Débat final du colloque « Intégration, laïcité, continuer la France » du 23 mai 2016.
L’analyse de Régis Debray est évidemment juste sur le plan descriptif : il y a une crise de l’État, il y a une crise de l’École et on ne peut pas dire que le jeu des media pousse dans le sens de l’intelligence collective. Mais cette « crise » de l’État, par définition, est une contradiction. En même temps, nos sociétés expriment un besoin énorme d’État associé à un sentiment de vulnérabilité sociale. Cette demande ne trouve pas de réponse mais elle existe. On peut donc supposer raisonnablement que le processus de convergence démocratique qui assure la représentation entre la base et le sommet puisse produire des ajustements. Le potentiel existe dans le principe. Nous avons été témoins depuis quelques mois de la résurgence de choses endormies qui ne demandent qu’à ressortir. Quand une nation honnie est mise en question de façon directe, on s’aperçoit que l’attachement que lui vouent les citoyens demeure intact, que le patriotisme ne demande qu’à flamber… quelquefois même de manière un peu excessive comme il lui est assez naturel dans des circonstances qui le mettent au défi.
La crise de l’École, tout à fait indiscutable, touche une société qui se veut elle-même une société de la connaissance, qui pose bel et bien qu’elle a un besoin criant de cette école que par ailleurs elle contribue à affaiblir de toutes les façons. Nous sommes dans une tension irrésolue qui est en même temps un ressort pour l’action puisque cette situation contradictoire nous ménage des marges de manœuvre.
Le terrain des media est le plus difficile parce que l’action n’y obéit pas à des règles publiques et échappe complètement à la prise directe. Mais on peut juger qu’il y a là aussi une énorme contradiction entre une demande sociale, soigneusement analysée par des spécialistes en consommation, et un résultat final très ambigu : l’élévation globale du niveau d’information dans nos sociétés, qu’on ne peut quand même pas nier, et une image extrêmement négative des mêmes media auprès des citoyens, ce qui ne les empêche pas de les consommer, par un paradoxe bien connu qui signifie que nous ne sommes pas dans une situation stable.
Je donnerais raison à Régis Debray si nous pouvions dire que nous avons atteint un certain point qui ne comporte pas de contre-forces. Les contre-forces existent mais nous ne savons pas les mobiliser. Là-dessus, je rejoins Régis Debray. Mais il me semble tout de même qu’il faut insister sur la dimension contradictoire de ces phénomènes auxquels nous sommes confrontés.
Régis Debray
Marcel Gauchet a tout à fait raison. Nous sommes en manque de ce dont on nous prive. Nous sommes en manque d’État, nous sommes en manque d’appartenance… et, finalement, nous sommes en manque d’estime de soi.
Je répondrai à Jean-Pierre Chevènement que le modèle américain est beaucoup plus exportable et beaucoup plus prisé que le nôtre. Lorsqu’à l’étranger on parle des rapports de l’État et du religieux, de la laïcité (même si le mot est difficilement prononçable dans beaucoup de pays), la référence ultime est toujours les États-Unis qui sont beaucoup plus en harmonie avec l’hégémonie du religieux sur la plupart des continents. « Vous pouvez vivre votre religion comme vous voulez. On va même vous aider, vous donner de l’argent, des radios… et des pentecôtistes, et des baptistes, et des anabaptistes… Bref il y a une formidable osmose protestante partout.
De plus, les Américains s’aiment mieux que nous nous aimons nous-mêmes. Ils défendent leur modèle, ils l’exportent, ils se bagarrent, ils nous attaquent…
C’est pourquoi je pense qu’il ne faut pas surévaluer la portée de notre laïcité. Notre modèle me semble très préférable mais je ne suis pas sûr qu’il soit le plus exportable.
Il est vrai que nous avons besoin d’État. Mais le marché n’est-il pas en train de phagocyter les États ? Pour le moment, l’État apparaît plus subordonné que combattif sur cette question.
Reste à militer pour ce que j’appelais l’alliance du régalien et du plébéien, l’alliance de la puissance publique avec les couches populaires. C’est peut-être une définition de la gauche française mais aujourd’hui elle me semble être une visée, un objectif.
