Renversements de perspectives, pour ne pas désespérer

Intervention de Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica, au colloque « Intégration, laïcité, continuer la France » du 23 mai 2016.

Merci, Régis, de nous avoir donné toutes les raisons que nous avions d’être pessimistes. Nous n’en attendions pas moins de toi puisque l’intelligence conduit au pessimisme.

Moi qui ne suis pas le plus intelligent, je vais donner maintenant les raisons, non pas d’être optimistes, non pas même de combattre, mais de résister. « Pourquoi nous résistons », en quelque sorte.

Je vois quand même quelques raisons de ne pas désespérer.

Tout d’abord nous sommes instruits sur le défi qu’aujourd’hui le fait musulman jette à la laïcité dans notre société.

Mais on peut voir les choses de plus haut. Au niveau mondial, nous sommes en proie à la « globalisation », un processus qui n’a d’autre fin que lui-même (toujours plus de globalisation) et qui touche aussi l’islam. La crise du modèle républicain (Marcel Gauchet a écrit sur ce sujet quelques pages dont j’ai déjà dit combien je les avais appréciées), une Europe aboulique, désarmée, devenue la banlieue de l’empire américain, et un monde musulman qui, depuis trente ou quarante ans, a opéré un gigantesque tête à queue.

J’ai été amené à servir comme appelé de l’autre côté de la Méditerranée en 1961-62 et je dois dire que le paysage y était très différent de celui que nous voyons aujourd’hui, en Algérie mais surtout au Moyen-Orient où l’on observe le même basculement. L’envol du fondamentalisme islamique n’est rien d’autre que l’envers de l’échec de la modernité dans le monde arabe, de ce qu’on a appelé la Nahda, la réforme. Et si on comprend cela, on a presque tout compris. En effet, on voit bien que, pour toute une série de raisons, le monde arabo-musulman a raté le coche. Colonisé du début jusqu’au lendemain de l’effondrement de l’Empire ottoman, il fut ensuite prisonnier, otage, de la Guerre froide. La création de l’État d’Israël s’accompagna des guerres que nous savons. Ensuite les interventions déstabilisatrices et mal pensées des États-Unis et de leurs alliés ont contribué à faire se lever ce fondamentalisme religieux. En 1979, la République islamique est proclamée en Iran et les lieux saints de La Mecque occupés par des extrémistes plus royalistes que le Roi, plus wahhabites que les wahhabites. En même temps c’est le début du djihad afghan. Je pourrais vous décrire l’envol du fondamentalisme de 1992 à 2001, mais vous savez et comprenez cela comme moi.

Le mouvement que l’histoire a produit sur trente ou quarante ans pourrait s’inverser. Pourquoi ne pas l’imaginer ? Un téléfilm montrait des images de l’Égypte et de la Tunisie dans les années 1960-1970. On y voyait les filles se rendre à l’école, au lycée, tête nue et coquettes. Le problème de la femme et de l’islam doit être interprété aussi à la lumière de ce renversement qui n’a rien de fatal dans la longue durée, qui pourrait même se renverser, si nous voulons être un peu optimistes et entreprenants. Car il y a des forces, dans le monde arabe et dans le monde musulman, qui n’ont absolument pas envie de passer sous la coupe du fondamentalisme islamique ni des terroristes ni des Talibans. Partout, même en Arabie saoudite il y a des mouvements de contestation.

Les choix politiques qui ont été faits au nom de l’Occident par les États-Unis depuis 1945 (Pacte du Quincy) et le mouvement même de la mondialisation expliquent ce renversement. Pierre Brochand a écrit des pages tout à fait convaincantes sur le fait que le « tsunami » de modernité que l’Occident déverse sur le reste du monde provoque des réactions qui commencent toutes par « re » : le « rebond » de la Chine, le « repli » qui se manifeste à travers l’islamisation des mœurs, le « refus » de l’Occident, celui de l’islamisme politique et enfin le « rejet » du terrorisme djihadiste.

Donc, regardons ce qui se passe dans le monde de l’islam par rapport à la globalisation. Ces sociétés qui cristallisent la tradition réagissent évidemment de manière plus ou moins violente à ce mouvement d’hyperindividualisme libéral.

Le statut de la femme mériterait qu’on en discute un peu plus. Même à l’époque où l’Égypte était sous le régime nassérien, les choses ne devaient pas se passer simplement, de même avec Bourguiba… Il y aurait beaucoup à dire sur ce problème. Mais il faut savoir qu’il y a des mouvements féministes, en Algérie et en Tunisie par exemple. Nous devons prendre la mesure du problème et le prendre par le bon bout. Partir de la globalisation plutôt que de l’islam, même si évidemment l’islam représente le cinquième de l’humanité et si son évolution pose problème. Mais il n’est pas le « primum movens », si je puis dire.

