Débat final lors au colloque « La Chine et ses défis: vers un nouveau modèle de développement? » du 14 décembre 2015.
Je poserai une question aux économistes présents à la tribune : Comment expliquer que les augmentations de salaires des dernières années n’aient pas eu d’impact, d’après ce que vous nous avez dit, sur la consommation intérieure ? Cela paraît incompréhensible.
Patrick Artus
Ce qui n’a pas augmenté, c’est la part de la consommation dans le PIB. La consommation augmente extrêmement rapidement, au même rythme que le PIB, soit, en moyenne sur les vingt dernières années, une augmentation de près de 10 % par an en termes réels. Si son poids dans le PIB n’a pas augmenté, bien que les salaires aient augmenté plus vite que le PIB, c’est que l’épargne des Chinois a continué à monter, pour des raisons qui ne sont pas entièrement claires. Les derniers travaux des universitaires chinois ont montré la part très importante de l’épargne préalable à l’achat d’immobilier. La réalité est très hétérogène mais en moyenne un Chinois va consacrer dans sa vie seize années de son revenu annuel pour acheter un appartement. L’énorme épargne préalable à l’achat d’un appartement vient du niveau très élevé des prix de l’immobilier.
Ce type d’épargne est plus important que l’épargne destinée à pallier le manque de protection sociale. Vous déploriez le faible niveau de protection sociale. On observe toutefois un début de protection sociale. Le National Social Security Fund (NSSF) gère environ 300 milliards de dollars. Une espèce de CMU (couverture maladie universelle), assez limitée, permet quand même le remboursement des soins de base dans les hôpitaux. Le souci de pallier l’insécurité sociale n’est plus le premier motif d’épargne mais demeure une préoccupation. Il y aussi les problèmes d’éducation de l’enfant. Le vrai problème, c’est que la Chine n’a pas réussi à empêcher la hausse du taux d’épargne. Le taux d’épargne des ménages est de 54 % ! 54 dollars d’épargne pour 100 dollars de PIB (les États-Unis doivent être à 15 % ou 16 %) et il continue à monter.
Jean-Pierre Chevènement
Cela ne s’explique-t-il pas quand même par le fait que la protection sociale reste assez faible ? Lors de la mission que nous avons faite, avec Jean-Michel Quatrepoint et Jean-Yves Autexier, on nous a rapporté que le montant de la retraite était d’environ 240 dollars par mois et ne concernait qu’une partie minoritaire de la population. La couverture sociale maladie, différente selon que les gens ont travaillé ou sont restés dans les zones rurales, est assez faible d’après ce que nous avons compris. On peut penser, me semble-t-il, que si la protection sociale était plus élevée, les gens auraient une propension à consommer plus importante.
Patrick Artus
C’est tout à fait juste mais mon point était de dire que la situation s’est plutôt améliorée en ce qui concerne la protection sociale, ce qui aurait dû normalement permettre une petite baisse du taux d’épargne. Or on ne l’a pas vue.
On note quand même une amélioration. Il y a une dizaine d’années, on a soudain découvert que les systèmes de retraite n’étaient pas financés : les sommes qui leur étaient en principe consacrées avaient disparu… Cela a entraîné la modernisation du système de retraite et, sans doute, incité à l’épargne. Depuis, on aurait dû voir une amélioration mais le niveau très élevé des prix des logements par rapport au niveau de revenus explique cet effet de l’immobilier sur l’épargne.
Jean-Paul Tchang
Pour reprendre le débat sur les statistiques, certains économistes évoquent un vrai débat sur ce qu’on inclut dans les chiffres de la consommation. Par exemple, pendant très longtemps les parcs automobiles n’étaient pas forcément comptabilisés dans la consommation parce qu’ils étaient parfois achetés par des collectivités. Pour autant c’étaient bien des individus qui détenaient les voitures.
Autre exemple concernant les chiffres : on vient d’apprendre il y a une semaine que la Chine compte 36 millions d’habitants supplémentaires. Il s’agit des enfants cachés en raison de la politique de l’enfant unique. Cela rajeunit un peu la population et promet des consommateurs en perspective…
Ma question, sur la stabilité politique, s’adresse à M. Zylberman. Xi Jinping, présenté comme un homme fort, a mené une campagne extrêmement dure contre la corruption. Deux vice-Présidents de la Commission centrale militaire ont été démis, soixante-dix généraux ont été arrêtés et un membre du Comité permanent, Zhou Yongkang, ancien chef de la police a été condamné [1]. Les 29 provinces et régions autonomes ont été touchées mais apparemment Shanghai a été épargnée… Vous avez parlé de Jiang Zemin qui continue à exercer une influence sur la vie politique en Chine. N’est-ce pas le signe, quand même, d’une lutte politique très âpre dans cette période de transition politique extrêmement dure ? Xi n’est-il pas en train de se faire beaucoup d’ennemis ? Cette campagne contre la corruption peut-elle encore continuer très longtemps ? Apparemment, si l’on excepte Ai Baojun, le vice-maire de Shanghai en charge de la zone de libre-échange, qui, soupçonné de faits graves, est sous le coup du shuanggui, d’une enquête par la justice interne au Parti , Shanghai n’a pas bougé. N’est-ce pas un signe de résistance plus forte que prévu ?