Mais il y aura tout de même pas mal de travail.
Didier Leschi
On a parlé de la raison… qui est aujourd’hui la chose la moins partagée par ceux qui nous dirigent. Le constat que nous faisons pouvait être fait il y a dix ans. J’ai repris, à titre d’exemple, les chiffres de la crise sociale en Seine-Saint-Denis qui expriment ce que nous savons tous. La difficulté est de parvenir à faire comprendre que c’est sur cette crise sociale que les idéologies du pire progressent, avec la perte d’une certaine mémoire historique. En effet, nous avons vu à d’autres moments de l’histoire une crise sociale non traitée se muer en substrat de la pire des idéologies.
Ce que décrit Régis Debray à sa manière, c’est le découplage entre les défenseurs historiques des catégories sociales démunies ou opprimées et ces mêmes couches sociales, de plus en plus laissées en déshérence.
Je ne suis pas sûr qu’on puisse postuler que les classes issues de l’immigration ne seraient pas rattrapables dans un mouvement collectif pour la raison, comme d’autres le furent avant elles. Si on a réussi à entraîner dans ce mouvement d’autres immigrations empreintes de religiosité et ayant un comportement familial assez rétrograde par rapport aux normes, c’est parce qu’il y avait une sorte de noyau capable de les « satelliser » (au bon sens du terme). Aujourd’hui, le nouveau noyau en capacité de les satelliser, idéologiquement très puissant, dispose des vecteurs de communication pour propager son discours.
Nous voyons à l’œuvre – tragiquement en Seine-Saint-Denis qui fut un des bastions du mouvement ouvrier – une inversion totale : ce qui reste des structures de ce qui fut un mouvement ouvrier est soumis à la nécessité de suivre la structuration de la société d’en bas, reflet des habitants des quartiers happés par une idéologie d’autant plus forte que les autres n’ont plus rien à avancer. Quand je dis « les autres », je ne parle pas seulement de ceux qui ont disparu après la chute du Mur. Il n’y a pas aujourd’hui de social-démocratie capable de présenter un compromis acceptable dans lequel les gens sentent que quelque chose est possible pour leurs enfants. C’est la réalité quotidienne.
La pression de l’islam et de l’islamisme sur ces populations est d’autant plus forte que, comme l’a dit Jean-Pierre Chevènement, nous assistons à un affaissement total du débat.
Marcel Gauchet parlait des Frères musulmans, du wahhabisme etc…, l’axe global de leur débat interne sur la manière de moderniser l’islam est très loin de nos valeurs. Et c’est une force d’attraction redoutable.
Le problème n’est pas la masse, mais la marge satellisée par l’islamisme qui pèse comme un poids déséquilibrant par rapport à la société globale. Tant qu’on ne traite pas cette marge, elle s’amplifie. La traiter signifie la prendre en charge sociologiquement, idéologiquement, politiquement et lui parler.
On ne lui parle pas ou on lui tient un discours inaudible, comme celui qui consiste, depuis des années à expliquer qu’on va résoudre la question de l’emploi au pied des immeubles grâce au développement de l’entreprise unipersonnelle ! Cela ne résiste pas à l’examen : on finance massivement des associations qui vont donner 2 000 euros à quelqu’un pour ouvrir un kebab ou un salon de coiffure ethnique… il y a là quelque chose qui est de l’ordre d’une pensée idéologique libérale fascinante d’inconsistance ! En réalité, la vraie économie est ailleurs, avec des qualifications extrêmement fortes. La force du modèle américain (illustré par Uber) est sa promesse d’une réussite possible en dehors du carcan que seraient les acquis sociaux : on sait bien que quand on demande un VTC Uber, le conducteur sera un jeune beur qui n’a pas la mémoire historique des combats passés.
