Intervention de Thierry de Montbrial, Président de l’IFRI, au colloque « Vers la fin de la globalisation, mythe ou réalité? quelle stratégie pour la France? » du 6 mars 2017.

Mes propos tiendront compte des trois exposés précédents, passionnants et extrêmement riches. Je partage d’ailleurs beaucoup de constats et analyses avec les trois orateurs qui m’ont précédé.

Permettez-moi d’abord de citer Pascal (quand je dis Pascal, il s’agit de Blaise et non pas de Lamy…) qui, dans la première Lettre aux Provinciales , écrit : « …je ne dispute jamais du nom, pourvu qu’on m’avertisse du sens qu’on lui donne. ».

Je constate que personne jusqu’ici n’a défini la mondialisation ni la globalisation, sauf peut-être le professeur au Collège de France auquel Jean-Pierre Chevènement a fait allusion (Alain Supiot). Je vous livre ma définition, extrêmement simple : « La tendance pour toutes les unités actives de la planète à raisonner stratégiquement à l’échelle planétaire ». Quand je parle d’unité active, je désigne aussi bien une entreprise qu’un groupe terroriste, une église, une association… Je crois que cette tendance est fondamentalement marquée par les évolutions technologiques.

Là-dessus, j’ai un petit désaccord avec Jean-Michel Quatrepoint : Selon moi, la révolution technologique actuelle est d’une ampleur incomparable avec toutes celles qui l’ont précédée. Par conséquent je crois que cette tendance à raisonner stratégiquement à l’échelle planétaire va persister, en dépit des mouvements de balancier prévisibles.

Aucun des orateurs n’a cité la théorie des cycles longs (Kondratieff, Braudel), courts etc. qui est un grand étage de la pensée économique théorique. Or ce qui a été décrit s’inscrit assez bien dans ces conceptions-là. Cependant, ce qu’on ne peut pas changer, ce sont les mutations technologiques.

Je voudrais faire une autre remarque sémantique à propos de la géopolitique et de ce qu’on appelle de plus en plus souvent la géoéconomie. J’observe qu’aujourd’hui la géopolitique, dans la langue courante, est confondue avec les relations internationales, la diplomatie. Ce glissement de pensée me semble extrêmement dangereux.

En réalité, le mot ‘géopolitique’ a refait son entrée dans les années 80. Au Centre d’analyse et de prévision (CAP) du Ministère des Affaires étrangères, dont j’étais le premier directeur dans les années 70, on ne parlait jamais de géopolitique. Le mot était prohibé à cause des connotations de la géopolitique allemande, du nazisme etc.

Le mot ‘géopolitique’, revenu dans les années 80, désigne pour moi l’idéologie relative aux territoires, qui commande énormément de choses. Par exemple, on ne peut pas comprendre l’échec du retour de la Russie dans la « communauté internationale» (la société internationale, mieux vaudrait dire, car il n’existe pas de « communauté » internationale) si on ne considère pas la grande querelle idéologique : le modèle à la Brzeziński (américain, polonais, lituanien etc.) développant la thèse de l’Ukraine comme la grande région au cœur du continent eurasiatique où allait se jouer le destin de l’humanité, d’où la volonté d’expansion de l’OTAN, des institutions euroatlantiques vers l’Ukraine, ce qui était évidemment inacceptable par les Russes. Ça c’est de la ‘géopolitique’ ! La diplomatie au jour le jour, c’est autre chose.

La ‘géoéconomie’ est l’instrumentalisation de l’économie à des fins politiques, typiquement l’utilisation des sanctions ou des moyens que la technologie apporte pour l’espionnage etc.

À propos du protectionnisme, j’aurai peut-être aussi un petit désaccord, sans doute marginal, aussi bien avec Jean-Michel Quatrepoint qu’avec François Lenglet. Je ne crois pas que la réalité économique ait jamais été le tout libéralisme, ou le tout libre-échangisme, versus le tout protectionnisme. D’ailleurs l’Organisation mondiale du commerce (OMC) développe généralement les conditions de la libéralisation sur le principe de la réciprocité. Aussi il faut attirer l’attention sur le fait qu’il n’y a jamais eu aucun accord multilatéral sur les questions d’investissement. Par exemple, chose assez étonnante, s’il y a eu un laisser-aller de fait, il n’y a jamais eu de cadrage multilatéral sur ces questions d’investissement. C’est-à-dire que si les pays retrouvent leur indépendance en matière d’investissement ils ne contreviendront à aucune loi, ne rompront aucun traité international puisqu’il n’y en a jamais eu ! Il est important de le remarquer.

Une remarque concernant la France : Il est plus facile de recommander la vertu quand on est soi-même vertueux. C’est pourquoi il est extrêmement dangereux de vouloir donner des leçons à autrui parce qu’on ne sait jamais ce qui peut vous arriver en retour. S’agissant du protectionnisme, je crois que la France est très mal placée pour donner des leçons aux autres.