Joris Zylberman
Il est évident que la lutte de factions se poursuit, relatée par le Quotidien du Peuple d’année en année depuis la fondation de la République populaire de Chine. Et Jiang Zemin n’a pas déposé les armes. Il est difficile de le prouver car nous ne disposons que d’informations de deuxième, troisième, quatrième mains.
Il est certain qu’une angoisse et un doute entourent cette campagne anti-corruption. Quand va-t-elle finir ? Quel est son véritable but ? On peut penser qu’elle vise à affermir le pouvoir de Xi Jinping. Mais certains disent que ce « grand ménage » est nécessaire pour que Xi Jinping puisse mener sereinement les réformes vitales, de vraies réformes financières, de vraies réformes des entreprises d’État, en ayant le pouvoir de s’attaquer aux intérêts protégés.
Le Parti communiste aujourd’hui n’est pas seulement un jeu de factions, c’est aussi un agrégat de groupes d’intérêts (Lìyì jítuán 利益集团). Derrière la faction de Shanghai, il y a la filière du pétrole. On a vu qu’il s’y attaquait parce que c’était lié à Zhou Yongkang. Il existe d’autres filières stratégiques comme le nucléaire ou le charbon dont les conglomérats, les grandes entreprises, sont dirigés par des « princes rouges » (ou des « princesses rouges »).
Je ne peux que vous donner raison sur ce doute-là. C’est une question compliquée, qui relève de la « pékinologie ». La seule observation ne permet pas de dire si cette campagne anti-corruption va causer ou non la perte de Xi Jinping.
Jean-Michel Quatrepoint
Je crois que la Chine a amorcé un mouvement typiquement chinois. L’excès de décentralisation nécessite une recentralisation qui, une fois effectuée, nécessitera à nouveau de décentraliser.
Xi Jinping recentralise parce qu’il estime que les pouvoirs exorbitants donnés aux pouvoirs régionaux ont généré de la corruption. La corruption elle-même a généré de la pollution et des malfaçons de toutes sortes (dans les produits alimentaires, dans l’immobilier, dans les systèmes de chemins de fer etc.), mal vécues par la population chinoise. Sans parler des accidents catastrophiques comme celui du port de Tianjin [2]. Ce mouvement était donc souhaité, vous l’avez dit Monsieur l’ambassadeur, par la classe moyenne chinoise qui voulait absolument qu’on s’attaque à la corruption. Le problème c’est que Xi Jinping y est allé très fort ! Il s’est attaqué aux « tigres » mais aussi aux « mouches ». De ce fait, la classe moyenne chinoise, qui veut la lutte contre la corruption, la pollution, les malfaçons, est en même temps effrayée quand elle voit son voisin touché parce qu’il a reçu une montre en cadeau. Et chacun craint d’être touché à son tour. Cela entraîne des sorties de capitaux considérables qui, à mon avis, constituent le phénomène le plus inquiétant pour la Chine aujourd’hui.
Ces sorties de capitaux s’observent depuis trois ans : non-rapatriement de bénéfices de la part des entreprises, volonté d’investir à l’étranger, exportation de capitaux par la classe moyenne supérieure chinoise qui achète de l’immobilier aux États-Unis ou en Europe sous prétexte de loger ses enfants qui y étudient. Cela représente plusieurs centaines de milliards de dollars et ce n’est pas un très bon signe pour l’économie chinoise.
Un dernier mot sur les statistiques. Les statistiques chinoises ne sont pas justes, mais quelles sont les statistiques qui sont réellement justes ? En même temps les chiffres ne sont pas aussi catastrophiques qu’on voudrait bien le croire. En effet, il y a un phénomène nouveau, c’est la consommation liée à Internet. La Chine est l’un des géants de l’Internet. « Ils ont les GAFA (Google, Amazon Facebook, Apple), nous avons les BAT (Baidu, Alibaba, Tencent) », disent les Chinois. On pourrait rajouter le fabricant Huawei qui ambitionne de devenir l’Apple de demain. Le e-commerce est très important en Chine. Or les statistiques officielles ont du mal à suivre la rapidité du développement du e-commerce. La consommation est donc probablement un peu supérieure à ce que disent les statistiques.