Cela ne permet pas l’organisation de quelque chose de collectif, d’un débat, d’un dialogue… de ce dont j’ai une certaine nostalgie…
Marcel Gauchet
Vous dites que nous connaissions tous les données que vous nous avez exposées. Je crois que vous vous trompez. Je suis sûr que pour beaucoup d’entre nous dans cette salle, moi le premier, le tableau que vous avez dressé a été un choc par la conjonction des faits que vous avez présentés. Je crois qu’on ne les connaît pas avec précision. Le premier pas à faire est de mettre ces données en lumière de façon beaucoup plus poussée et plus méthodique qu’on ne l’a fait.
Jean-Pierre Chevènement
Régis Debray dit que notre modèle de laïcité n’est pas très exportable. Mais je ne propose pas de l’exporter baïonnette au canon. Je suis en général contre l’ingérence. La vérité d’exemple et, peut-être, la méthode qui consiste à faire appel autant que possible à l’argumentation raisonnée dans le débat public, est une démarche plus civilisée que celle qui consiste à cultiver l’entertainment au sein des communautés… Ce modèle est-il si facilement exportable ? L’exemple des révolutions arabes montre que ce modèle n’est pas si facile à exporter sauf peut-être dans la longue durée.
« Nous sommes en manque d’estime de soi », disait aussi Régis Debray. C’est très juste. Il est important d’agir et de parler en étant conscients de porter des valeurs. En effet, si nous ne portons aucune valeur, la bataille est perdue car rien ne justifie de la livrer. Il faut y croire. La laïcité, la République peuvent « vertébrer » l’action sur la longue durée. Je crois beaucoup à la force du patriotisme républicain, à condition d’en contenir les excès toujours possibles (mais aujourd’hui nous souffrons d’un manque plutôt que d’un excès). C’est cela qui peut nous permettre de rappeler très tranquillement qu’il existe des règles dans la République française, que la loi et l’esprit de la loi doivent être respectés par tous. Cela peut être parfaitement compris au sud de la Méditerranée car nous avons à traiter un problème interculturel qui ne se limite pas à nos frontières.
En tout cas, les choses sont infiniment plus déliées, plus variées que nous serions tentés de le penser de prime abord.
Pierre Abach
À propos de l’évolution possible des sociétés arabes, quel regard porte-t-on sur ce qui se passe actuellement au sein d’Ennahda en Tunisie où a été officialisée la séparation entre les activités politiques et religieuses ?
Jean-Pierre Chevènement
Je demandai un jour (en 2014) au leader d’Ennahda, M. Ghannouchi, comment il était devenu islamiste. « Je suis devenu islamiste depuis la Guerre des six jours, me répondit-il. Avant, j’étais nassérien ». J’ai posé la même question à d’autres députés d’Ennahda. L’un d’entre eux m’a dit : « J’étais baasiste et je suis devenu Frère musulman après la Guerre des Six jours parce que j’ai vu que l’espoir était dans cette direction ». Il faut comprendre le retournement qui s’est produit dans le monde arabo-musulman à la lumière de l’histoire pour porter un jugement. Je ne porterai pas de jugement sur M. Ghannouchi. J’observe qu’il évolue, au moins dans son propos, dans un sens qui rend la démocratie possible.
Régis Debray
L’expérience d’Ennahda en Tunisie est fondamentale. C’est la première fois qu’on voit un parti islamiste qui joue le jeu des élections, de la démocratie.
« Vous prenez le pouvoir, vous le gardez ! », leur objecte-t-on toujours.
Ennahda n’a pas gardé le pouvoir.
C’est ce qui rend l’expérience tunisienne très importante.
Pierre Abach
La séparation de la religion et du politique est quelque chose de fondamental. Je ne sais pas si d’autres évolutions vont suivre dans les pays arabes. Je pense que c’est la pratique du pouvoir qui a amené les dirigeants tunisiens à cette évolution. Cela me paraît fondamental.
