Débat final lors du colloque « La démographie en Europe et ses répercussions économiques et sociales » du 24 octobre 2016.

Hakim El Karoui
Un mot pour sortir des frontières européennes : un autre grand pays, la Chine, gère sa politique en fonction de sa démographie. La Chine a une vraie stratégie économique fondée sur l’accumulation de richesse dont l’objectif est de payer la soutenabilité de l’économie, surtout du système social, quasi-inexistant, quand les enfants uniques nés dans les années 1970 arriveront à l’âge de la retraite. On peut lire la stratégie d’accumulation de la Chine à l’aune de sa démographie, avec un changement récent : constatant qu’ils ne pourront plus maintenir leur modèle exportateur avec si peu d’actifs, les Chinois ont mis fin à la politique de l’enfant unique.

Jean-Pierre Chevènement
On ne peut pas à la fois épargner pour investir et laisser la démographie se développer d’une manière telle que cela anéantit l’épargne. C’est le raisonnement qu’avaient fait les Chinois. J’avais entendu cela dans la bouche d’un vice-premier ministre soviétique en 1981, qui me disait : « Les pays qui ne maîtriseront pas leur démographie crouleront au XXIème siècle sous leur propre poids comme des termitières ». L’image m’avait impressionné. Aider un pays à maîtriser sa démographie, dans tous les sens, car on peut aller d’un excès à l’autre, paraît très important.

Gaël Francillette
L’accumulation de toujours plus de richesses me fait penser à une pyramide de Ponzi : toujours plus de personnes pour permettre aux autres personnes de gaspiller davantage … Aujourd’hui nous avons atteint un stade de développement technologique qui nous permet d’optimiser nos dépenses, d’optimiser notre gestion du quotidien. Pourquoi donc baser un raisonnement sur une demande croissante de population ?

Romaric Godin
Comme l’a dit le professeur Dumont, le problème démographique est lié au problème économique par un lien direct. Un pays qui a moins d’habitants a un PIB susceptible d’être moins fort. Le PIB est aujourd’hui le critère retenu par les gens qui gouvernent les pays européens, notamment l’Allemagne, dont le modèle économique – que je ne défends pas – est basé sur la compétitivité et la productivité. Je présente les problèmes tels qu’ils se posent en Allemagne. Si un gouvernement allemand décide demain d’une autre forme de croissance, basée sur des critères différents, la logique et les problématiques seront complètement différentes…

Gaël Francillette
Ma question s’adresse à M. El Mouhoub Mouhoud. J’entends parler de la fuite des talents. On dit que la France perd ses intellectuels, perd ses scientifiques. Or vous dites qu’il faut intégrer le plus possible de réfugiés diplômés. La solution ne serait-elle pas plutôt de contribuer à améliorer la situation dans leur pays pour qu’ils puissent y retourner et reconstruire ?

El Mouhoub Mouhoud
Les travaux récents des économistes sur les effets de la fuite des cerveaux sont très intéressants. Dans les années 1970 la thèse était celle du pillage des cerveaux (celle que vous retenez) selon laquelle le départ des cerveaux est une externalité négative pour le pays d’origine, ce qui est vrai… Mais la littérature économique sur ce sujet montre qu’il y a des effets de seuil : l’effet négatif de la fuite des cerveaux sur le pays d’origine n’apparaît qu’au-delà de 15 % à 20 % de taux d’expatriation des qualifiés (voir l’état des lieux de la littérature économique récente sur la question dans « Globalization, brain drain and development, Journal of Economic Literature » (50 :3, 681–730) de Frédéric Docquier et Hillel Rapoport (2012). En-dessous de ce seuil il y a des effets positifs sur les pays d’origine. C’est le paradoxe des effets de l’émigration : un effet relativement faible sur les pays d’accueil mais extrêmement fort sur les pays d’origine. C’est même le paradoxe de la mondialisation : la migration internationale est la composante la plus restreinte dans cette liberté de circulation, par rapport au commerce, aux investissements directs, aux technologies et connaissances et à la finance, mais c’est la migration internationale qui a les effets en retour sur les pays d’origine les plus importants.