Merci.
Jean-François Di Meglio
Je me permets de contester un peu l’inquiétude de M. Artus et M. Quatrepoint sur le côté dangereux de ces sorties de capitaux. C’est massif, c’est très rapide, c’est frappant. En même temps, on vient, comme vous l’avez dit, de 4 600 milliards de dollars de réserves. Quelle est l’utilité de ces réserves, de cette richesse pratiquement stérilisée ? Bien sûr le flux est préoccupant mais le stock n’était-il pas absurde d’une certaine façon ?
D’autre part, on a accepté que la Chine entre dans le système monétaire international. Or, même si ses réserves ne sont pas de nos jours entièrement détenues par la Banque centrale, celle-ci en détient encore une grande partie. Peut-on intégrer dans le système monétaire international un pays qui détient une « arme nucléaire » aussi colossale qui lui permettrait, avec ses réserves, de jouer et de peser si fortement sur le système des changes ? Ces sorties de capitaux ne sont-elles pas finalement une bonne nouvelle ?
Dernier point, c’est un hedge, vous l’avez dit, de la part des citoyens chinois d’exporter un peu d’argent, sous diverses formes. Mais ce n’est pas simplement un hedge, c’est aussi de la création de richesse potentielle pour le futur. Sur ce point, je rejoins encore une fois l’exemple japonais : les Japonais, quand ils étaient très riches, ont acheté systématiquement en haut du marché les immeubles de la Cinquième avenue de New York et des équipes de baseball en Californie. Il est probable que les Chinois payent un prix trop fort pour un certain nombre des actifs qu’ils achètent. J’ai récemment regardé le cas d’une grande compagnie issue de la chimie française qui a quand même été payée un prix très élevé, même si les brevets valaient très cher… Ils payent cher mais s’assurent des revenus pour l’avenir, revenus qui viendront réalimenter une certaine forme de richesse chinoise. Les Japonais ont su aussi investir au bon moment.
Donc je ne suis pas aussi inquiet que vous sur l’exportation des capitaux chinois, même si, effectivement, la pente est très forte.
Patrick Artus
Je suis entièrement d’accord. En tant que banquier, je travaille avec la Banque centrale. Il y a une vraie demande d’utilisation plus intelligente, de diversification de l’épargne des Chinois, d’investissement dans des entreprises. En effet, prêter l’épargne des Chinois au Trésor des États-Unis pour qu’il la rémunère à 2 % n’est pas très satisfaisant. La Chine a un besoin considérable d’investissement. La productivité par tête en Chine est six fois moindre que celle des États-Unis. Certes, cet argent va rapporter aux Chinois des revenus plus élevés que s’il était prêté au Trésor des États-Unis mais il ne constitue pas de capital en Chine au moment où c’est extraordinairement nécessaire. Le problème de la Chine est une sous-modernisation considérable du capital par rapport au niveau des salaires. D’où une déperdition d’épargne. C’est très bien pour Toulouse que la Chine achète l’aéroport de Toulouse mais ce n’est pas forcément une bonne idée à un moment où il faudrait que les Chinois fassent un saut vers le haut sur leur productivité et modernisent leur capital.
Jean-François Di Meglio
Investir, la Chine ne sait faire que ça ! Mais elle investit avec deux défauts endémiques, me semble-t-il. Le premier c’est que, n’étant pas dans un système libéral, elle ne sait pas évaluer le coût de son capital (alors que chez nous, on vous demande tous les matins si vous avez bien rémunéré le capital de la banque). Même si elle investissait, ce ne serait pas forcément une bonne nouvelle en raison de cette incapacité à évaluer le coût du capital. D’ailleurs elle investit (15 % de croissance au moins vient de l’investissement) mais cet investissement n’arrive pas à monter la chaîne de valeurs. Elle va donc chercher ailleurs la chaîne de valeur et c’est probablement une bonne nouvelle pour elle. La protection de nos biens nationaux, de nos brevets, est une autre question qui n’est pas à l’ordre du jour.
Jean-Paul Tchang
À propos de la sortie de capitaux, et c’est lié au problème des statistiques, les comptes de devises relevant du commerce extérieur sont relativement libres en Chine. Dans la pratique, sur présentation de factures d’exportation, vous pouvez recevoir des devises de l’étranger sur votre compte.