Yvonne Bollmann
Il a été question du caractère non exportable de la laïcité à la française. Freud a écrit que lorsqu’on veut résoudre une question difficile il faut y ajouter une deuxième question, de même qu’il faut avoir deux noix dans sa main pour pouvoir les casser. Je me demande si, à la question de la laïcité il ne faudrait pas ajouter un deuxième trait essentiel de l’identité nationale française : la question de son refus de l’ethnicisation. La France est harcelée en raison de son refus de ratifier des textes qui ethniciseraient la société française (non seulement les citoyens issus de l’immigration mais les citoyens autochtones ou « de souche »). Je pense à l’Allemagne qui veut inciter la France à reconnaître des minorités ethniques sur son territoire. Les Allemands souhaitent en particulier que les Alsaciens et les Lorrains germanophones soient considérés comme la « minorité allemande » de France. Il y a une analogie entre ces deux thèmes qui exigent une soumission de la France.
Laïcité, refus de l’ethnicisation : Ne serait-il pas stratégiquement intéressant de combiner notre combat pour le maintien et le développement de ces deux traits essentiels de l’identité française, fruit de l’histoire ?
Jean-Pierre Chevènement
Les gens qui réclament des statistiques ethniques en France n’ont jamais eu gain de cause. C’est très bien ainsi. En effet, on voit très bien ce qui peut se faufiler derrière cette revendication.
Quant aux Allemands, ils ont beaucoup d’autres problèmes avec les Turcs. Au moment où ils ont changé le droit du sang (jus sanguinis) pour le droit du sol (jus soli), la grande discussion était de savoir si on autoriserait le double passeport allemand-turc ou pas. À l’époque, les écologistes y étaient favorables. J’ai mis en garde le ministre de l’Intérieur, M. Schily, ancien écologiste passé au SPD, sur le risque de différentialisme que représenterait la création de Turcs turcs, de Turcs allemands et d’Allemands allemands… Le mot d’ordre de ce différentialisme est celui de l’apartheid : « égaux mais séparés », ce qui est très difficile à gérer. Je suis plutôt pour la simplicité.
Dans la salle
J’ai vécu dans un pays arabe, ayant étudié à la Sorbonne à Abou Dhabi.
Ne pensez-vous pas souhaitable d’instaurer un régime dérogatoire exemptant du droit commun pour contrer l’islam qui profite de nos faiblesses institutionnelles et constitutionnelles, quitte à aller à l’encontre du bloc de constitutionalité auquel j’accorde une valeur symbolique et non pas juridique comme M. Poniatowski en 1971 quand il l’a inséré dans la Constitution française ?
Ce régime dérogatoire aurait pour objectif une sévérité accrue à l’égard des imams, des musulmans et de l’islam en général afin de mettre l’islam sous tutelle de l’État, de même qu’on avait mis au pas l’Église catholique en 1905. Je pense que l’islam représente un danger au moins aussi important que l’Église catholique en 1905.
Jean-Pierre Chevènement
Vous savez que l’application de la loi, y compris dans ses dispositions visant l’ordre public, suffit souvent à mettre un terme à certains troubles. Et si vous voulez réfléchir à un régime dérogatoire, il faut préciser votre pensée. Selon mon expérience d’ancien ministre de l’Intérieur, on peut s’en passer. Mais il est vrai qu’à un certain moment il faut trouver ce que j’ai appelé tout à l’heure des « biais », par exemple une association. L’État peut aussi intervenir dans les aumôneries… Je parle sous le contrôle de l’ancien directeur du Bureau des cultes.
Didier Leschi
La France est le seul pays du monde occidental à avoir structuré en propre une aumônerie musulmane des armées. C’est la mise sur pied d’égalité de l’ensemble des activités cultuelles au sein des armées. Il y a un aumônier national des armées comme il y a un évêque aux armées.
Il ne faut pas se tromper sur la loi de 1905 : elle donne la liberté aux cultes en même temps qu’elle les détache de l’État.
Le problème que nous avons à résoudre avec certaines pratiques de l’islam ne relève pas du droit car, en termes de droit, elles n’ont rien d’excessif, rien qui soit directement condamnable et qu’on puisse appréhender.
