Essai de synthèse et quelques réflexions

Intervention de M. Claude Martin, ambassadeur de France en Chine de 1990 à 1993, au colloque « La Chine et ses défis: vers un nouveau modèle de développement? » du 14 décembre 2015.

Merci, Monsieur Bondaz.

Ainsi s’achève le cycle des exposés sur le cadrage politique, la situation économique et la politique extérieure.
Ce que nous venons d’entendre est très intéressant mais suscite naturellement beaucoup de questions.

En cette fin d’année 2015 (année de la chèvre ou du mouton), on ne voit pas la Chine se diriger vers un modèle bien clair, aussi bien sur le plan politique que sur le plan économique ou sur la conduite de sa diplomatie. Elle réagit à l’environnement et essaye de conserver un système qui, depuis dix ans, vingt ans, voire plus, lui a permis de s’affirmer comme une grande puissance.

J’ai apprécié l’expression « passivité active ». La Chine joue un rôle de plus en plus grand dans les affaires, on vient de le voir à la COP 21, mais sans faire grand-chose, simplement en se perpétuant, en perpétuant son système et en l’adaptant, de façon douce en apparence, parfois un peu plus brutale par en-dessous, à la réalité du monde contemporain.

En ce qui concerne la politique, on est impressionné en voyant un pays de l, 4 milliard d’habitants géré, dirigé, gouverné, par un parti unique assez monolithique. 88 millions de membres du Parti communiste chinois ! (88 est un chiffre volontariste : le chiffre 8 porte chance en langue chinoise). Mais, comme M. Zylberman l’a très bien dit, ce parti est composé de pièces et de morceaux. Certains adhèrent au Parti par tradition, d’autres ont atteint un rang social, un niveau de responsabilité où il devient embarrassant de ne pas être au Parti. Le Parti lui-même aspire les compétences, les notabilités, les personnalités. Ce Parti parvient donc à être relativement représentatif de ce qu’est la société chinoise en essayant de s’ouvrir, en présentant l’adhésion au Parti comme bénéfique et, en tout cas, source de sécurité. Pourtant, quand on l’observe dans son action quotidienne, on a la sensation que ce Parti ne se sent pas très sûr de lui, ce qui est paradoxal. Comme vous l’avez dit, il est attentif à gérer les problèmes de la société et à écouter les attentes de la population, il veille à ne pas être décalé, à ne pas laisser sourdre des mécontentements, surgir des impatiences, voire des pulsions de contestation qui pourraient s’avérer dangereuses.

Xi Jinping est un personnage à double face.
Il incarne une certaine légitimité imposée, rappelée, appuyée. Il est le fils de Xi Zhongxun, l’homme qui a lancé toutes les réformes avec Deng Xiaoping. Grand patron de la province du Guangdong, il avait convaincu Deng Xiaoping, tout de suite après le retour de celui-ci au pouvoir, qu’il fallait tenter des réformes dans cette région en regardant ce qui se faisait à Hongkong, de manière à créer un bel interface avec cette économie libérale extérieure, puis, progressivement, expérimenter les réformes à travers les zones économiques spéciales avant de les généraliser à toute la Chine.

L’autre source de sa légitimité vient de sa capacité à traiter, parmi les attentes de l’opinion auxquelles le Parti doit donner une réponse, celles qui sont plus urgentes et plus sensibles que d’autres. La Chine a trois problèmes qu’elle n’arrive pas à gérer : la corruption, la prostitution et la pollution. Sur ces trois points, en cumulant un certain nombre de pouvoirs, pour mieux coordonner, pour sortir de la polysynodie du bureau politique et du comité permanent du Parti, Xi Jinping est désormais en mesure de prendre des décisions qui répondent aux préoccupations de l’opinion. Les Chinois que l’on peut rencontrer, même ceux qui sont engagés dans un combat pour plus de liberté, plus de démocratie, reconnaissent que ce coup de sabre dans un système pourri était nécessaire. Les membres du PCC voient en Xi Jinping celui qui, par l’efficacité de son action, va sauver la légitimité du Parti, toujours menacée par l’évolution de la société et le modèle démocratique environnant. Il est enfin légitimé par le peuple qui, au début, n’y croyait pas. Il va s’attaquer aux « mouches » mais pas aux « tigres », pensait-on. Mais on constate qu’un certain nombre de « tigres » sont frappés, à tel point que, comme vous l’avez dit, plus personne ne se sent à l’abri d’une suspicion car tout le monde a plus ou moins quelque chose à se reprocher. Cela ressemble à certains épisodes de la terreur révolutionnaire en France où chacun s’imaginait qu’il avait commis quelque crime… De même qu’à la vue de l’uniforme d’un gendarme, on se dit immédiatement qu’on a dû faire un excès de vitesse. Chacun, face à cette attitude du pouvoir, veille à être irréprochable. Cela renforce pour l’instant le système et Xi Jinping en particulier.

