Une politique étrangère chinoise prudente et pragmatique
Intervention de M. le Dr. Antoine Bondaz, chercheur à Asia Centre et ancien chercheur invité au Carnegie Endowment for International Peace, au colloque « La Chine et ses défis: vers un nouveau modèle de développement? » du 14 décembre 2015.
Je vais essayer de dresser un panorama de la politique étrangère chinoise. Il sera évidemment non exhaustif tant il y a de choses à dire.
Si on voulait résumer la politique étrangère de la Chine, on pourrait dire qu’elle est au service du développement national afin de garantir, in fine, la survie du régime politique. D’où le lien très fort entre la sécurité du Parti et la sécurité de l’État que les internationalistes connaissent très bien et, souvent, privilégient.
Xi Jinping, en ce sens, s’inscrit dans la continuité plus que dans la rupture. Malgré l’opacité du processus de décision en politique étrangère, rappelée à plusieurs reprises dans le cadre du processus de décision en politique économique par les intervenants précédents, la politique étrangère de la Chine demeure pragmatique, réaliste et, avant tout, réactive.
Le débat majeur sur la politique étrangère du pays aujourd’hui, en Chine et hors de Chine, repose sur la notion d’assertivité, en particulier depuis la crise financière et économique de 2009. Selon Andrew Small du GMF (German Marshall Fund of the United States), « l’assertivité chinoise est devenue le nouveau slogan de l’inquiétude internationale envers la politique étrangère chinoise. La Chine a adopté un comportement turbulent et incontrôlable ». L’argument principal est que, profitant du déclin américain, la Chine montrerait ses muscles et ferait pression sur ses voisins, notamment dans ses différends territoriaux. L’argument considère que cette assertivité provoque une instabilité régionale et par conséquent le risque accru de conflit avec les États-Unis mais également avec les pays voisins. De nombreux experts américains utilisent désormais l’expression du « Piège de Thucydide » [1] : la Chine et les États-Unis sont-ils voués à connaître le même sort qu’Athènes et Sparte ?
Mon analyse varie quelque peu car il convient de relativiser cette assertivité chinoise. L’assertivité chinoise du passé est souvent sous-estimée et le changement de sa politique est souvent surestimé. De plus, les perceptions occidentales sont souvent biaisées, comme le soulignait Gill Bates l’ancien président du SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute), un grand centre de recherche à Stockholm et qui a un bureau à Pékin : « Soit, au mieux, la Chine est critiquée pour ne pas en faire assez, soit, au pire, la Chine est critiquée pour en faire trop ».
La Chine, « puissance partielle » (David Shambaugh), plus que puissance globale, demeure une puissance fragile dont la résolution des problèmes domestiques demeure la priorité des dirigeants chinois.
D’une certaine façon, deux Chine continuent d’exister. Il ne s’agit plus de l’opposition entre une Chine communiste et une Chine nationaliste mais de l’opposition entre « un pays fort avec un avenir prometteur en dépit de quelques difficultés à court terme » et « un pays confronté à de graves problèmes structurels et des perspectives incertaines à long terme », selon Richard Haas, président du Council on Foreign Relations. Ce dernier s’exprimait en août 2015 après les soubresauts de la bourse de Shanghai, lesquels n’ont fait que renforcer ce débat et ces arguments, déclenchant une nouvelle vague d’articles, aux États-Unis et en Europe, sur les fragilités du modèle chinois. Déjà, en mars 2015, David Shambaugh avait évoqué « l’effondrement chinois à venir », présentant le système politique chinois comme « gravement cassé » et le Parti Communiste chinois comme à bout de souffle. Le « rêve chinois » du Président Xi serait même d’éviter le « cauchemar soviétique », c’est-à-dire l’effondrement du pays.