On pourrait discuter du port du foulard à l’université mais on arriverait à des choses difficiles à mettre en œuvre. Faire rentrer des policiers à l’intérieur de l’université pour verbaliser ce qui serait une contravention à l’interdiction du port du voile ne serait pas chose aisée… encore qu’on pourrait avoir une discussion sur le fait qu’aujourd’hui le système de l’enseignement supérieur est divisé en deux. En effet, l’interdiction du voile s’applique à l’ensemble des lycées, y compris en hypokhâgne et en khâgne, qui sont des formations universitaires, alors qu’il n’est pas interdit dans les universités…
Le vrai problème que nous pose l’islam est celui de la formation religieuse des imams (la formation laïque a été montée). Qui sont les formateurs ? Où cette formation se passe-t-elle ? Par facilité on accepte la formation à l’extérieur, comme si le lieu de formation n’avait pas d’impact sur le contenu de cette formation. On pourrait discuter des accords qui ont été passés entre l’État et les États d’origine.
Je crois que le fond du problème n’est pas de l’ordre de l’augmentation des normes de contrainte. Ce n’est pas le sujet.
Jean Hammoud
Je suis parmi ceux qui croient que l’histoire de l’humanité est l’histoire de l’immigration sous ses formes diverses : pacifique, forcée, individuelle, collective…
Depuis le XIXème siècle, trois nouveaux éléments ont changé les données au niveau historique :
1. L’établissement de frontières de plus en plus étanches par l’État-Nation.
2. La promotion et l’imposition du modèle de développement occidental dans le reste du monde
3. La facilité de l’information, de la communication et du transport. Aujourd’hui, quiconque peut, du fin fond de n’importe quel pays sous-développé, voir comment on vit en Europe et aux États-Unis. Et il est normal qu’il vise à vivre comme les habitants des pays développés.
Sommes-nous en train de réagir à la manière de l’Empire romain qui se protégeait des barbares du Nord en s’isolant de plus en plus et en haussant les remparts ?
Je suis musulman. Je connais les pays arabes et la France, où je vis depuis près de quarante ans.
Dans les pays arabes, le tsunami de fondamentalisme généré par des éléments endogènes et exogènes est à son paroxysme. Je veux être optimiste : on voit les extrémistes mais on ne voit pas tous ceux qui sont contre cet extrémisme qui, d’une certaine manière, se sont exprimés dans les révoltes de 2011. Cela n’a pas abouti mais demain, après-demain, dans dix ans, cela peut aboutir.
En France, je vois l’évolution de « l’intégration » (un mot qui gêne un certain nombre de personnes) sur le terrain, au quotidien, malgré les quelques extrémistes partis se tuer et tuer en Syrie et en Irak.
J’insiste sur le rôle de l’école, en France comme dans les pays arabes. En Irak, du temps de la dictature, on est arrivé à liquider l’analphabétisme. Aujourd’hui, l’analphabétisme toucherait 40 % de la population irakienne.
Jean-Pierre Chevènement
Personne ne peut contester la nécessité d’une régulation de l’immigration. Mais personne ne va l’interdire non plus. Mais elle doit être régulée.
S’agissant de l’intégration, j’emprunterai une formulation de Marcel Gauchet : « l’apprentissage de la maîtrise des codes sociaux qui permettent à l’individu d’exercer sa liberté à l’intérieur d’une société ». Le mot « intégration » est mal compris. Il est vu de manière oppressive alors qu’il faut le voir comme une exigence de liberté.
Malika Sorel
Je voudrais attirer l’attention sur l’excellente recommandation de Madame Bollmann. Elle a parlé du caractère essentiel de la nation, une autre caractéristique étant le refus de l’ethnicisation. C’est effectivement un des vecteurs de l’action. Je vous invite à lire le contenu de mon audition par le Comité de réflexion sur le Préambule de la Constitution présidé par Simone Veil (1) où j’abordais cette question. J’y développe les raisons que je n’ai pas le temps de présenter ici. Il s’agit de réfléchir sur ce qui nous arrive et sur nos points de vulnérabilité. Il y a beaucoup de faiblesses dans nos démocraties.
Jean-Pierre Chevènement a dit que les tenants des statistiques ethniques avaient échoué. Je ne suis pas aussi optimiste. En réalité ils sont en passe de réussir. Comment les entraver dans leur succès qui semble imminent ? Je pense à l’introduction des actions de groupe, actuellement en discussion à l’Assemblée nationale. Le projet de loi prévoit les actions de groupe pour les discriminations. Il est aisé de comprendre que c’est une façon de faire revenir la question de la diversité et du partage de notre société sur des bases qui, finalement, se ramèneront au niveau de l’ethnie.