Par ailleurs, c’est l’une des conséquences de la politique monétaire chinoise, extrêmement restrictive ces dernières années, destinée à arrêter les surinvestissements, il s’est créé un spread de taux entre la monnaie chinoise et le dollar. En Chine même les entreprises empruntaient à 10 %, 11 % aux banques, voire bien plus à travers le système de shadow banking, alors que sur les marchés internationaux, on empruntait le dollar à 1 ou 2 % marge comprise. Un énorme arbitrage de taux, portant sur des dizaines, sinon des centaines de milliards de dollars, s’est mis en place, avec la complicité des banques : des entreprises chinoises faisaient des fausses factures à l’exportation, recevaient des dollars des banques off-shore en paiement de ces fausses factures, en fait des prêts au maximum de 2 %, même en rémunérant les intermédiaires, et ces dollars une fois convertis en yuans, sont reprêtés en Chine à 10 ou 12 % à d’autres entreprises d’État. C’est ce grand jeu entre les entreprises d’État et les banques qui a gravement faussé le chiffre du commerce extérieur. La Banque centrale chinoise s’est attaquée à ce système qui était une violation de la réglementation et le tour de vis est arrivé en juin 2004 sous forme de descentes d’inspection. Cela a provoqué une chute brutale du chiffre d’exportations chinoises (- 9 % sur un mois) correspondant bien entendu à un brusque arrêt de ces opérations frauduleuses, qui avaient des conséquences sur les statistiques et sur la masse monétaire en Chine. Le fait que toutes ces opérations arrivent progressivement à terme, ainsi que la récente mise hors la loi d’un gigantesque système illégal de change et de transfert qui se livrait au trafic de devises, ont engendré un flux de capitaux dans l’autre sens, vers l’étranger. Je pense que c’est aussi une des explications de l’importante sortie de capitaux observée. Ceci rejoint un peu ce que disait Jean-François Di Meglio, à savoir que c’est plutôt un signe d’assainissement et pas seulement un mouvement lié à l’inquiétude sur le mauvais emploi de la monnaie chinoise.
Les réserves de change ont servi à capitaliser ce qu’on appelle les policy banks qui sont derrière les entrepreneurs privés qui font des investissements industriels à l’étranger, notamment en Afrique. Il est vrai que les entités privées remplacent un peu l’État dans l’utilisation finale des réserves, l’État jouant à l’intermédiaire en capitalisant en devises les deux policy banks (China Development Bank et China Exim Bank), et en les orientant vers le financement des entrepreneurs privés, qui profitent de la stratégie de la Route de la Soie ou de la Ceinture maritime prônée par l’État chinois.
Patrick Artus
Cela étant, alors même que la consommation reste forte en Chine, les investissements de l’industrie chinoise sont passés d’une tendance de + 20 % par an à une tendance de – 20 % par an ! S’il y a beaucoup trop d’investissement en Chine, il ne va pas vers l’industrie mais vers des infrastructures mal utilisées. Dans l’industrie on constate plutôt un sous-investissement qui correspond à une très faible modernisation du capital (il y aurait dix fois moins de robots par salarié en Chine qu’en Europe !). Au moment où il faudrait réorienter l’investissement vers la modernisation de l’industrie, on assiste au contraire à un très gros désinvestissement industriel.
Jean-Pierre Chevènement
J’écoute avec beaucoup d’intérêt ce que nous dit M. Artus qui, en expert tout à fait éminent, connaît ces choses de manière très approfondie. Mais je voudrais lui livrer les réflexions d’un béotien qui rentre de Chine.
On nous a fait visiter Shenzhen. À Shenzhen, il y a 35 ans, il n’y avait rien. C’est devenu une zone économique spéciale puis une ville de 13 millions d’habitants, dessinée au cordeau, selon un plan haussmannien, avec des arbres qui ont plus de 35 ans d’âge. Une belle ville finalement. Je suis même très surpris de ce que j’ai vu. Canton est métamorphosée par rapport à ce que j’avais vu il y a une vingtaine d’années.
J’entends que l’objectif de « moyenne aisance » que se fixait le Parti communiste chinois – dont on m’avait parlé il y a vingt ans – est quasiment en passe d’être atteint (le 13ème plan est le dernier avant que l’objectif soit atteint). Il correspond à un revenu moyen par tête de 8 000 ou 9 000 dollars (ou euros), ce qui n’est pas si mal. Évidemment il y a une très grande inégalité : quand 100 ou 150 millions de Chinois ont un niveau de vie analogue au nôtre, les autres vivent moins bien. Mais on est quand même en présence d’un certain dynamisme.
La croissance est-elle plus près de 3 % que de 6,9 % ?
