La Chine est-elle en train de vivre son moment japonais?

Intervention de M. Jean-François Di Meglio, président d’Asia Centre, au colloque « La Chine et ses défis: vers un nouveau modèle de développement? » du 14 décembre 2015.

Merci, Monsieur l’ambassadeur,
Merci à Patrick Artus d’avoir ainsi jalonné le parcours économique de la Chine, ce qui me facilite grandement la tâche.

Je me permettrai néanmoins de reprendre quelques points.
Sur l’analyse globale, je souscris aux très grands points qu’a évoqués Patrick Artus. Je diffèrerai surtout sur les remèdes et sur l’aspect « micro », c’est-à-dire la descente dans la granularité de la Chine. En effet, s’il est une chose qui met hors d’eux la plupart des Chinois, c’est de nous entendre parler de « la » Chine. Autant ils aiment parler de la Chine en général, autant ils nous disent que maintenant la Chine n’est pas une Chine mais beaucoup de Chines. C’est particulièrement vrai dans le domaine économique, en particulier dans le domaine de la consommation.

Je reviendrai tout de suite sur deux points évoqués par Patrick Artus : l’évocation du Japon et le solde commercial.

Le solde commercial, bien sûr, est excédentaire. Patrick Artus nous prédit qu’il pourrait s’inverser. L’une des raisons pour lesquelles le solde est excédentaire cette année est la baisse des importations. Et si les importations baissent, ce n’est pas seulement parce que la Chine ralentit, c’est parce que tout le monde pense que la Chine ralentit. Le fait que tout le monde pense que la Chine ralentit fait baisser le prix des matières premières. La grande question est : combien de temps va-t-on rester en bas du supercycle [1], sachant que la Chine nous avait emmenés en haut du supercycle ? Si on reste très longtemps en bas du supercycle, il est possible que le déficit commercial de la Chine ne soit pas tout à fait pour après-demain.

Sur la devise, c’est un grand mystère. Il y a beaucoup de choses dont les Chinois ne savent pas qu’elles sont impossibles… c’est pourquoi ils les font. Effectivement, nous ne savons pas comment on peut faire une monnaie de réserve d’une monnaie qui n’est pas convertible. J’ai partagé le même scepticisme que Patrick Artus lorsque j’ai vu les grands financiers de la planète se précipiter dans les bras de la Chine, l’invitant à entrer dans le DTS, ce qui me perturbait dans ma pseudo-orthodoxie financière. Mais les Chinois ne savaient pas que c’était impossible et ils l’ont fait. Nous-mêmes ne savions pas qu’on pouvait penser que c’était possible parce que les autres pensaient que c’était impossible. Cela fait partie de la logique chinoise.

Patrick Artus a rapidement fait allusion au Japon. Je voulais intituler mon exposé : « La Chine est-elle en train de vivre son moment japonais ? », question à laquelle, comme vous pouvez vous y attendre, je répondrai oui dans un premier temps et non dans un deuxième temps.

Il est très préoccupant de relever un certain nombre de points communs entre la Chine d’aujourd’hui et le Japon de 1991. Je ne parle pas du Japon de 1985 qui, pressuré par les États-Unis au moment des accords du Plaza [2], avait dû réévaluer. En effet, la Chine, qui a cet exemple en tête, a voulu l’éviter. Mais le Japon de 1991 est celui qui commence sa grande spirale déflationniste. La Chine, d’une certaine façon, on l’a évoqué, est dans une spirale déflationniste, pour des raisons qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à celles du Japon :
La pyramide démographique révèle que, très vite, le nombre de dépendants va être équivalent au nombre de personnes qui travaillent. De cela le Japon ne s’était jamais remis… mais le Japon a survécu (c’est pourquoi je dis que ce n’est pas forcément une nouvelle tout à fait catastrophique). Il n’y aura plus de Japon au XXIIème siècle, dit-on, néanmoins le Japon s’est maintenu avec un taux de croissance complètement déflaté par rapport à ce qu’il était autrefois.

L’une des raisons pour lesquelles la Chine ralentit est le tour de vis très fort donné depuis le nouvel an chinois 2014 à ce qu’on appelle le shadow banking (le « financement de l’ombre »), un système de financement des grandes entreprises par les grandes banques. On a décidé d’y mettre fin en raison du risque inflationniste et surtout du risque de création de mauvais crédit. Mais on a donné un tour de vis à ce schéma du shadow banking sans pour autant réformer le système financier, ce qui a provoqué un arrêt du crédit, un peu comme on l’a vu au Japon. Cet arrêt du crédit va probablement avoir des conséquences en cascade. C’est l’une des grandes questions que les Chinois se posent ces temps-ci : Verra-t-on, après le nouvel an chinois 2016, se multiplier les faillites d’entreprises qui, tombées dans l’illiquidité, ne pourront pas rembourser les échéances sur les corportate bonds [3] ?

La réforme bancaire n’a pas lieu. Dans leur grande vision, les dirigeants, semble-t-il, n’ont pas pensé à la faire, n’ont pas osé la faire. Cela m’amène à dire que la Chine risque de vivre son moment japonais parce que le logiciel a beaucoup de mal à changer.

