’impérialisme occidental (nous étions encore dans une période de conquêtes coloniales). Jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, les relations entre les deux pays restent tout à fait correctes. Mais assez vite, surtout après la Deuxième Guerre mondiale, dans la nouvelle configuration bipolaire, Turcs et Soviétiques se retrouvent dans des camps diamétralement opposés. Commence la Guerre froide où la Turquie adopte un ancrage occidental et sera une espèce de pilier de défense de l’OTAN contre l’hégémonisme et les politiques d’expansion de l’Union Soviétique.
Cette relation va perdurer jusqu’à la fin de la Guerre froide, en 1991. Les relations entre la Turquie et la Russie prennent alors un caractère conflictuel parce que Moscou craint que la Turquie devienne l’outil des Occidentaux dans le Caucase et en Asie centrale. Mais, assez vite, une politique de coopération s’instaure entre les deux pays, pour différentes raisons, notamment par un certain pragmatisme qu’on observe chez l’un comme chez l’autre
La Turquie réalise à quel point son projet hégémonique de créer un monde turc ne tient pas et que, par contre, il y a des choses à faire au niveau bilatéral, avec chacun des pays, sans heurter la susceptibilité de la Russie dont on comprend le légitime droit de regard dans ces pays qui lui sont liés à divers égards.
Du côté de la Russie, on a l’impression que les Turcs et les Russes arrivent à trouver un langage commun pour coopérer aussi bien dans le Caucase qu’en Russie et en Asie centrale et que, de ce fait, il n’y a plus vraiment de rivalité mais une complémentarité entre les économies et les visions géostratégiques des deux pays.
Toutefois, une nouvelle phase des relations turco-russes va commencer avec les « printemps arabes » face auxquels les visions Turque et Russe divergent totalement.
La Turquie, au départ méfiante, soutient les changements de régime dans le monde arabe (Égypte, Tunisie, et Syrie) pour des raisons multiples, notamment du fait que les nouveaux pouvoirs post-régimes dictatoriaux sont souvent d’une tendance proche des Frères Musulmans, c’est-à-dire des formules politiques proches de l’idéologie de l’AKP, au pouvoir en Turquie depuis 2002.
En revanche, la Russie se méfie de toutes les révolutions, en particulier de celles qui font venir au pouvoir des partis politiques religieux, car elles pourraient servir d’exemples à ses anciens satellites (dans le Caucase et en Asie centrale). Elle manifeste donc une véritable hostilité à l’égard de ces changements de régime. En effet, pour la Russie, les printemps arabes ont des traits de ressemblance avec des changements de régimes par la révolution qui ont eu lieu dans l’ex-URSS, en Géorgie, Ukraine, voire au Kirghizstan où Moscou a perdu une partie de son influence et de son droit de regard.
Plus que les printemps arabes, c’est la crise syrienne qui va considérablement aggraver la relation entre Turquie et Russie, mettant les deux pays en tension, en conflit ouvert.
La Turquie, pour diverses raisons, soutient le changement de régime et va d’ailleurs constamment aider les rebelles syriens, alors que la politique de la Russie, depuis le départ, est de soutenir à fond le régime de Bachar el-Assad pour une multitude de raisons qui viennent de son engagement passé avec le régime de Damas, par réflexe automatique anti-occidental du fait que l’Occident a soutenu le changement de régime, etc.
La divergence entre Ankara et Moscou a atteint son point culminant en novembre 2015 quand la Turquie a abattu un avion de chasse russe à la frontière turco-syrienne, provoquant la rupture des relations entre Turquie et Russie et entraînant une opposition frontale entre les deux États sur le sol syrien.
Mais cette rupture ne durera pas longtemps. Elle ne pouvait durer longtemps, pour plusieurs raisons.
En effet, sur fond de dialogue économique, gazier, mais aussi et surtout du fait de la détérioration des relations entre la Turquie et ses traditionnels alliés occidentaux, depuis mars 2016, on assiste à une nouvelle embellie dans les relations entre les deux pays. Assez rapidement, les Turcs et les Russes ont compris qu’ils avaient besoin les uns des autres malgré tout ce qui les divise dans la question syrienne.