Il convient donc de relativiser la puissance de la République populaire de Chine. Les Chinois, pour cela, utilisent le concept de « puissance nationale complète » qui date des années 1980. L’idée principale est que la puissance d’un pays ne se résume pas à sa puissance économique ou à sa puissance militaire mais est un agrégat de différentes mesures économiques, politiques, scientifiques, technologiques, et d’éléments plus larges comme le moral de la nation ou la qualité des dirigeants. En utilisant cet index, la « puissance nationale complète », les auteurs chinois considèrent que la Chine est encore très loin de la parité avec les États-Unis.
Relativiser cette puissance sur le plan international, c’est considérer que les BRICS aujourd’hui ne constituent ni une alliance formelle, ni une alternative crédible au G7. On constate d’abord une forte hétérogénéité entre ses membres et une compétition intra-groupe. Le poids démesuré de la Chine peut également être mentionné (elle représente 45% de la population des BRICS, 61% du PIB nominal et plus de la moitié des dépenses militaires des BRICS). De plus, ces BRICS constituent un groupe non-exclusif, la coopération avec les pays européens et les États-Unis est très forte. Enfin, il y a une absence d’institutionnalisation de cette coopération (à l’inverse de l’Union européenne, par exemple) et une absence d’alliance militaire.
En ce sens, la Chine continue de faire face à un complexe d’insécurité, réelle ou perçue. Le discours de la victimisation y est très souvent utilisé. La Chine qui fait face aujourd’hui à une sorte de paradoxe de l’ascension : « Plus le pays se développe et devient prospère, plus les dirigeants considèrent la Chine comme menacée et en insécurité. » (Susan Shirk)
Pour faire face à ce complexe d’insécurité, la Chine va mettre en place une stratégie double de protection conduisant notamment à l’annonce de l’initiative des Routes de la Soie qui ne remet pas en cause les principes de base de la diplomatie chinoise.
La politique étrangère de la Chine sur le plan global vise avant tout à assurer la poursuite du développement économique chinois : pour l’exportation des biens produits et fabriqués en Chine, la Chine est depuis 2013 la première puissance commerciale. Le commerce sino-européen s’établit à 450 milliards de dollars et la poursuite ou l’approfondissement des échanges économiques entre la Chine et les principales puissances économiques mondiales demeure une priorité. Tout comme la sécurisation des importations de matières premières.
Bien que pays-continent, la Chine demeure pauvre en matières premières, si on excepte le charbon. Elle importe aujourd’hui 60 % de son pétrole et 30 % de son gaz. La construction d’une base logistique à Djibouti est présentée comme une volonté de la Chine de s’intégrer davantage dans le système international et de lutter contre la piraterie, comme tous les pays, notamment occidentaux, afin d’assurer ses voies de communication. La Chine présente ces bases comme des bases logistiques et non des bases militaires (à l’inverse des bases française et américaine à Djibouti) et on peut noter l’inexistence du « Collier de Perles » (théorie apparue il y a environ dix ans selon laquelle la Chine construirait des bases militaires sur ses routes de communication, des Maldives aux Seychelles, en passant par l’Inde ou la Malaisie).
La Chine enfin doit également de plus en plus assurer la protection des ressortissants. L’évacuation en 2011 de plus de 30 000 ressortissants chinois en Libye témoigne de l’efficacité croissante de la Chine, cependant ces évacuations n’ont été possibles que par l’aide militaire logistique des puissances européennes.
La politique étrangère en Asie est une priorité. Comme le disait le ministre des Affaires étrangères Wang Yi : « Nous avons clairement indiqué que le voisinage est en tête de l’agenda diplomatique de la Chine ».
Cependant dans la région, la Chine fait face à un « paradoxe asiatique » tel que défini par la présidente sud-coréenne Park Geun-hye : « la conjugaison d’une interdépendance économique accrue avec une hausse des tensions inter étatiques et une absence d’intégration politique ».