Dernier point : il est normal que notre société se focalise sur les extrêmes. Il faut comprendre ce que le peuple ressent. Quand on voit ce qu’une poignée de personnes ont été capables de faire en novembre il est tout à fait justifié et compréhensible que nous soyons tous très inquiets et que nous nous focalisions sur ces questions, même si, comme j’aimerais le croire, il ne s’agit que d’une poignée de personnes.
Gilles Casanova
L’imaginaire collectif joue un grand rôle dans ce qu’on peut appeler l’intégration, la formation d’une nation, la cohésion. Un habitant de Tourcoing et un Cannois n’ont pas beaucoup de choses en commun dans leur vie quotidienne. Mais chacun voit en l’autre un soutien ou un adversaire dans tel ou tel débat politique national. C’est parce que la société française se construit dans les contradictions qui l’animent qu’existe un imaginaire collectif qui fait fonctionner cette société.
Les gens qui passent leurs journées devant Al-Jazeera ont évidemment beaucoup moins de possibilités de s’insérer dans cet imaginaire collectif. Mais dans le peu qu’ils voient de ce qu’on leur produit, il reste les symboles qui peuvent être forts. On a vu la société française basculer en quelques heures sur les questions de l’immigration et de l’accueil des réfugiés à cause de la photo du cadavre d’un enfant sur une plage. En quelques heures, la photo du jeune Ilan a changé la donne, si on se fie à ce que disent les études. Les media ont un agenda émotionnel, commercial, qui a sa logique mais qui n’a pas de ligne politique, de ligne stratégique. Mais le discours que produit l’État est vide.
Pour le centième anniversaire de Verdun on se propose d’organiser un concert de rap, choix un peu surprenant pour fêter une bataille quand même très mortifère… On invite le chanteur « Black M » (pour « Black Mesrine ») qui s’illustre par des condamnations de la France, des propos antisémites, des appels au meurtre d’homosexuels… toutes chose courantes dans le rap mais qui ne sont pas les valeurs qui sortent de Verdun. Quand on suggère que le jour est mal choisi, on se fait traiter de fasciste par le ministre de la Culture. C’est un peu gênant compte tenu du peu de messages de l’État qui arrivent dans nos banlieues par notre jeu médiatique. « Vous dites ça parce qu’il est noir ! », susurre l’idéologie des postcolonial studies américain. Et on a alors beaucoup de mal à se battre sur ce terrain des représentations parce que les sociétés vivent beaucoup plus d’imaginaire que de chiffres de croissance.
Régis Debray
Madame, vous avez tout à fait raison. La nation juridique doit englober les ethnies particulières. Mais qu’entend-on par « ethnies » ?
Un mot n’a pas beaucoup été prononcé, c’est celui de « communautarisme ». Didier Leschi a évoqué la communauté chinoise qui est une vraie communauté. La « communauté » musulmane n’est pas une communauté. Il n’y a pas de communauté musulmane alors qu’il y a une communauté arménienne, une communauté juive, une communauté chinoise.
J’aimerais savoir si ce mot de communauté – ou de communautarisme – lui est utile ou s’il faut en trouver un autre.
Didier Leschi
C’est une facilité « creuse ». C’est pourquoi j’ai pris l’exemple de la communauté chinoise. Ce qui est le plus communautaire n’est pas forcément ce qui s’intègre le moins bien. C’est la difficulté. La solidarité culturelle, économique, qui existe dans certains groupes, n’est pas un frein à leur insertion. À l’inverse, il n’y a pas de communauté musulmane au sens où il n’y a pas systématiquement de dynamisme économique où on ferait en sorte qu’on emploie telle personne parce qu’elle est musulmane. Il peut y avoir une communauté turque, il y en a même plusieurs, parce que, pour le coup, c’est une population extrêmement divisée politiquement. Quand on est au Millî Görüs (Vision nationale), on n’est pas de la Dyanet, la direction des Affaires religieuses de Turquie, et pourtant on vient tous les deux d’Anatolie (mais on est du côté de l’État ou du côté des Frères musulmans) et l’opposition peut-être violente. Il en va de même avec les Kurdes.