Cela passe par trois mécanismes :
Les retours de migrants se développent de plus en plus. Toute une série d’expériences mondiales montrent que l’effet des retours des migrants peut avoir un impact sur la croissance des pays d’origine. C’est documenté sur Bangalore, sur l’Inde, sur la Thaïlande… tous des pays qui ont des niveaux raisonnables d’expatriation de qualifiés. Ce n’est pas le cas des pays pauvres qui perdent énormément.

Les transferts d’argent des migrants, contrairement à l’aide publique au développement et à d’autres sources de capitaux, qui ressortent, sont des transferts microéconomiques qui vont directement vers les familles, réduisent la pauvreté transitionnelle, permettent d’améliorer la scolarisation des enfants et d’augmenter le stock de capital humain dans le pays d’origine.

Enfin, les économistes ont mis en avant un effet d’incitation à l’éducation. Dans la mesure où les migrations sont très coûteuses, qui veut émigrer a intérêt à augmenter son niveau d’éducation.

Ces trois effets cumulés donnent un effet positif sur le pays d’origine.

Mais l’effet est dramatique pour les pays où le taux d’expatriation est supérieur à 20 % qui tombent dans la « trappe au sous-développement » :
– nombreuses expatriations de qualifiés,
– moins d’investissements directs à l’étranger (IDE) car ceux-ci ne viennent que s’il y a du capital humain, des gens qualifiés,
– moins d’infrastructures,
– beaucoup plus de maladie car le taux d’expatriation des médecins et des infirmières (multiplié par dix en quinze ans) est dramatique pour des pays qui en ont le plus besoin.

Cela plaide pour un renouvellement de la politique de l’immigration, moins systématique mais beaucoup plus ciblée. L’une de mes propositions (dans un livre à paraître [1]) est d’augmenter l’aide publique au développement, pour les pays qui perdent, au prorata des pertes subies en termes de fuite des cerveaux, mais pas pour les pays qui gagnent ! Il n’y a pas de raison d’aider des pays qui gagnent à la fuite des cerveaux. Cela peut se traduire par l’augmentation d’une aide publique au développement sur la connaissance, sur le co-développement dont parlait M. Chevènement, les universités, la coopération afin de faire du gagnant-gagnant dans cette fuite des cerveaux, gagnante pour certains mais perdante pour d’autres.

Gérard-François Dumont
Sur cette question, je souhaite ajouter un élément important : il convient d’analyser la politique des pays d’origine vis-à-vis de leurs diasporas.

En effet, selon les politiques mises en œuvre par ces pays, les effets induits peuvent être très différenciés. Certains pays se désintéressent totalement de leurs ressortissants vivant à l’étranger et, dans ce cas, l’effet pour le développement du pays est fort maigre, voire nul puisque les éventuelles remises transférées par les émigrés vers leur pays d’origine ne servent qu’à améliorer la vie quotidienne de ceux qui y sont restés et, le plus souvent, à réduire la pauvreté.

À l’inverse, d’autres pays mènent des politiques visant à inciter leurs diasporas à aider leur développement. Ils donnent par exemple à leurs nationaux expatriés des avantages en matière de fiscalité ou de règlementations administratives, celles-ci étant simplifiées quand leurs diasporas veulent investir dans leur pays d’origine.

Le cas de l’Inde est particulièrement intéressant. En effet, dans les premières décennies suivant son indépendance, ce pays s’était complètement désintéressé des Indiens de l’étranger, au point d’ignorer ses ressortissants en Ouganda et qui étaient sur le point de se faire assassiner par les sbires d’Amin Dada. Ces ressortissants n’ont donc pu, majoritairement, trouver refuge qu’au Royaume-Uni. Puis, dans les années 1990, l’Inde, comprenant le rôle positif que les Indiens de l’étranger peuvent exercer pour le développement de leur pays, a mis en œuvre une politique vis-à-vis de ses diasporas, avec des conditions spécifiques d’attractivité, un colloque annuel avec les représentants de ces diasporas, des prix attribués à ses membres, etc. Désormais, l’Inde fait en sorte que ses diasporas concourent à l’essor économique du pays et à sa présence géopolitique [2].