Le fait que la Chine dépend encore beaucoup des importations est peut-être ancré très au fond de ce que Joris Zylberman a décrit comme une continuité avec l’esprit des années 40 et 50. Bien que beaucoup de cadres du Parti aient voyagé à l’étranger, tout se passe comme si on restait persuadé que le meilleur moyen de relancer une économie est de réinjecter de l’infrastructure et du crédit. Et on ne recherche pas de moyens plus fins pour relancer la consommation. C’est sans doute ce logiciel, que je qualifierai presque d’antilibéral, qui a poussé des dirigeants, ce weekend, à arrêter l’une des personnalités les plus en vue à l’étranger au risque d’atteindre le cours de bourse, donc la crédibilité de la Chine. Il faut probablement que cela change pour que les choses évoluent un peu en termes d’économie.

Si le Japon est toujours là, c’est parce qu’il a trouvé ses propres solutions. Ce que j’appelle le « moment japonais » est cette capacité à lisser les problèmes. Malgré l’ouverture de l’économie, la Chine demeure dans une grande opacité. Nous-mêmes, qui avons les yeux rivés sur la Chine, qui lisons beaucoup, y compris les meilleurs ouvrages qui ont été cités ici et là et les excellentes études macro-économiques de Natixis, nous heurtons quand même à beaucoup d’opacité dans l’analyse. C’est délibéré. Cette opacité permet de lisser les problèmes. De même le Japon a assuré pendant dix ou quinze ans que les banques japonaises étaient garanties par l’État. Il s’agissait d’une garantie virtuelle, du petit geste du fonctionnaire de la Banque centrale qui signifiait : Oui, je garantis cette banque. Il n’y a jamais eu de garantie formelle mais on y a cru et ça a marché. Aujourd’hui le Japon est toujours là. Il y a eu quelques moments de revitalisation, qui ne dureront probablement pas, mais il y a aussi cette capacité à lisser les problèmes et à les repousser : la route de la soie est un moyen de repousser les surcapacités en dehors des frontières, d’en faire les voisins et de relancer la machine.

J’ai parlé de la granularité de la Chine. Certes, la Chine ralentit globalement et la consommation n’est pas encore tout à fait au rendez-vous. On peut contester les chiffres de la croissance et de la consommation, il semblerait néanmoins que l’indice des prix de détail augmente légèrement de 1% ou 1,5 % sur l’année (ce que confirment les derniers chiffres de novembre) alors que les prix de gros baissent effectivement de 6 %. Mais cette consommation est surtout concentrée dans quelques points du territoire. La grande question n’est pas de savoir si la Chine va s’enfoncer dans une déflation ou un ralentissement généralisé, elle porte plutôt sur la possibilité de sortir du piège du revenu moyen ou pauvre de l’ouest de la Chine, des régions reculées qui ne consomment pas encore. Arrivera-t-on à vendre des voitures dans ces régions ?

Dans les grandes villes, les niveaux de vie, les styles de vie sont très comparables aux nôtres, à ce qu’on observait au Japon dans les années 90. La consommation continue à croître, avec une incertitude : le vieillissement n’entraînera-t-il pas un ralentissement de la consommation ? Ce sont surtout les jeunes qui consomment tandis que les vieux continuent d’épargner. Ces jeunes garderont-ils en vieillissant les mêmes habitudes de consommation ? Ils pourraient y être incités s’il y a un effort de protection sociale. Reproduiront-ils le comportement d’épargnants de leurs parents ?

Si le rythme d’urbanisation de la Chine se maintient, elle passera très vite de 55 % à 70 % de villes, ce qui devrait entraîner dix millions d’emplois nouveaux chaque année. On pourrait alors voir augmenter la consommation. La Chine pourrait se positionner, non sur les produits de pointe, au sommet de la gamme (car il faut maintenir des emplois malgré le vieillissement démographique) mais sur le milieu de gamme. C’est aujourd’hui un des secrets de cette croissance qui ne s’effondre pas totalement bien qu’elle soit en baisse.

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[1] Supercycle : tendance cyclique de très long terme sur la confiance des investisseurs relativement à un actif.
[2] Paul Volcker, gouverneur de la Fed, ayant rehaussé les taux d’intérêt de la banque centrale pour combattre l’inflation, un afflux de capitaux avait fait monter dangereusement le cours du dollar. Le 22 septembre 1985, les ministres des finances et les gouverneurs des Banques centrales du G5 (États-Unis, Royaume-Uni, France, Japon, Allemagne), réunis à l’hôtel Plaza (New York), avaient décidé d’intervenir sur les marchés des changes afin de pousser le dollar à la baisse. En moins de deux ans, le dollar perdit en effet la moitié de sa valeur (passant de 9 à 5 francs et de 260 à 150 yens).
[3] Obligations émises par des entreprises du secteur privé ou public.

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Le cahier imprimé du colloque  »La Chine et ses défis: vers un nouveau modèle de développement? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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