Les États-Unis nous renvoient une image de la laïcité qui présente le modèle français comme un modèle d’intolérance. Or leur propre modèle, qui non seulement s’accommode de l’existence des communautés mais les exacerbe, chapeauté par God, le Président à genoux etc… tout cela nous pose problème à nous républicains et n’est pas transposable à l’Europe. Tout ce qu’a dit Régis Debray est tout à fait juste.

Aux États-Unis, des « postcolonial studies » caractérisent la France comme un pays postcolonial (ils pourraient dire « post-impérial »…) où des « colonisés » poursuivraient leurs guerres d’indépendance au cœur des banlieues… Cette vision complètement déformée de la réalité française et qui alimente des fantasmes violents, est très dangereuse. Les jeunes issus de l’immigration sont des citoyens qui doivent trouver leur place dans la République. Ce ne sont pas d’ex-colonisés !

Le modèle américain et, d’une manière générale, le modèle multiculturel, ne me semble donc pas une réponse adaptée. Mme Merkel elle-même s’était prononcée il y a quelques années contre le modèle multiculturel !

Comme l’a très bien expliqué Marcel Gauchet, le principe de laïcité recouvre le principe de l’autonomie de la raison. Cette raison serait-elle définitivement brouillée ?

Tout cela nous conduit à regarder tel qu’il est un monde qui n’est plus celui que nous connaissions il y a une cinquantaine d’années ou davantage. Huntington parle de « blocs civilisationnels ». Je n’approuve pas cette expression ni ce schéma qui même du point de vue de Huntington ne dessine pas un avenir souhaitable. Mais nous ne sommes plus à l’ère où l’Occident triomphait. Nous devons accepter le principe de non-ingérence parce que l’ingérence systématique donne souvent des résultats catastrophiques. Cette règle de non–ingérence signifie aussi que ces pays dans lesquels nous intervenions ne doivent pas non plus intervenir chez nous, au-delà du raisonnable. En effet, nos pays ont encore des missions religieuses au Proche-Orient et au Moyen-Orient et nous pouvons très bien admettre l’existence d’un islam de France, à condition que celui-ci soit compatible avec les principes de la République.

J’ajoute que Jacques Berque, dans sa traduction du Coran, avait recensé quarante-quatre appels à la raison naturelle ! A quarante-quatre reprises le Prophète fait appel à la raison naturelle, pose le principe qu’il n’y a pas de contrainte en matière de religion et dit qu’il faut chercher le savoir jusqu’aux limites du monde connu à l’époque (« jusqu’en Chine », écrivait-il), aujourd’hui ce « monde connu » s’étend aux biotechnologies, à l’astrophysique etc.

Il y a donc une autre lecture du Coran et des textes sacrés de l’islam que celle qu’on pouvait faire au siècle de l’Hégire. Je connais beaucoup de musulmans qui n’ont pas du tout la vision qu’on nous décrit. La vision salafiste est une vision rudimentaire, sommaire, à laquelle des esprits incultes adhèrent par facilité mais il y a peut-être autre chose à espérer d’une grande civilisation. Car la civilisation musulmane a été une grande civilisation. Elle ne se réduit pas aux versets de Médine. Elle est aussi une littérature, une philosophie, une médecine, une architecture, une histoire qui mérite d’être reconnue. Elle permet aussi d’avoir vis-à-vis des musulmans un autre regard.

C’est un problème qui se pose dans la société française car certains musulmans se sentent discriminés, parfois à tort, parce qu’ils sont pris dans un système victimaire compassionnel, souvent à raison. Mais pour aborder ce problème sérieusement, avec des chances de relever le défi – qui est immense – il faut éviter les automatismes de pensée, garder notre sang-froid, prendre la mesure des choses et contrarier les enchaînements mortifères, les escalades, les surenchères que nous voyons à l’horizon, parce que tout est réuni dans la société française aujourd’hui pour que, en effet, on puisse être pessimiste et que Régis Debray ait raison de nous alerter.

Essayons de voir les raisons que nous pourrions avoir d’être, non pas optimistes, mais volontaires. C’est pourquoi je vous ai proposé ces quelques renversements de perspective.

Pensons nous-mêmes à l’islam également dans la globalisation. Et cherchons à reprendre le contrôle de celle-ci, en mettant à nouveau la politique au poste de commande

——-
Le cahier imprimé du colloque « Intégration, laïcité, continuer la France » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

S'inscire à notre lettre d'informations

Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.

Veuillez saisir une adresse email valide.
Veuillez vérifier le champ obligatoire.
Quelque chose a mal tourné. Veuillez vérifier vos entrées et réessayez.