Ainsi, quant au rôle des immigrants dans le développement de leur pays d’origine, les situations peuvent être très contrastées.

Michèle Gendreau-Massaloux
Je voudrais d’abord souligner la qualité de l’école économique française. Il y a vingt ans, la démographie ne figurait pas parmi les disciplines qui tenaient le haut du pavé dans le monde universitaire. Aujourd’hui, les travaux que vous conduisez, reconnus partout, font autorité. J’y vois un très bon signe, non seulement pour le travail universitaire mais pour ses effets sur les politiques nationales, européennes et mondiales. De ce point de vue, à part quelques hommes d’État, dont Jean-Pierre Chevènement, dont notre ami le ministre russe qui parlait déjà de la « fourmilière », je ne vois guère de propos politiques qui, de façon récurrente, fassent droit aux analyses démographiques pourtant nécessaires, comme vous le prouvez vous-mêmes.

Plusieurs d’entre vous ont eu des expériences dans la proximité d’hommes politiques. L’un d’entre vous, journaliste, fait partie de ceux qui tiennent un rôle important pour sensibiliser l’opinion. Bien sûr, on peut comprendre que cette opinion soit déjà, a priori, tributaire d’autres sujets – la violence, les quartiers, les difficultés d’intégration – qui tiennent un rôle beaucoup plus fort que les analyses économiques dans la perception par les citoyens de la réalité qu’ils vivent au quotidien.

Je voudrais savoir si chacun d’entre vous peut décrire les difficultés qu’il rencontre, lorsqu’il est en contact avec des politiques, à faire en sorte que ces personnalités puissent intégrer à leurs propositions – la période s’y prête – les analyses que vous produisez vous-mêmes. Je trouve que le sujet, pour le moment, se pose de façon intellectuelle, mais que l’on entend très faiblement votre voix et je le regrette.

Jean-Pierre Chevènement
Comment et dans quels domaines voudriez-vous que ces propositions fussent formulées ?

Michèle Gendreau-Massaloux
Il faudrait d’abord que les démographes puissent, au niveau du terrain, des élus locaux par exemple, apporter une perception du contexte global de leurs analyses et en même temps participer à l’élaboration des politiques publiques.

Jean-Pierre Chevènement
J’ai été élu local pendant près de quarante ans. J’avais décidé, au grand effroi de ma municipalité, d’installer un Centre d’accueil de demandeurs d’asile (CADA). Il fut créé sans que cela posât tant de problèmes…

Michèle Gendreau-Massaloux
Un CADA est installé dans une petite commune de l’Aude, Lagrasse, où Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, tient régulièrement des ateliers où les questions de démographie sont abordées. Ces cas sont remarquables, louables mais rares.

Jean-Pierre Chevènement
Il y a eu, à mon avis à juste titre, de la part du ministre de l’Intérieur, une proposition de répartition des 7 000 migrants de la fameuse « jungle » de Calais qui n’aurait pas dû poser le moindre problème. Or je vois que certaines des plus grandes régions de France s’opposent à l’installation de quelques centaines de migrants qu’on saupoudre dans la campagne… Dans une France relativement peu dense sur le plan démographique, cela ne devrait pas poser des problèmes insurmontables. Je suis très surpris de ce type de réactions. Si la raison (cartésienne ?) guidait les Français, ils devraient accepter un plan marqué au coin du bon sens.

J’observe qu’il y a une exploitation, une instrumentation de ces problèmes mais ils ne s’en posent pas moins. Comme vous l’avez dit très justement, ils se posent beaucoup plus au niveau des deuxième et troisième générations. Si on veut gouverner avec une vision à long terme, comme nous le suggère Mme Gendreau-Massaloux, on ne peut ignorer ces problèmes. Il faut avoir à l’esprit la nécessité de renforcer les valeurs républicaines et la force de nos institutions si on veut leur permettre d’affronter les défis qui sont devant nous.