On nous a assuré que l’objectif du doublement du PIB entre 2010 et 2020 serait atteint. La croissance des cinq années écoulées était supérieure à 7 %, de sorte que même avec une croissance de 6,9 % l’objectif serait atteint, nous a-t-on expliqué. Nous écoutions… Pour rompre la monotonie de cet échange qui n’en était pas vraiment un, quand on nous a parlé de la baisse d’efficacité du capital, j’ai demandé au directeur du Centre de recherche économique du Parti communiste s’il y voyait la traduction de la baisse tendancielle du taux de profit mise en lumière par Karl Marx au milieu du XIXème siècle. Évidemment cette question était quelque peu perverse. J’ai eu pendant une seconde l’impression de voir dans son regard une lueur qui chavirait. « Moi, je ne suis pas vraiment marxiste, a-t-il répondu, en fait je suis plutôt keynésien ». Cela illustre une atmosphère…
On est quand même impressionné par la masse (1 400 millions de Chinois), l’élan (un PIB multiplié considérablement en l’espace de trois décennies), les projets de développement, tels les projets de rééquilibrage vers le centre et l’ouest de la Chine. Quand on se rend à Chongqing ou à Chengdu, on ne voit pas des régions désolées mais des grandes villes de plus de 10 millions d’habitants. Les projets d’infrastructures visent à désenclaver le centre et l’ouest de la Chine vers le Kazakhstan, vers la Russie, vers l’Iran. En même temps, il y a un projet de route maritime, avec des ports etc.
Les Chinois ont des projets en matière d’agriculture, ils font des investissements et ont même baissé les taux des prêts sur les investissements agricoles. S’ils ne l’avaient pas fait plus tôt, c’était par volonté de maintenir les gens à la terre. Il y a encore 45 % de Chinois qui vivent en zone rurale. Il n’en reste pas moins que cette politique de « planification indicative» a une rationalité : les investissements agricoles vont libérer de la main d’œuvre qui migrera vers les villes et permettra de remédier au vieillissement et de contenir les revendications salariales.
Cette économie que je ne qualifierai pas de « mixte » (cela nous ramènerait trente ans en arrière, quand il y avait en France un équilibre entre le marché et les grandes entreprises publiques) est quand même mue par des leviers publics, une volonté politique, y compris des entreprises de pointe comme Huawuei qui dament le pion à la presque disparue Alcatel-Lucent, emblématique d’entreprises que j’ai connues florissantes il y a trente ans et qui se donnaient comme objectif la conquête du marché mondial. Aujourd’hui elles sont évanescentes par rapport à ces entreprises chinoises.
La Chine a des acteurs, des leviers, des projets, une vision, des réserves. J’ai de la peine à penser que cette économie va se mettre « en torche ».
Certes, il y a toute l’immense difficulté de gouverner un pays de 1 400 millions d’habitants avec un Parti communiste de 88 millions de membres. Pour y voir un peu clair, nous avons posé beaucoup de questions sur l’État de droit, la justice… Nous sommes allés à l’ENA chinoise qui forme 15 000 fonctionnaires, non pas au niveau initial mais plus tard dans leur cursus (se gardant judicieusement de copier le modèle de leur « école-sœur »). Mais je me dis qu’il y a quand même un dynamisme dans cette économie.
Quant au regard que les Chinois jettent sur la France, j’abonde dans le sens de Claude Martin.
Ils ont en effet compris ce qu’était l’Europe, donc ils travaillent avec l’Allemagne.
Pour ce qui nous concerne, quand ils se confient à nous, puisque nous avons tissé des relations anciennes avec certains d’entre eux, c’est pour déplorer l’évolution de notre pays : Quel déclin pour la France ! Comment avez-vous pu laisser s’installer un chômage de masse qui touche le quart de votre jeunesse ? Comment vous êtes-vous accommodés d’une immigration qui n’est pas bien intégrée ? Comment avez-vous pu laisser l’insécurité prospérer à tel point que les touristes chinois sont la cible de pickpockets venus de l’Europe de l’Est ?
Quant à votre politique étrangère… Nous ne sommes plus au temps du Président de Gaulle, on ne peut plus vivre sur le capital accumulé. Votre politique étrangère est aujourd’hui à l’opposé… (et de citer un certain nombre de dossiers, la Libye, la Syrie…). Où êtes-vous ? Que pouvons-nous faire ensemble ?
Toutefois, on nous parle aussi du nucléaire, de l’aéronautique, des hautes technologies, de ce que nous pouvons faire ensemble pour la compréhension du monde, le dialogue. Peut-être, si un jour l’Europe existait, sous une forme à définir, la France pourrait-elle être l’interlocuteur politique privilégié de la Chine. Les Chinois sont sensibles au fait que beaucoup de Français s’intéressent à la Chine. C’est une chose qu’ils apprécient et c’est un atout pour la France.
Cette évocation succincte de l’image que notre pays donne à l’autre bout du monde vient compléter l’exposé remarquable de Claude Martin, que j’ai trouvé plein de circonspection comme il sied au grand diplomate qu’il est.