En raison de la complémentarité entre les économies turque et russe – la Turquie, notamment, a besoin du gaz russe et des touristes russes – la coopération économique a repris entre les deux pays. Comme a repris le dialogue sur la question syrienne, même si des tensions – ou en tout cas des malentendus – subsistent : Vis-à-vis de Bachar il y a encore des désaccords et la Russie ne soutient guère la Turquie dans la question kurde en Syrie.
La Turquie a besoin d’avoir des relations apaisées avec une puissance comme la Russie car ses propres alliés occidentaux ne la soutiennent pas assez dans les bouleversements régionaux qui prennent une tournure néfaste pour la Turquie. Elle a le sentiment d’être abandonnée par un Occident dont elle fait pourtant partie. Or la Russie, dans la crise syrienne, malgré le désaccord, en donnant une place à la Turquie, en lui permettant par exemple d’intervenir sur le sol syrien, en la prenant pour partenaire dans les négociations lors de la restitution de Halep au régime de Bachar, réduit sa marginalisation.
La Russie, elle, a besoin de la Turquie pour avoir un minimum de contrôle sur les rebelles modérés sur lesquels la Turquie a une certaine influence. Et elle a conscience que, en dépit de leurs désaccords sur la crise syrienne, la Russie a intérêt à coopérer avec la Turquie, même sur le théâtre syrien, afin de pouvoir apporter à long terme une solution à la crise syrienne.
Mais surtout, à travers la Turquie, la Russie humilie les Occidentaux. La Turquie est pour la Russie un instrument de perturbation de l’ordre otanien. Et, en effet, depuis quelques années, le rapprochement entre la Turquie et la Russie, y compris en matière de projet d’achat d’armement, inquiète les Occidentaux qui y voient une sorte d’infidélité de la Turquie au regard de ses engagements otaniens.
Mais si la Turquie se rapproche d’une manière considérable de la Russie, ce n’est pas le signe d’un éloignement de l’Occident. C’est, au contraire, qu’elle a le sentiment d’être incomprise, abandonnée dans la crise syrienne et insuffisamment soutenue face à tout ce qui la menace.
Pour ce qui est de la Russie, la volonté de se rapprocher de la Turquie est un moyen pour Poutine de régler ses comptes et d’affaiblir le camp occidental : Le fait qu’un pays comme la Turquie, membre de l’OTAN, est poussée à une coopération aussi forte avec la Russie est un message fort envoyé à l’OTAN et aux Occidentaux.
La Turquie se tourne vers la Russie par défaut, par isolement, parce qu’elle a le sentiment de ne pas être comprise par ses partenaires traditionnels qui sont les Occidentaux. D’autre part, les relais de la Russie en Turquie sont faibles et la société turque reste plus pro-occidentale que pro-russe.
Les Occidentaux pourront-ils trouver un compromis, une solution, pour rassurer la Turquie, pour éviter qu’elle ne s’engage excessivement à l’Orient ? C’est cette question qui déterminera les évolutions des années à venir.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, M. Balci.
Vous nous avez rappelé que la Turquie était un pays de l’OTAN depuis très longtemps et qu’une sorte de pacte de fidélité lie la Turquie à l’OTAN – donc aux États-Unis – mais que les choses ont changé, que la Turquie a pu être tentée de se rapprocher, à certains moments, de la Russie. Tout cela est toujours un peu à nuancer parce qu’il subsiste des points de désaccord, notamment sur l’affaire syrienne et sur les questions moyen-orientales sur lesquelles les États-Unis et la Turquie ne sont pas spontanément d’accord mais peuvent trouver des accords ponctuels.
Dans cet environnement nouveau, on voit s’élaborer dans l’esprit du ministre des Affaires étrangères qui était aussi Premier ministre, M. Davutoğlu, l’idée que la Turquie a une profondeur stratégique, qu’elle peut penser une diplomatie de pays émergent, ce qui, d’une certaine manière, est une réponse à l’éloignement de l’Occident ou à l’attitude des Européens. Évidemment, tout doit être compris à la lumière de l’ensemble.
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