Gérard-François Dumont
De nombreux contacts avec des responsables politiques français de toutes tendances, dont un certain nombre d’auditions au Parlement, en France comme dans d’autres pays, me conduisent à considérer qu’il manque en France une culture de l’évaluation. Sous l’effet d’une sorte de « prurit législatif », la France multiplie les lois, au demeurant souvent difficilement lisibles en raison d’un nombre d’articles considérables, dont parfois certains se contredisent. Et le Parlement français est invité par les gouvernements du pays à se prononcer sur des projets de lois sans véritables évaluations des lois antérieures et sans faire l’ingénierie des projets de lois. Cela conduit souvent à des résultats insatisfaisants. Prenons un seul exemple, celui des projets du Premier ministre Jean-Pierre Raffarin souhaitant un acte II de la décentralisation qui, en réalité, a abouti à une recentralisation [3] … qui n’était, pourtant, nullement dans les intentions du dit Premier ministre ! L’une des raisons est qu’il n’y a eu ni évaluation indépendante des textes antérieurs et de leur mise en œuvre, ni ingénierie des projets de l’acte II.

J’ai l’honneur, en tant que personnalité qualifiée, d’être membre de la commission nationale d’évaluation du recensement de la population (CNERP), dont certains des travaux sont louables. Mais il est clair qu’elle fonctionne d’une façon qui ne lui permet pas d’être véritablement indépendante. En fait, elle ne dispose d’aucun autre moyen que de ceux qui lui sont accordés par l’Insee. Il en résulte que, dans une certaine mesure, l’Insee s’évalue elle-même. D’où des résultats insatisfaisants.

La mise en œuvre d’évaluations indépendantes devrait donc être impérative. Certes, un effort avait été fait avec l’obligation de faire précéder les projets de lois d’études d’impact [4], démarche intéressante. Malheureusement, le Conseil constitutionnel est resté très formel en considérant qu’un texte intitulé « étude d’impact » était une étude d’impact… même lorsque le document est si affligeant qu’il vaudrait une note éliminatoire à un élève de première année d’université ! Est-il besoin de rappeler le nombre de réformes qu’a connues le système éducatif français sans jamais les précéder d’une évaluation précise et indépendante des effets des précédentes réformes ? Toute loi devrait faire l’objet d’une ingénierie, ce qui aurait permis par exemple de réaliser que le projet de loi de nouvelle délimitation des régions allait se traduire par des coûts supplémentaires, et nullement des économies, et surtout par des politiques publiques de moindre efficacité, car cette efficacité requiert que le territoire dont les élus ont la responsabilité ait un lien avec celui auquel s’identifient les habitants.

Jean-Pierre Chevènement
Vous jetez une lueur très vive sur un phénomène manifeste : les lois sont faites sans qu’aucune étude sérieuse de l’effet qu’elles auront ne soit réalisée bien que, théoriquement, elles soient précédées d’une « étude d’impact ». De plus, les lois doublent de volume entre le projet de loi gouvernemental et ce qui sort à la fin des navettes et délibérations des assemblées.

Les conditions dans lesquelles la loi est élaborée posent tellement problème que nous allons prochainement organiser un colloque sur ce sujet [5].

Gérard-François Dumont
Il arrive que le gouvernement lui-même rajoute des articles pendant les débats parlementaires !

Jean-Pierre Chevènement
Je ne défends aucun gouvernement. De même je suis souvent interrogatif sur les techniques actuelles de recensement. Avant, on allait dans chaque maison, maintenant on fait des « sondages ». Je pense que cela peut conduire à des erreurs assez considérables. On donne 66 millions d’habitants à la France, y compris les DOM-TOM, soit 64,5 millions pour la France métropolitaine, j’aimerais savoir, au vu de mon expérience de maire d’une ville moyenne, combien il y en a en réalité. Là aussi, il faudrait aller y voir d’un peu plus près.

Alain Dejammet
Vous nous dites, M. Mouhoud, que 200 000 personnes par an entrent en France et que 100 000 en partent… Je vois très peu de choses sur ces 100 000 migrants qui repartent, je ne vois aucun récit de ces personnes ayant regagné leur pays d’origine. Je suis persuadé que certains font bénéficier de leur expérience les pays d’origine, comme cela a été le cas en Inde, vous avez eu raison de le mentionner.
Je partage l’observation de Jean-Pierre Chevènement, on a quand même l’impression de beaucoup de flou dans ces questions démographiques, les données sont parfois très imprécises, surtout quand on sait la difficulté que nous éprouvons à accéder aux informations concernant l’origine ethnique etc.
Quelles sont, à votre avis, Monsieur le professeur, les sources, les documents les plus fiables, les plus sérieux en matière démographique ? Vous avez plusieurs fois mentionné l’OCDE.