Marie-Françoise Bechtel
Je remercie beaucoup les intervenants. J’ai trouvé l’ensemble des exposés passionnants et très complémentaires, parfois en réponse les uns aux autres.
Je voudrais revenir sur la politique étrangère.
Je suis un peu restée sur ma faim – à moins que j’aie mal entendu – en ce qui concerne les relations entre la Chine et l’Afrique, notamment l’Afrique subsaharienne. Il me semble qu’il y a là un sujet qui se développe et ne se réduit sans doute pas à la relation commerciale.
D’une manière différente, il me semble que vous avez peut-être mésestimé la manière dont la Chine commence à s’intéresser aux problèmes du Moyen-Orient, au sens large de la zone, par rapport à une époque où elle se désintéressait quasi complètement de ces questions. L’arrivée de la Chine, même à pas feutrés – comme le dragon ? – sur ces questions ne doit-elle pas être projetée vers l’avenir ? N’y a-t-il pas un risque de la mésestimer ?
Plus largement, je suis toujours un peu étonnée quand j’entends dire que la Chine n’a pas de politique étrangère (mais je ne suis pas spécialiste de ces sujets). Elle a une politique qui consiste à préserver son système… Bien sûr ! N’est-ce pas le cas de toutes les puissances ? Comment expliquer autrement la guerre d’Irak des États-Unis ? Comment s’expliquent un certain nombre d’expéditions de l’empire colonial britannique si ce n’est pour maintenir le système qui est le sien ? Je ne suis donc ni choquée ni offensée d’entendre dire que la Chine veut maintenir son système.
L’analyse de ce système est un autre sujet. Là aussi, n’a-t-on pas tendance à mésestimer un modèle culturel profondément différent du nôtre ? Pour nous, soit une puissance veut écraser les autres soit elle négocie. Les Chinois ont-ils vraiment cela dans la tête ? Le cadre conceptuel de cette grande civilisation, de cette grande pensée, de cette grande culture, n’est-il pas différent ? A la confrontation, les Chinois ne préfèrent-ils pas une approche plus dialectique ? Cela expliquerait pourquoi le marxisme a été adéquat, à un certain moment, à une forme de pensée chinoise. C’est en tout cas l’opinion de certains penseurs. N’y a-t-il pas dans la pensée chinoise la volonté d’éviter la confrontation, de résoudre les problèmes par le compromis, d’entrer dans des cercles concentriques, de dialectiser les problèmes ?
Je terminerai avec la Route de la soie, un sujet qui me semble tout à fait passionnant. Pour résumer un peu brutalement mon interrogation, cette Route ou plutôt ces routes (ferroviaire, routière et maritime) ne peuvent-elles pas être, si on se projette dans l’avenir, un moyen de mieux rattacher l’Europe à la Chine ? N’y a-t-il pas là quelque chose qui, vu d’Europe, permet de rééquilibrer vers l’Est un certain nombre de courants d’échanges qui ne seraient pas seulement économiques ? Ne faudrait-il pas regarder ces projets comme porteurs d’avenir pour nous Européens ?
Antoine Bondaz
Sur la relation sino-africaine vous avez tout à fait raison. Le panorama ne permettait pas d’aborder tous les sujets. Le continent africain historiquement, a été la cible d’intérêts politiques chinois à l’époque où Taïwan était encore membre du Conseil de sécurité des Nations Unies (jusqu’à 1971). Puis on a vu la reconnaissance et l’établissement de relations diplomatiques entre les pays africains et la Chine. Depuis la fin des années 90, l’Afrique est comprise comme une source de matières premières et d’investissements chinois, notamment après les années 2000 avec la politique du « sortir » inspirée par la nécessité d’aller chercher de nouvelles matières premières, de chercher des marchés et des sources d’investissement. En ce sens l’Afrique a un rôle primordial, avec les importations du pétrole d’Angola et du Nord-Soudan ou d’autres matières premières.
La relation à l’Afrique est cependant assez complexe. À côté des grands projets nationaux, il faut tenir compte du rôle important des individus, des ressortissants chinois. De nombreux projets en Chine sont le fait de ces ressortissants et ne sont pas coordonnés au niveau national, ce qui complique énormément la tâche. On a souvent tendance à résumer les activités chinoises à une stratégie coordonnée de la part du gouvernement chinois et ce n’est pas le cas.
Peut-être un point d’inquiétude ces derniers mois : on constate une baisse des investissements chinois en Afrique, mentionné lors du sommet Chine-Afrique. La Chine, au niveau national, a voulu faire preuve d’initiative en lançant un nouveau plan officiel d’investissements mais en attendant, les investissements privés, eux, ont tendance à diminuer.
