Synthèse par Jean-Pierre Chevènement

Synthèse de Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica, au colloque « Vers la fin de la globalisation, mythe ou réalité? quelle stratégie pour la France? » du 6 mars 2017.

Merci, Thierry de Montbrial, pour cet exposé brillant nourri de votre immense culture des choses internationales et de votre formation scientifique. Nous avons bien retenu que la date-clé était la chute de l’URSS (1991) dont vous avez donné une explication qui me paraît aller à l’encontre des vues exprimées par François Lenglet : c’est, selon vous, la technologie et non le socio-politique qui explique la chute de l’Union Soviétique. Moi-même je ne vous suivrai peut-être pas tout à fait parce que je crois que le politique prime toujours sur la technologie. Je pense que les dirigeants de l’URSS ne croyaient plus du tout au communisme. Les causes de l’effondrement sont selon moi les contradictions internes du système soviétique, qui, à vrai dire, existaient depuis le début et dont rend bien compte un livre de Moshe Lewin intitulé : « Le siècle soviétique » [1] qui couvre le concept que vous avez évoqué de « court XXème siècle » (titre d’un livre d’Éric Hobsbawn [2], historien britannique). Le court XXème siècle (1914-1991) est au fond le siècle soviétique. Il y a là quelque chose que vous avez traité avec beaucoup de finesse… peut-être un peu trop, en tout cas qui nous a un peu éloignés du sujet : Qu’est-ce qui vient aujourd’hui avec ce mot de « démondialisation » ? Que se passe-t-il après ?

Nous avons bien entendu ce que vous avez exprimé, qui rejoint un peu ce qu’avait dit Hubert Védrine : le monde ne va pas se fermer, en dépit de probables tendances protectionnistes. Les tendances protectionnistes qui s’étaient développées à la fin du XIXème siècle étaient des tendances modérées. On ne va pas assister à une fermeture, peut-être, aussi brutale que celle souvent évoquée.

François Lenglet a parlé des réactions des jeunes générations qui ont été marginalisées au cours du cycle libéral-libertaire qui s’achève. Mais les classes d’âge au pouvoir s’accrochent. Ça ne va pas se terminer facilement. Et s’il y a des craquements, ils ne sont pas dus à la seule technologie.
On voit qu’à travers la mondialisation les rapports de forces se sont modifiés, se sont déplacés. La Chine a été citée à propos de sa part dans le PIB mondial. On voit venir l’Inde. On voit dans le monde musulman, depuis 1979, la montée des deux fondamentalismes, chiite et sunnite (le premier, incarné par la théocratie iranienne, étant quand même beaucoup moins violente qu’Al Qaïda ou Daech). Tout cela s’enracine dans des conceptions anciennes qui nous échappent largement parce que c’est la réaction de ces sociétés au défi de l’Occident qui a suscité des forces qui, aujourd’hui, apparaissent en plein jour et provoquent des tensions.

On a parlé de l’élection de Trump, qui cible tout de suite la Chine, ses excédents commerciaux, qui la menace de droits de douane, qui cible également le Mexique… et un peu l’Allemagne dont Jean-Michel Quatrepoint a parlé tout à l’heure et à laquelle nous sommes associés pour le meilleur et pour le pire. Avons-nous encore une marge de manœuvre par rapport à la direction qu’elle imprime au mouvement général ?

La crise ukrainienne est au fond le débordement du soft power occidental qui veut promouvoir des accords d’association à l’Est et se heurte évidemment à la puissance russe. Essayer de trouver des coupables n’a pas beaucoup d’intérêt. Ce qu’il faut, c’est expliquer la manière dont s’est produite cette collision qui a paru inopinée mais qui se comprend mieux quand on fait une analyse historique.

Nous maîtrisons très peu de choses. Le monde actuel n’est plus celui que nous avons connu il y a trente ou quarante ans. C’est un autre monde qu’il faut comprendre. Nous allons vers des secousses. Ce ne sont pas les projets politiques qui seront déterminants mais des secousses qui tiendront peut-être à certains projets politiques, peut-être pas les nôtres, d’autres chocs qui interviendront peut-être en Ukraine, peut-être au Moyen-Orient où la politique américaine a exporté le chaos depuis quelques décennies. Cela va nous revenir dans la figure parce que l’islamisme radical, ce n’est pas fini. Le terrorisme djihadiste peut rebondir de diverses manières.