Il faut distinguer le protectionnisme du fort (pratiqué par l’Allemagne, le Japon, la Chine…) et le protectionnisme du faible. Nous avons toujours été, hélas, du côté du protectionnisme du faible. S’il s’agit d’utiliser le protectionnisme pour se muscler, devenir compétitif et développer des avantages comparatifs, cela a un sens dans le cadre d’une politique bien conçue. S’il s’agit simplement de préserver, comme au début du XXème siècle, la marine à voile pour la protéger de l’émergence de la marine à vapeur, c’est plus embêtant.

Je crois qu’il y a des arguments très forts pour développer une certaine forme de protectionnisme mais ne parlons pas du protectionnisme en général et surtout soyons crédibles, faute de quoi personne ne nous écoutera.

Je citais la théorie des cycles de Kondratieff ou autres. Cela va de pair avec les mouvements de balancier (on va dans une direction et on revient dans la direction inverse).

François Lenglet a parlé de l’inflation. Il se trouve qu’au début de ma carrière, au Commissariat au Plan, une grande institution où j’ai passé un peu de temps avant d’aller au Centre d’analyse et de prévision, j’ai beaucoup étudié les questions d’inflation, alors sujet de préoccupation. Quand je relis aujourd’hui ce qui était écrit à l’époque, ce que je pouvais écrire moi-même sur les dangers et inconvénients de l’inflation, je n’ai pas envie qu’elle revienne ! Je pourrais consacrer une conférence entière aux méfaits de l’inflation. Je le dis pour ceux qui, tant d’années après, sont tentés par le retour d’un peu d’inflation (toujours ce mouvement de balancier…).

Les orateurs qui m’ont précédé ont évoqué des dates plus ou moins importantes.
Pour moi, le XXème siècle va des traités de paix de l’après Première guerre mondiale (1918-1920) à 1989-91. C’est un siècle court, contrairement au XVIIème siècle européen qui fut un siècle long entre l’assassinat d’Henri IV en 1610 et la mort de Louis XIV en 1715.

Il faut noter au passage qu’au départ, la mondialisation, c’est la guerre : on parle de la Première guerre mondiale (initialement désignée comme la « Grande guerre ») et de la Deuxième guerre mondiale.

Il est très difficile de trouver des dates significatives dans l’histoire. En ce qui me concerne, je n’ai jamais eu de doute, même au moment des événements, sur le fait que 1989-1991 est une date absolument charnière. La chute de l’Union Soviétique a la même cause fondamentale que la mondialisation : la technologie.

Il se trouve que j’ai fait un doctorat à Berkeley en 1968-70 (Oui, j’ai eu la chance d’être à Berkeley en 1968 !). Ce que je ne savais pas à l’époque, c’est que c’était à Berkeley qu’on était en train d’inventer ce qui est devenu l’Internet. En admettant que ce soit à la fin de ces années 60 que sont nées les technologies de l’information et de la communication, dans les années 70, celles où j’étais au CAP (Centre d’analyse et de prévision), on ne parlait que d’une chose, l’accélération des technologies militaires, ce qu’on a appelé par la suite la révolution dans les affaires militaires. Sans rentrer dans les détails, c’est la course aux armements, plus qualitative que quantitative, que les Soviétiques n’ont pas été capables de suivre. S’il n’y avait pas eu la révolution technologique dont nous parlons, l’Union Soviétique existerait encore. Mais elle s’est trouvée incapable de se réformer parce que toute tentative de réforme menaçait d’écroulement son système politique. Donc, la chute de l’Union Soviétique et la mondialisation ont, pour parler comme Thucydide (qui distinguait entre « les causes les plus fondamentales » et les « causes immédiates »), les mêmes causes les plus fondamentales. La cause la plus fondamentale d’un tremblement de terre est le mouvement des plaques tectoniques mais les causes individuelles d’un tremblement de terre particulier, c’est tout autre chose, c’est pourquoi il est tellement difficile de prévoir les dates des grands événements. Si Gorbatchev n’avait pas été Gorbatchev, les efforts pour refaire un traité de l’Union Soviétique en 1990 auraient pu réussir et nous aurions aujourd’hui une tout autre configuration.

Cela m’amène à revenir un peu plus en détail sur les questions de révolution technologique. Je crois qu’il n’y a aucun exemple dans l’histoire de l’humanité d’une révolution technologique d’ampleur comparable à celle que nous appelons aujourd’hui numérique, digitale…, même si on se réfère aux théories à la Kondratieff des cycles longs. Un mouvement qui a commencé dans les années 60 et qui, un demi-siècle plus tard, continue d’apporter des déferlantes d’innovations technologiques nouvelles, permanentes et d’ampleur toujours plus grande, c’est absolument sans précédent. Et ce qui nous attend, si l’on en croit la prospective technologique pour les années qui viennent, est d’une ampleur encore supérieure. La technologie big data, des robots, des objets connectés, de l’intelligence artificielle ouvre des béances… Beaucoup d’ouvrages consacrés à ces sujets sont à la fois fascinants et assez effrayants. Quand tous les objets seront connectés, y compris les pacemakers et autres gadgets que certains d’entre nous peuvent porter, on frémit en imaginant les conséquences de bugs ou autres attaques informatiques. Tout cela va continuer.