El Mouhoub Mouhoud
En effet, personne ici ne peut accorder totalement foi aux statistiques et données. Nous, utilisateurs de ces données, sommes les premiers à être extrêmement prudents.

Sur les flux des migrations, ce qui est différent des « stocks », je dirai que la base de données DIOC de l’OCDE [6] et « Perspectives internationales des migrations », publication annuelle de l’OCDE [7], sont pour moi, en tant qu’utilisateur, des études tout à fait sérieuses réalisées à partir des données nationales. En France nous disposons de données concernant les titres de séjour délivrés (215 000) [8]. La France intègre les étudiants (70 000), selon la logique des titres de séjour. Si les États-Unis intégraient les étudiants dans leurs flux d’immigration ils seraient encore beaucoup plus élevés. L’OCDE travaille sur des données nationales, les homogénéise, les compare. Mais l’immigration clandestine n’est pas prise en compte, toute une série de choses sont imparfaites. Il ne faut pas donner un blanc-seing aux données

Vous dites qu’il n’y a pas de statistiques ethniques, il y en a : L’enquête Trajectoires et Origines (TeO) INED-INSEE [9] est bien faite, représentative. Nous avons des gens extrêmement compétents sur ces questions.

La question de l’immigration est très compliquée car il y a une divergence entre ce que l’on observe au niveau macro, au niveau global, et ce que l’on observe au niveau local, quand on est dans une commune où il y a une surreprésentation de l’immigration. Grâce à l’enquête TeO (Trajectoires et Origines) on sait qu’en France 76 % de la population est française à deux générations. En Ile-de-France, cette moyenne tombe à 56 % et à 25 % en Seine-Saint-Denis ! Il y a donc un effet de concentration.

M. Chevènement nous dit que les problèmes d’intégration sont parfois sous-estimés. Non, mais ces problèmes, majeurs, sont liés à l’hyper-concentration des populations vulnérables dans certains endroits. Cette hyper-concentration mérite une politique rigoureuse, qui diagnostique correctement les choses afin de trouver les solutions, sans lien avec l’instrumentalisation qu’on fait de l’immigration. On peut continuer à dire qu’on a trop d’immigrés… Mais cela ne change rien au problème réel, connu grâce aux chiffres de l’enquête TeO (Trajectoires et Origines). J’ai un doctorant qui travaille sur les problèmes d’insertion sur le marché du travail en descendant au niveau des ZUS (zones urbaines sensibles), c’est-à-dire un niveau extrêmement fin. Cela donne matière à réfléchir. Des problèmes de discriminations ethnique et territoriale, d’accès au marché du travail, sont révélés par une collègue de l’Ecole économique de Paris, Marie-Anne Valfort, grâce à des méthodes de testing.

À un certain moment on parlait de « politique d’intégration », aujourd’hui on demande aux populations de s’intégrer. Il y a un décalage entre la nécessaire politique publique qui a pour vocation de coordonner la politique d’intégration et l’injonction permanente à « s’intégrer ». S’intégrer soi-même est beaucoup plus compliqué que lorsque la République met en œuvre des instruments d’intégration. Les données d’enquête, quand elles sont bien faites, montrent des choses tout à fait intéressantes et permettent un diagnostic qui autoriserait des politiques courageuses, contrairement à la politique du refus des vrais chiffres et des vrais débats sur l’immigration – coûteux en termes de sondage et de gains politiques à court terme – menées depuis 2012.