Imaginer que l’implosion de l’URSS n’allait créer qu’un trou noir et qu’on allait pouvoir cantonner les Russes aux limites de la Moscovie c’était ignorer ce qu’a été l’histoire de l’Empire russe, de l’Union Soviétique. C’est une vue ridicule des choses qui s’étale à jet continu dans nos médias, dans la bouche de nos hommes politiques, tous plus incultes les uns que les autres. C’est assez effrayant et le monde vers lequel nous allons avec les yeux fermés risque de nous surprendre beaucoup. Peut-être trouverons-nous des chemins plus réalistes. Peut-être n’arriverons-nous pas à une fermeture trop brutale. Peut-être parviendrons-nous à constituer en Europe une entité stratégique, ce que nous n’avons jamais été capables de faire puisqu’on a donné à la Commission européenne le soin de déréglementer et de décider, à travers la concurrence, l’abaissement de toutes les protections (droits de douane, règles de prudence élémentaires…). Nous nous sommes mis à la remorque de ce char au nom d’une idéologie infiniment « aimable » puisqu’elle était celle de Victor Hugo dans les années 1860 : l’Europe, la famille des nations européennes réconciliées avec Paris comme capitale ! C’était vraiment se mettre le doigt dans l’œil jusqu’au coude. Nous avons hérité d’une Europe qui ne ressemble pas du tout à cela. Mais c’est l’Europe telle qu’elle est, avec laquelle nous allons devoir faire. Pourrons-nous bâtir une entité stratégique pour exister dans le monde qui vient ? Et pour dominer les rivalités entre la Chine et les États-Unis, la montée des grands émergents, la montée des grands États ? Un des points sur lesquels j’approuve François Hollande, c’est qu’il a réuni aujourd’hui à Versailles les quatre grands pays de l’Europe occidentale : l’Allemagne, la France, l’Espagne et l’Italie… Oui, mais avec des dirigeants qui n’ont pas réfléchi, ça ne peut rien donner, malheureusement. Pourtant c’est dans cette voie-là qu’il faudrait aller, en y associant la Russie qui ne correspond pas aux caricatures qui en sont faites tous les jours. Thierry de Montbrial a écrit un « Journal de Russie » [3] très intéressant mais nous n’arrivons pas à raisonner tous ces gens qui aspirent à rouler à nouveau dans les ornières du passé, à faire rejaillir une nouvelle guerre froide qui ne correspond absolument à aucun projet raisonnable. Est-il intelligent de repousser la Russie vers la Chine ? C’est ce à quoi aboutissent la politique des sanctions et toute la politique occidentale actuelle. N’y aura-t-il pas, finalement, un retour à la raison ?

Trump n’a peut-être pas toujours tort. Peut-être prendra-t-il quelques bonnes initiatives en Syrie, par exemple, et peut-être en Ukraine. On peut craindre le pire mais on peut quelquefois être surpris, en tout cas espérer pouvoir l’être. Cela me paraît important parce que, pour des raisons qu’il serait trop long d’expliquer (mais il suffit de citer la démographie), je ne pense pas que l’Europe puisse exister comme acteur stratégique si ses grandes nations qui sont affrontées aux mêmes menaces, aux mêmes défis, ne sont pas capables de réunir leurs forces.

Nous n’avons pas devant nous un avenir riant. Nous n’avons pas, comme jadis, un projet que nous porterions avec enthousiasme. Nous avons à « empêcher que le monde se défasse », comme le disait Camus [4], et nous devons par conséquent essayer de gérer avec prudence, pour autant qu’on puisse encore les gérer, les déplacements d’équilibres qui sont déjà contenus dans cette fin de la mondialisation que vous nous avez décrite, François Lenglet, avec beaucoup de talent. C’est donc la question qui vous est posée : Avons-nous les moyens de réagir, d’être à la hauteur des événements qui sont devant nous ? Malheureusement le spectacle que donne la campagne électorale à ce jour fait craindre le pire. Nous avons vraiment le sentiment que la plupart des candidats ne sont pas en phase avec le monde qui vient. Ils sont encore sur l’idée de la mondialisation heureuse ou croient que « l’Europe, « petit coin de paradis » [5], pour citer A. Minc, est vraiment la clé du problème qui est devant nous.

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[1] Le siècle soviétique, Moshe Lewin, éd. Fayard / Le Monde diplomatique, mars 2003.
[2] L’Âge des extrêmes : le court XXe siècle 1914-1991 (édition originale : The Age of Extremes, 1994), traduction française, éd. Complexe / Le Monde diplomatique, 1999, seconde édition, éd. André Versaille / Le Monde diplomatique, 2008.
[3] Journal de Russie, 1977-2011, Thierry de Montbrial, éd. du Rocher, 2012.
[4] « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. » Albert Camus, Discours de Suède, Folio-Gallimard, p.17-18.
[5] Un petit coin de paradis, Alain Minc, éd. Grasset, mars 2011.

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Le cahier imprimé du colloque « Vers la fin de la globalisation, mythe ou réalité? quelle stratégie pour la France? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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