En ce sens, les deux priorités de la Chine dans cette région sont :
– Le maintien de la stabilité périphérique (Taiwan, péninsule coréenne). Les relations avec Taïwan se sont fortement améliorées depuis 2008 et l’arrivée au pouvoir du président Ma Yingjeou. La rencontre récente, à Singapour, entre les deux dirigeants, chinois et taiwanais, marque la volonté de la Chine de créer un précédent et d’empêcher un effet de retour, anticipant la possible élection de la candidate d’opposition à Taïwan, dont le parti (DPP) avait fortement inquiété la Chine au début des années 2000 quand le président Chen Shui-bian tentait de faire de Taïwan un pays indépendant de jure. La politique de la Chine dans la péninsule coréenne souligne également cette volonté de maintien de la stabilité. Bien que la Chine ait protégé et couvert la Corée du Nord entre 2009 et 2012, car le régime nord-coréen était rendu instable par la transition entre Kim Jong-il et son fils Kim Jong-un et que la Chine craignant son effondrement, les relations se normalisent aujourd’hui avec la Corée du Sud et avec la Corée du Nord et la Chine reprend sa politique d’équidistance adoptée au début des années 2000.
– L’approfondissement des relations économiques et la volonté de développer des accords de libre-échange, notamment avec l’ASEAN (ce fut le cas en 2010), et, de façon plus large, avec le concept de RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership) [2], un accord qui inclurait les membres de l’ASEAN, l’Inde, l’Australie.
La Chine fait cependant face à un dilemme récurrent entre stabilité et nationalisme. C’est le cas notamment dans les mers de Chine, méridionale ou orientale. Cependant l’agressivité de la Chine doit être relativisée : les provocations sont de toutes parts et si la Chine a construit récemment un îlot artificiel, elle n’est pas le premier pays à le faire. Et, du Vietnam aux Philippines, chaque pays de la région a tendance à provoquer ses voisins.
Cela m’amène à parler de la nouvelle initiative de la Chine : les nouvelles Routes de la Soie. C’est la première fois que la Chine présente une stratégie intégrée : le 28 mars 2015, la Commission chinoise pour le développement national et la réforme et les ministères des Affaires étrangères et du Commerce présentaient le Plan d’action national pour promouvoir l’initiative « Un corridor, une route » (一带一路 – 1Ceinture 1Route).
Cette initiative est devenue une priorité économique et diplomatique du Président chinois Xi Jinping depuis la présentation de deux projets complémentaires fin 2013 : un « Corridor économique de la Route de la Soie », traversant le continent eurasiatique, et une « Route de la Soie maritime du XXIème siècle », reliant la mer de Chine méridionale à l’Europe. À ces deux Routes de la Soie, nous pourrions ajouter le corridor sino-pakistanais.
Cette initiative vise officiellement à une intégration économique du continent eurasiatique, voire de l’Afrique, et de ses mers périphériques à travers la construction d’un réseau d’infrastructures dont Patrick Artus traitait précédemment.
La création par la Chine de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, que la majorité des États européens – dont la France et l’Allemagne – ont rejointe en mars, est un des outils au service de cet objectif.
Ces nouvelles Routes de la Soie constituent un défi direct à l’influence économique des États-Unis sur le continent eurasiatique, et pourrait à terme se transformer en un vecteur de l’influence politique croissante de la Chine.
Tout en évitant une confrontation militaire et politique directe dont elle serait la première victime, la Chine est en compétition avec les États-Unis dans le seul domaine où leur puissance respective s’approche de la parité : l’économie.
Cette initiative répond à la double priorité du gouvernement que je mentionnais en introduction : assurer la poursuite de son développement économique, fondement de la légitimité du Parti communiste, tout en réduisant l’influence des États-Unis dans la région, d’abord sur le plan économique puis, à long terme, sur le plan politique.
En accroissant son interdépendance et en multipliant les intérêts communs avec ses voisins, la Chine entend se placer en partenaire incontournable de leur développement économique et réduire d’autant les leviers économiques et politiques des États-Unis sur ces pays.