Je reviens à ma définition de la mondialisation entendue comme « tendance pour toutes les unités actives de la planète à raisonner stratégiquement ». Peut-on raisonnablement imaginer que les jeunes, en particulier, accepteront de se replier brusquement sur eux-mêmes, d’être déconnectés de ce qui se passe dans les autres pays ? Accepteront-ils le rétablissement des frontières et de ne plus pouvoir, du jour au lendemain, se déplacer en Europe sans visa ? L’Union européenne est en train de subir une crise majeure mais je ne connais pas beaucoup de Français, même anti-européens au sens de l’Union Européenne, qui verraient avec plaisir le retour des frontières, des visas pour aller en Allemagne, et le brouillage de leur téléphone portable destiné à interdire l’accès aux informations circulant au-delà des frontières. Donc tout cela va continuer.

Je vais au moins deux fois par an en Chine depuis 1976. J’étais physiquement présent sur la Place Tien An Men au moment des manifestations au lendemain de la mort de Chou En-laï, considérée comme le point de départ de la chute de la « bande des quatre ». Je peux vous dire aujourd’hui que tous les Chinois sont constamment en train de jouer avec Internet et de déjouer habilement toutes les censures qui existent. Avec les 800 ou 900 millions de téléphones portables dont, au minimum, ils disposent, ne croyez pas que les Chinois resteront à l’abri de ce qui se passe dans le reste du monde. Les dirigeants le savent parfaitement. Tout ceci est également une source d’instabilité absolument majeure dans les relations internationales.

Oui, la mondialisation continuera en ce sens-là parce que la technologie et les vagues successives de technologies qui vont venir auront des impacts durables. Et, aujourd’hui, les seuls concurrents des entreprises américaines qui ont déjà acquis des positions de force (Google, Facebook, Amazon etc.) sont en Chine et nulle part ailleurs. Donc tout cela va continuer.

Allons-nous tous nous dé-googliser ? Est-ce concevable ? Non ! Je crois que s’il se produit un recul, un mouvement de balancier, il sera mesuré et incomparable aux mouvements similaires observés dans le passé. Ne sous-estimons pas l’attachement, des jeunes en particulier, au libertarisme du net. Je crois que nous avons affaire à des mouvements d’une ampleur considérable, pas forcément bien maîtrisés, et qui joueront un rôle énorme.

Ce qui nous menace le plus est, je crois, la déstabilisation. J’adhère à ce qui a été dit par Jean-Michel Quatrepoint et par François Lenglet à propos de la crise de 2007-2008. Il y a là-dedans beaucoup d’idéologie mais aussi beaucoup de technologie. Mathématicien d’origine, j’ai étudié les modèles théoriques du marché parfait. C’était absolument fascinant, il y avait des théories magnifiques de la perfection des marchés, d’ailleurs récompensées par plusieurs prix Nobel et enseignées dans toutes les grandes universités. Mais tout cela a aussi permis l’édification de fortunes colossales, non méritées, non gagnées, ce qui a évidemment un côté scandaleux. M. Trump veut démanteler les régulations qui ont été difficilement mises en place sous l’administration Obama pour essayer de réduire les risques de retour de ce genre de crise. Nous risquons un retour à ces crises, pour les mêmes raisons qu’à l’époque de Greenspan qui s’était fait le porte-parole de ce genre d’idées. Mais on ne va pas revenir à la banque centrale à l’ancienne. La technologie a changé durablement la banque, la finance, l’économie. je pense notamment à l’économie collaborative, à la nouvelle révolution des blockchains etc.

Pour conclure, je dirai que nous devons tous, avec fierté, redécouvrir – ou mieux découvrir – ce que la notion de Nation a de précieux. L’Europe, en tant qu’Union Européenne, ne peut se refaire que sur la base d’une pleine compréhension du phénomène national. C’est aussi vrai, plus généralement, des relations internationales.

Je suis de ceux qui pensent qu’une bonne gouvernance suppose le respect des autres, suppose d’accepter les différences et de renoncer au prosélytisme. Si véritablement nous croyons à ce que nous appelons nos « valeurs », commençons par les pratiquer chez nous. Ce sera la meilleure façon de les répandre à l’extérieur plutôt que de constamment dire aux autres ce qu’ils doivent faire.

La gouvernance – entendue comme les règles du jeu dans un monde qui restera tout de même très largement ouvert – sera la question fondamentale des décennies qui viennent. Le vrai problème consiste à définir le bon degré d’ouverture. Qu’est-ce qu’un monde raisonnablement ouvert ? Quelles sont les bonnes règles du jeu pour faire en sorte que cette ouverture soit durable, pour éviter les grandes crises ou y parer lorsqu’elles surviennent, pour résoudre autant que faire se peut quelques problèmes globaux ? Ces problèmes globaux (climat, pandémies…) sont aussi une nouveauté de notre époque et supposent une organisation adéquate sur le plan international.

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[1] Les Provinciales (titre complet : Lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis et aux RR. PP. Jésuites sur le sujet de la morale et de la politique de ces Pères), Blaise Pascal. 1656 -1657.

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Le cahier imprimé du colloque « Vers la fin de la globalisation, mythe ou réalité? quelle stratégie pour la France? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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