La Chine manifeste un intérêt grandissant pour le Moyen-Orient, notamment du fait de sa sécurité énergétique. Cependant son investissement politique est encore extrêmement limité. La Chine a une politique et une stratégie d’affichage (voir la réception à Pékin des dirigeants israéliens et palestiniens à quelques jours d’intervalle), elle veut se présenter comme une puissance médiatrice. Au-delà cet affichage, de cette communication (la Chine comme acteur responsable du système international) la Chine ne présente pas grand-chose sur le plan politique. Sur la Syrie elle a présenté un plan en six points, mais c’était encore, avant tout, de l’affichage. La Chine n’a pour l’instant aucune envie – et peut-être pas les moyens – de résoudre ces problèmes que les pays européens comme les États-Unis ont été incapables de résoudre toutes ces années. De façon qui pourra paraître paradoxale, la Chine tient beaucoup à la présence des États-Unis dans la région. Des universitaires chinois l’expliquent : Nous sommes extrêmement contents quand les forces américaines sont en Arabie séoudite parce que cela nous évite d’avoir à protéger ce pays.
Vous avez parlé d’un modèle culturel différent. C’est souvent l’argument chinois : « nous n’avons pas colonisé le monde comme les Européens ont pu le faire ». Je pense que c’est une façon un peu biaisée de voir l’histoire de la Chine. Je ne suis pas sûr que les Mandchous, les Mongols, les Tibétains, les Ouïghours diraient que la Chine n’a pas eu, à une époque, une politique impériale.
Sur le point de la confrontation, vous avez raison, la Chine n’a aucune envie de se confronter aux États-Unis, du fait notamment de l’écart de puissance entre Washington et Pékin, la Chine n’y a pas intérêt et serait la grande perdante d’une confrontation, d’où cette volonté de compromis, de négociation avec les Américains qu’illustre la mise en scène des rencontres avec le président américain, comme ce fut le cas en Californie au printemps dernier.
Jean-François Di Meglio
Vous dites que la Route de la soie pourrait être un moyen de rattacher l’Europe à la Chine. Pour comprendre la vision que la Chine a de l’Europe, il faut voir que ses principales têtes de pont – et encore sont-elles très contestables – sont en Europe de l’est. La Chine regarde l’Europe de l’est pour toutes sortes de raisons, bien qu’elle y ait eu pas mal de déboires. Elle y retrouve des choses qu’elle a connues et puis aussi, malgré tout ce qu’elle dit de la désunion européenne et du fait qu’elle profite de la désunion européenne des 28, ça l’arrange bien aussi de trouver des pays européens (Moldavie, « frontières de l’Europe », etc.. ) qui sont en dehors des 28 et elle s’y intéresse beaucoup. Alors elle s’intéresse à la Pologne, elle a d’ailleurs eu beaucoup de problèmes avec sa fameuse autoroute polonaise. Très tôt elle s’est intéressée à l’Europe de l’est. Pour l’instant l’Europe de l’ouest ne l’intéresse guère.
Réaliser cette Route de la soie sera long et difficile. Je regarde donc cela à l’échelle du temps chinois. La Route de la soie est certainement une très grande vision mais, dans l’esprit chinois, il ne faut pas s’attendre à ce que ce soit mis en place dans les trente ou cinquante années qui viennent, ce sera beaucoup plus long. La Chine rencontrera des difficultés pour franchir les étapes intermédiaires. Certains pays qui reçoivent des investissements chinois se posent quand même des questions, en Asie centrale en particulier. Elle est confrontée à des pays qui, aussi monolithiques qu’ils soient, y compris du point de vue de la politique intérieure, ne sont pas exactement sur le même modèle que cette Chine qu’on a décrite, avec ses 88 millions de membres du Parti communiste. Même au Kazakhstan le système n’est pas aussi monolithique. La Route de la soie n’est donc pas près d’arriver en Europe de l’ouest.
Mais on peut voir dans ce projet une sorte de revanche, en tout cas un retour de l’histoire qui s’inscrit dans la lecture chinoise du monde. Notre Route de la soie allait d’ouest en est et inventer une route de la soie qui va de l’est vers l’ouest est quand même un retournement de l’histoire qui correspond exactement à la lecture chinoise de l’histoire selon laquelle la période pendant laquelle la Chine n’était pas la puissance la plus importante du monde n’était qu’une parenthèse. Souvenons-nous que, jusqu’au début du XIXème siècle, le reste du monde n’était rien en face de la puissance économique chinoise. Donc cette parenthèse un jour va se refermer, peut-être dans cinquante ans, peut-être dans cent ans mais elle se refermera.
Je crois que la Route de la soie est surtout une vision qui, s’agissant de l’Europe, cible une grande partie de l’Europe de l’est.