Le but du gouvernement est d’être considéré par ses voisins et partenaires eurasiatiques comme un moteur de croissance indispensable et non comme un prédateur économique ou une menace militaire, tâchant, en ce sens, de lutter contre la fameuse théorie de la menace chinoise (China threat).
D’une certaine façon, la Chine est une puissance moderne car elle est capable aujourd’hui d’associer à la fois les éléments traditionnels de la puissance – tels qu’on les définissait au XIXème siècle – et l’importance extrêmement forte des questions d’interdépendance dans un monde désormais globalisé.
Je conclurai en insistant sur le fait que la Chine pour autant ne remet pas en cause les grands principes de sa diplomatie, notamment le principe de non-interférence inscrit dans les Cinq Principes de la Coexistence Pacifique tels que présentés en 1955. D’une certaine façon, en maintenant ces principes, la Chine continue de vouloir se protéger, de réduire son complexe d’insécurité.
La notion d’interférence est en réalité comprise en Chine comme un éventail très large allant de l’influence (势力, shìlì) à l’intervention (干预, gānyù).
La Chine a aujourd’hui une politique volontairement ambiguë afin de maintenir une flexibilité diplomatique. En ce sens, si la Chine s’accorde le droit d’influencer les pays, elle refuse pour l’instant toute intervention véritable dans ces pays.
Le cas notamment de la responsabilité de protéger, ce grand concept inscrit dans les textes des Nations Unies à partir du milieu des années 2000, est symbolique. Alors qu’elle était à l’origine extrêmement opposée à la capacité de l’ONU de demander des interventions dans des pays en proie à des guerres civiles ou à de grands problèmes humanitaires, la Chine a voté en 2005 en faveur de la résolution mentionnant pour la première fois la responsabilité de protéger et, dès 2006, elle a voté des résolutions, comme sur le cas du Soudan.
Cependant, en 2011, a eu lieu un virage important en rapport avec la Libye, la Chine craignant que le concept de responsabilité de protéger ne soit désormais utilisé par les puissances occidentales pour légitimer des changements de régimes politiques. La politique chinoise en Syrie peut ainsi s’expliquer par le précédent libyen qui a façonné et continue de façonner la politique chinoise au Moyen-Orient et en Syrie. Pour l’ancien ministre adjoint pour la Prospective, Le Yucheng, l’objectif de la Chine est d’éviter «que des pays cherchent à reproduire le modèle libyen en Syrie sous le prétexte de la responsabilité de protéger. Pour le dire franchement, c’est une volonté de changer un régime par la force ». La Chine s’est donc opposée à trois résolutions des Nations Unies sur la Syrie. Un veto double avec la Russie et la Chine continue de mettre en avant le concept de « passivité active » qui fait de la Chine un spectateur plus qu’un acteur en dehors de sa périphérie, une Chine qui regarderait les grandes puissances occidentales, mais également la Russie, s’embourber en Syrie pour mieux les observer, notamment sur le plan des dernières innovations militaires. La Chine, en ce sens, en ferait le moins possible et essaierait d’en tirer le plus possible.
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[1] L’historien américain Graham Allison de l’Université Harvard appelle « piège de Thucydide » l’antagonisme qui oppose à un moment de l’histoire la puissance établie et la puissance ascendante, la crainte que suscite chez la première la montée en puissance de la seconde et le risque de guerre qui en résulte. C’est ainsi que Sparte et Athènes s’affrontent au cours de la guerre du Péloponnèse de 431 à 404 av. J.-C. (voir l’ « Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide », livre I, XXIII). Les États-Unis et la Chine se trouveraient aujourd’hui dans une situation comparable.
[2] RCEP : projet de zone de libre-échange regroupant les dix États Membres de l’ASEAN et leurs six partenaires commerciaux (la Chine, le Japon, la Corée du Sud, l’Inde, l’Australie et la Nouvelle-Zélande), formant ainsi un marché unique de plus de 3 milliards d’habitants représentant environ 1/3 du PIB mondial.
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