Certains pays mettent en place des organismes indépendants, comme le Migration Advisory Committee (MAC) en Angleterre. Ce conseil sur les migrations, composé d’experts, publie chaque année un rapport incontestable dont les politiques s’emparent ou non mais, au moins, il y a des éléments sur lesquels on peut débattre. En France, sur ce sujet instrumentalisé, on ne peut même pas débattre des vrais chiffres. Les chiffres de 200 000 entrants / 100 000 sortants sont avancés en comparaison avec d’autres pays, alors que les chiffres de l’OCDE donnent 250 000 entrants parce qu’ils prennent en considération les 90 000 migrants européens en libre circulation.

On peut craindre les chiffres, on peut craindre les données mais il faut aussi considérer que des progrès sont faits qui nous amènent à faire d’autres progrès encore plus considérables, de façon à bien diagnostiquer les choses et à avoir des politiques d’évaluation raisonnables, solides. On gagnerait à dire les choses telles qu’elles sont sur les questions de l’immigration et de l’intégration. C’est la raison pour laquelle nous intervenons dans ce débat public.

Jean-Pierre Chevènement
« Dire les choses telles qu’elles sont », voilà qui est très difficile !
J’aimerais que nous écoutions l’éclairage du Professeur Dumont.

Gérard-François Dumont
Le système d’information statistique de la France, qui était déjà plutôt insuffisant, s’est détérioré ces dernières décennies. L’instrumentalisation des chiffres de l’immigration, qui participe depuis trois décennies à la montée du Front national, est en réalité l’effet d’un système statistique déficient sur les migrations.

En effet, la France n’a pas engagé une simplification possible des opérations du recensement exhaustif. Pourtant, le Conseil économique et social avait voté à l’unanimité un rapport [10] que j’avais présenté et qui proposait des modalités pour un recensement à la fois exhaustif et simplifié. Ce rapport dort dans un tiroir.

Or, l’Insee, ayant inventé le « recensement rénové », est parvenu à le « vendre » au Parlement en promettant – ce qui était pourtant largement fallacieux – des données plus fraîches, et le Parlement l’a instauré dans une loi du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité. Or, ce « recensement rénové », qui n’est plus exhaustif, introduit, notamment du fait de sa méthode duale et quinquennale [11], une multitude de biais [12] dans sa collecte (comme le système d’enquêtes tournantes dans les communes de 10 000 habitants ou plus) et dans son dépouillement (comme l’emploi de méthodes d’intrapolation et d’interpolation à la fiabilité insuffisante).

Il faut toutefois noter que les études comparatives entre différents territoires conservent heureusement une certaine pertinence dans la mesure où certains biais sont communs à l’ensemble des territoires.
Autre élément extrêmement perturbateur : les définitions françaises des concepts démographiques ne correspondent pas aux définitions internationales. Par exemple, les chiffres du nombre d’immigrants en France peuvent différer selon le site de l’Insee et celui d’Eurostat, bien qu’ayant la même source, l’Insee. Plus généralement, face à toute donnée démographique publiée, il est impératif de garder un sens critique.

Quelles solutions apporter ?

Il faut d’abord revenir à un recensement exhaustif. Outre le rapport rappelé ci-dessus du Conseil économique et social, j’ai œuvré pour que fût rédigé un rapport de l’Assemblée nationale sur cette question [13], qui dort également dans un tiroir.

La nouvelle méthode de recensement, inventée par quelques brillants polytechniciens, est assez décalée de la réalité. Par exemple, un certain nombre de personnes refusent de répondre aux enquêtes, notamment, car il n’est plus possible, comme lors d’un recensement exhaustif, d’annoncer les opérations de recensement à tous les Français par une campagne générale d’information. Dans certains arrondissements de Paris, il peut y avoir jusqu’au cinquième de non-réponses aux enquêtes annuelles de recensement, non-réponses qui donnent le plus souvent lieu à l’établissement de feuilles de logement non enquêté (FLNE) dont le contenu est particulièrement pauvre. Ce pourcentage de non-réponses sur un échantillon de 8 % de la population censé être représentatif de l’ensemble doit conduire à regarder les résultats avec beaucoup de circonspection.