Sur le plan économique, le bilan semble moins bon. Économiste amateur, j’ai écouté le dialogue entre Patrick Artus et Jean-François Di Meglio avec admiration. Pourtant je m’interroge : le taux de croissance réel n’est-il pas un peu supérieur à 3 % ? La Chine nous a habitués à beaucoup de faux chiffres, à beaucoup de proclamations qui ne se vérifient pas sur le terrain. En même temps, quand on va en Chine, on est frappé par le dynamisme extraordinaire de cette économie. On ne sent pas les prémisses d’une déflation. On rencontre partout des gens qui font des projets, qui, en dépit du krach boursier de cet été, envisagent le rachat d’une usine, des partenariats avec l’étranger etc. L’économie chinoise ralentit mais on doit constater qu’elle est encore extrêmement dynamique. Certes, il faut prendre en compte le différentiel de compétitivité par rapport à l’extérieur, par rapport aux pays d’Asie du Sud-est ou à certains pays africains. Il faudra regarder dans les années à venir l’évolution de la balance commerciale chinoise et des mouvements financiers. Je pense comme vous que l’entrée du Yuan dans les DTS est largement volontariste et politique. Cela fait certainement partie des choses dont on crédite aujourd’hui Xi Jinping : les Chinois voient dans l’entrée du renminbi dans le club des cinq grandes monnaies du monde un moyen d’être davantage respectés et l’un des attributs d’une puissance complète, avec l’industrie spatiale, une armée digne d’un grand pays et la marine qu’il faut dans le Pacifique. La vision assez pessimiste que vous nous avez donnée des perspectives de l’économie chinoise ne me semble pas correspondre tout à fait au ressenti tout à fait impressionniste du visiteur moyen.

De l’exposé de M. Bondaz, je retiens surtout le concept de « passivité active ».
On a longtemps pensé, on pense encore aujourd’hui, que la Chine n’a pas de politique étrangère. Elle en a une, construite selon des lignes de défense successives, à l’image de la grande muraille dont elle s’était ceinte en d’autres temps.

La première ligne, c’est la défense de son système.
Toutes les crises, toutes les confrontations entre la Chine et le reste du monde des vingt ou trente dernières années, depuis Tian’anmen et peut-être un peu avant, révèlent que le point numéro un pour la Chine est la préservation de ce système. La Chine veut s’insérer pacifiquement dans la société internationale mais elle ne permet jamais à qui que ce soit de lui donner des leçons, de lui imposer une réforme, des changements qu’elle n’aurait pas elle-même estimés souhaitables par rapport à sa propre évolution. Elle exprime fortement sa volonté de décider elle-même de son destin, que ce soit aux Nations Unies, dans les rapports bilatéraux ou dans un certain nombre de tensions ponctuelles.

La deuxième ligne, c’est la défense de son territoire.
La Chine est le seul grand pays qui voie encore contester sa souveraineté sur deux points de son territoire : Taïwan, État séparé, et le Tibet, sur lequel elle exerce une souveraineté fortement contestée à l’étranger. La Chine aura donc toujours la politique extérieure qui protègera « son droit » sur Taïwan et l’exercice de sa souveraineté sur le Tibet.

La troisième ligne, c’est sa sécurité et son influence dans sa zone géographique.
Elle a, elle aussi, sa doctrine Monroe, un peu sonore et brutale en ce moment parce que, à la différence de ce qui se passe sur le continent américain, elle a des rivaux puissants à l’intérieur de sa zone géographique. D’où cette tentative de baliser une zone réservée qui serait vraiment la sienne. Elle veut imposer à ses voisins, et aux États-Unis, une ligne à l’intérieur de laquelle elle ne souhaite pas trop qu’on vienne s’approcher de ses côtes, d’où les conflits territoriaux et maritimes récurrents avec le Japon, les Philippines, le Vietnam et avec les États-Unis qui ont beaucoup de Marines dans la région.

En dehors de ces trois points, la politique extérieure de la Chine me semble extrêmement pragmatique, voire sans ligne de force précise. C’est simplement la politique de ses approvisionnements. Maintenir la paix dans le détroit de Malacca permet le passage des bateaux qui vont vers l’Afrique. De même, la base de Djibouti est essentiellement liée à la sécurité des approvisionnements et des chemins maritimes. Mais il n’y a pas de politique structurée, de vision du monde, en dehors de la triple règle qu’elle s’impose : faire respecter son système, faire respecter son territoire et assurer une paix relative dans sa région.

Il est un autre grand pays avec lequel ces principes peuvent aujourd’hui assez facilement s’ajuster, je parle de la Russie. La Chine s’abrite donc derrière la Russie et, dans tous les débats internationaux, essaie de soutenir la Russie et de souligner la convergence des intérêts entre la Russie et la Chine. Convergence extrêmement limitée car la Chine n’a pas envie de retomber vis-à-vis de la Russie dans la dépendance qu’elle a connue en d’autres temps vis-à-vis de l’Union Soviétique. Mais elle n’a pas beaucoup de partenaires pour faire respecter ses trois principes.

Une chose m’a frappé dans l’intervention de M. Bondaz : il n’a pas du tout parlé d’Europe ! Quand je suis allé en Chine pour la première fois, en 1964, les Chinois se réjouissaient de l’initiative du Général de Gaulle et envisageaient une grande coopération stratégique. Ils espéraient que le Général de Gaulle convaincrait les Européens de le suivre dans la voie d’un vrai dialogue entre le pôle Europe et le pôle Chine dans un monde qu’ils souhaitaient multipolaire. Cela ne s’est pas fait. Puis la Chine a fait sa propre révolution culturelle qui a largement compromis le dialogue stratégique avec nous. Celui-ci n’a jamais vraiment repris. Aujourd’hui la Chine a largement joué les oppositions entre Européens sur le plan économique. Elle a trouvé en l’Allemagne un grand partenaire économique qu’elle tend à privilégier de plus en plus nettement. Il faut donc constater que, la foi européenne de la Chine et notre désir d’approcher la Chine en formation européenne étant extrêmement limités, le dialogue Europe-Chine est un peu sorti de la liste des hypothèses sur lesquelles il faut travailler.

Je ne veux pas en ajouter davantage. Mes questions, parfois un peu provocantes, m’étaient inspirées par le désir de susciter le débat, en y apportant quelques observations tirées de mon expérience personnelle.

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Le cahier imprimé du colloque  »La Chine et ses défis: vers un nouveau modèle de développement? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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