C’est un mauvais mot qui n’a qu’une fonction : stigmatiser. En réalité, quand on dit « communautarisme », on entend « musulmans » alors qu’il n’y a pas chez eux de fonctionnement communautaire dur, organisé et encore moins centralisé. Mais il y a une addition de comportements individuels visibles qui marquent l’espace social (modes vestimentaires, magasins d’alimentation…). Tout cela est aussi favorisé par des logiques propres, individuelles, qui sont celles de la consommation comme mode d’affirmation de son identité. S’il y a des boucheries hallal c’est parce que, culturellement, les populations maghrébines mangent beaucoup plus de viande que les autres populations. Mais ce n’est pas un « fonctionnement communautaire » au sens où on l’entend trop souvent et qui laisse accroire à une sorte de complot organisé.
Pour reprendre l’exemple des enfants chinois, leur premier prénom n’est jamais chinois. En effet, des stratégies communautaires très organisées cohabitent avec des stratégies d’intégration dans le pays où l’on vit en diaspora. Et – comme dans de nombreuses familles juives – existent des comportements de protection ou d’organisation d’une permanence identitaire : un prénom en cache un autre qui a une valeur symbolique interne. Les familles chinoises l’expliquent parfaitement comme une stratégie d’intégration.
Jean-Pierre Chevènement
Ne faudrait-il pas distinguer « communauté » et « communautarisme » ?
La communauté est un fait, celui de se regrouper par affinités. Le communautarisme est un principe d’organisation sociale. En tout cas, ce peut être un encouragement donné à une certaine délégation communautaire de compétences qui devraient rester l’apanage de la République parce qu’elles régissent la sphère du « commun ».
Didier Leschi
Oui, mais nous sommes tous communautaristes à notre manière. Nous formons ici une « communauté » au sens où certains d’entre nous se connaissent et se côtoient depuis trente ans. La question n’est pas là.
Pourquoi cette dynamique sociale n’arrive-t-elle pas à faire congruence et à se mélanger à d’autres ? Là est la question.
Les Portugais sont extrêmement communautaires (clubs de football, associations de joueurs de cartes, restaurants…) mais on ne les perçoit pas comme tels parce qu’aucune partie de ce groupe n’a une dynamique politique qui vient en confrontation avec notre modèle social.
Mais, chez les musulmans, cette dynamique politique n’est pas forcément partagée par l’ensemble du groupe. C’est à l’extrême de cette dynamique que se fait le « communautarisme ».
D’autres phénomènes communautaristes ne sont jamais pointés du doigt. Les Loubavitch sont une forme de communautarisme indéniable. Mais ce communautarisme n’apparaît pas comme prosélyte, d’autant qu’il est, quand il existe, limité au monde juif et il ne se rattache pas à une idéologie globale qui se diffuse par le biais des chaînes TV, des réseaux sociaux etc… en direction de beaucoup plus large qu’eux. Le sentiment spontané c’est qu’il n’y a rien à craindre, et c’est vrai.
À l’inverse, il n’y a pas moins solidaire que ceux qui à travers leurs origines multiples composent le monde musulman. C’est pourquoi nous avons eu beaucoup de problèmes avec le C.F.C.M. Dès qu’on rassemblait les représentants du culte musulman dans une salle, on avait 4 positions, 25 nuances et une fragmentation entre pays d’origine et intérêts de « clocher » divergents. Il était impossible d’avoir un bloc minimal dont on aurait pu dire qu’il était animé, quelles que soient les origines des gens, par l’idée qu’ensemble ils allaient servir l’islam.
Jean-Pierre Chevènement
Personne ne pense qu’il y a une communauté musulmane. C’est infiniment plus compliqué.
Nous allons clore ce débat très intéressant. Je remercie particulièrement les intervenants.
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