Or, la connaissance et la transparence des données démographiques est indispensable pour éviter une utilisation politicienne des chiffres. Une solution est celle que pratiquent la majorité des pays d’Europe : ils tiennent des registres de population au niveau communal. Cela permet en outre aux maires d’avoir des politiques publiques plus efficaces parce qu’ils connaissent beaucoup mieux leur population et son évolution par quartier, y compris, dans certains pays, les immigrés en situation irrégulière. Par exemple en Espagne, l’immigré en situation irrégulière (au sens de la réglementation nationale) va s’inscrire sur le registre de population (le padrón). En effet, pour bénéficier de l’équivalent de notre aide médicale d’État (AME) et pour que ses enfants soient scolarisés, il doit présenter un empadronamiento, certificat attestant l’inscription au padrón, registre de la mairie de quartier. Et l’État verse une dotation financière à la commune en fonction de son nombre d’habitants, y compris les immigrants irréguliers inscrits sur le padrón. En 2005, les immigrants irréguliers avaient d’ailleurs besoin de cet empadronamiento pour être régularisés.

La France restera dans un certain flou et dans des retards d’information significatifs sur ses statistiques territoriales tant qu’elle n’aura pas de registres de population. La situation actuelle est telle que les maires sont conduits à décider des équipements publics sans une bonne connaissance de leur population, de la géographie du peuplement et de sa dynamique.

Une réforme de notre système d’information statistique est donc indispensable.

Certes, il y a nombre d’agents de qualité à l’Insee. Mais un véritable fossé existe entre le discours officiel que l’institution tient et ce que des agents peuvent dire en privé, déplorant, d’une part, la détérioration de la connaissance des évolutions démographiques sur le territoire français, qui conduit à des politiques publiques inappropriées telles que les dernières lois territoriales [14] et, d’autre part, le fait que l’open data reste pour l’Insee davantage du domaine de la rhétorique que de la pratique.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur le professeur. Cette suggestion méritera certainement d’être reprise dans une proposition de loi que nous pourrions faire déposer. Je crois qu’elle touche à un point tout à fait essentiel qui est la connaissance même de ce dont nous parlons.

Romaric Godin
Il existe en Allemagne des registres de population sur lesquels ont été basées pendant longtemps les projections de population. Suite à un recensement effectué en 2011, la population a été corrigée à la baisse de 2 millions. Cela ne signifie pas que le registre de population ne soit pas nécessaire.

Dans la salle
On parle en permanence de globalité et on oublie le quotidien.
Sur le plan social, il faut du temps pour « s’intégrer », s’adapter : on ne change pas ses habitudes de vie, ses coutumes, du jour au lendemain. Or on a tendance, sur le plan politique, à vouloir faire les choses trop rapidement. Nous sommes dans une société ultra-violente, à tous les niveaux (politique, religion, entreprise, pratiques commerciales …) où l’on veut « tout tout de suite ». Pour les nouveaux-venus c’est compliqué.

Pendant les années 1990, dans beaucoup de foyers français, il y avait un téléviseur dans chaque pièce. Les enfants étaient livrés à eux-mêmes. Ces enfants, devenus parents, sont aujourd’hui collés à leur smartphone. Nous sommes confrontés à un phénomène de changement de société ultra-violent. Or les politiciens voudraient avoir des résultats immédiats pour démontrer leurs compétences en matière de gestion du pays.

Il faut peut-être qu’on se laisse du temps. Si on veut aller trop vite, on va droit dans le mur.

Jean-Pierre Chevènement
Vous avez prononcé quelque chose qui ressemble au mot de la fin en nous exhortant à prendre du recul, à réfléchir, à ralentir le cas échéant. Dans beaucoup de domaines ce serait très utile. En même temps, vous avez décrit ce tsunami de technologies nouvelles, ces gens collés à leur écran… Bref vous avez montré que ce n’était pas si simple !

Je vous remercie de vos suggestions. Nous allons prendre le temps de réfléchir.

Merci à tous les intervenants.

———
[1] E.M. Mouhoud « L’immigration en France », Mythes et réalités, à paraître chez Fayard, 2017
[2] Dumont, Gérard-François, « Un nouvel acteur géopolitique : la diaspora indienne », Géostratégiques, n° 19, avril 2008.
[3] Dumont, Gérard-François, « Favoriser une meilleure gouvernance des territoires », dans: Allain, Joël, Goldman, Philippe, Saulnier, Jean-Pierre, « De la prospective à l’action » (Apors Éditions, Bourges, 2016).
[4] En vertu de la loi organique du 15 avril 2009 prise sur le fondement du nouvel article 39 de la Constitution (réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008), la plupart des projets de loi déposés par le gouvernement doivent désormais faire l’objet d’une étude d’impact, afin de mieux éclairer les choix faits en matière de législation, d’améliorer la qualité de la loi et de remédier au « désordre normatif » (Extrait du Rapport d’information fait au nom du Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques sur les critères de contrôle des études d’impact accompagnant les projets de loi).
[5] « L’exercice de la souveraineté par le peuple : limites, solutions », colloque de la Fondation Res Publica prévu le 14 novembre 2016 Avec Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, Marie-Françoise Bechtel, vice-présidente de la Fondation Res Publica, députée de l’Aisne, Jean-Éric Schoettl, conseiller d’État honoraire, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel et Thierry Mandon, secrétaire d’État chargé de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
[6] Il y a quelques années, l’OCDE a commencé à compiler des données basées sur les recensements de population des pays de l’OCDE menés en 2000.
Depuis, une seconde série de recensements a été ajoutée à la première. Et l’OCDE a joint ses efforts à ceux de la Banque mondiale dans un projet visant à étendre la couverture de la base de données sur les immigrés dans les pays de l’OCDE (DIOC) à des pays de destination non-OCDE (DIOC-E ou DIOC extended). Cette collection de données a permis de calculer des taux d’émigration par niveau d’éducation.
Les bases de données comprennent des informations sur les caractéristiques démographiques (âge et genre), la durée de séjour, la situation sur le marché du travail (situation, professions, secteurs d’activité), domaine d’études, niveau d’éducation atteint et lieu de naissance. www.oecd.org/fr/els/mig/dioc.htm
[7] L’édition 2016 des Perspectives des migrations internationales analyse les évolutions récentes des mouvements et politiques migratoires dans les pays de l’OCDE et dans quelques pays non-OCDE et observe l’évolution de la situation des immigrés récents sur le marché du travail dans les pays de l’OCDE. Le rapport comprend deux chapitres spéciaux : « L’incidence économique des migrations : de l’importance de l’échelon local » et « Les migrations internationales dans le sillage des chocs environnementaux et géopolitiques : quelles mesures les pays de l’OCDE peuvent-ils prendre ? » ainsi que des notes par pays et une annexe statistique. http://www.oecd.org/fr/migrations/perspectives-des-migrations-internationales-19991258.htm
[8] http://www.immigration.interieur.gouv.fr/Info-ressources/Statistiques/Tableaux-statistiques/L-admission-au-sejour-Les-titres-de-sejour
[9] https://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/19558/dt168_teo.fr.pdf
[10] Conseil économique et social, Gérard-François Dumont, rapporteur, « Les spécificités démographiques des régions et l’aménagement du territoire » (Éditions des Journaux officiels, Paris, 1996).
[11] Dumont, Gérard-François, « Le nouveau recensement : une méthode duale et quinquennale », Population & Avenir, n° 667, mars-avril 2004.
[12] Dumont, Gérard-François, « Le nouveau recensement de la population de la France et les améliorations nécessaires », Les analyses de Population & Avenir, septembre 2008 (https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01407590 ; cf. également « Polémique sur la nouvelle méthode de recensement de l’Insee », Le Monde, 21 juillet 2012.
[13] Rapport d’information déposé, le 12 novembre 2008, en application de l’article 145 du Règlement par la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République sur la nouvelle méthode de recensement de la population, et présenté par M. Philippe Gosselin, Député, en conclusion des travaux d’une mission d’information
[14] Voir « Quel modèle territorial pour la République ? », colloque organisé par la Fondation Res Publica le 28 septembre 2015, avec Gérard-François Dumont, Stéphane Rozès, Marie-Françoise Bechtel et Jean-Pierre Chevènement.

Le cahier imprimé du colloque « La démographie en Europe et ses répercussions économiques et sociales » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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