Jean-Pierre Chevènement
Nos interlocuteurs chinois nous ont présenté les routes de la soie, maritime et terrestre, non pas comme un projet à cinquante ans mais comme quelque chose qui, déjà, fonctionne. Des millions de containers partent de la Chine vers l’Europe en passant par le Détroit de Malacca puis Suez ou le Cap de Bonne Espérance. La route terrestre, qui comprend des voies de chemin de fer, des routes, des oléoducs, des gazoducs, est un système complexe, perfectionné et à perfectionner, avec des tronçons, des étapes. Dès maintenant, des trains vont de Pékin à Berlin en passant par Moscou. Duisbourg sur le Rhin est en principe le terme de cette Route de la soie telle qu’on nous l’a montrée. Son achèvement prendra beaucoup de temps et les Chinois ne veulent pas donner de chiffres ni de dates, disant : « C’est la perspective. Nous passons des accords avec tous les pays concernés. En même temps, cela correspond à notre politique d’aménagement du territoire concernant les régions centre et ouest de la Chine ». Au-delà, c’est le Kazakhstan, le Turkménistan, l’Iran (un pays pour eux très intéressant) puis la Russie, la Mer Noire… Il y a quand même une vision stratégique.
La route terrestre est beaucoup plus rapide que la voie maritime, même par le passage du Nord-Ouest, laquelle intéresse aussi les Russes (ports à créer, brise-glace atomiques à fabriquer…). À moins que la glace ne fonde, si le réchauffement climatique est au rendez-vous…
La route terrestre présente aussi un intérêt stratégique au sens propre car la voie maritime est exposée à la puissance navale américaine dominante.
Toutes ces considérations se mélangent dans des proportions que je ne saurais définir précisément.
J’ai écouté l’exposé de M. Bondaz avec beaucoup d’intérêt. Comme lui, je crois que la politique chinoise est très prudente. Elle avance pas à pas. Elle peut paraître agressive en Mer de Chine, quand on voit les îlots transformés en aérodromes [3], mais M. Di Meglio m’a appris lors d’une réunion préparatoire que, déjà à l’époque de Sun Yat-sen, la Chine avait marqué qu’il y avait onze points dans la Mer de Chine qui étaient les siens. C’étaient exactement ces îlots aujourd’hui disputés. Donc c’est une vision longue.
Je crois que la Chine n’a pas intérêt à affronter les Américains. Ceux-ci pourtant la craignent. À tort, me semble-t-il. Même si les Chinois se dotent de missiles navals anti-porte-avions, même s’ils essayent de construire un sous-marin nucléaire, un porte-avions moderne etc., je crois qu’ils n’ont pas d’intentions belliqueuses. Ils se placent dans l’optique où, s’ils étaient attaqués, il faudrait qu’ils aient la possibilité d’une seconde frappe. C’est le raisonnement classique. Et bien sûr il y a le rapport avec le Japon…
Antoine Bondaz
On peut voir dans le projet de Route de la soie une sorte de basculement de la pensée géopolitique classique qui, depuis l’empire britannique a fait des mers, du contrôle des détroits, des îles, des verrous stratégiques. La Route de la soie maritime s’inscrit dans cette pensée géopolitique américaine traditionnelle (Spykman [4], Mahan [5], Mackinder [6] etc.). La rebasculer vers une géopolitique plus continentale avec cette intégration eurasiatique relève plutôt d’une pensée russe ou allemande. C’est un point qui est très peu abordé en Chine et qui inquiète aux États-Unis. Dans son livre « Le grand échiquier » [7], Brzezinski craignait justement une grande puissance asiatique.
Jean-Pierre Chevènement
C’est la vieille obsession qui remonte à Mackinder et à tous les géopoliticiens britanniques et américains : la crainte de voir, la masse continentale s’unifier autour du « Heartland » contre l’empire maritime qui était incarné par la Grande-Bretagne au XIXème siècle et, aujourd’hui, par l’île que, relativement à l’Eurasie, constituent les Amériques. C’est une vision à mon avis un peu fantasmatique. C’est un concept. C’est amusant pour l’esprit. Mais est-ce vraiment opérationnel aujourd’hui ?
Dans la salle
Il est vrai que la Chine est pragmatique et prudente mais, rattrapée par les événements, elle devient de plus en plus une puissance globale.
Quelles sont les relations de la Chine avec la Turquie et le monde musulman en général ? On sait que certains islamistes Ouïghours ont été plus ou moins influencés par la Turquie. La Chine a aussi des relations avec le Pakistan, qui n’est pas non plus un État musulman modéré.
Sur la Thaïlande, je crois que la Chine a avancé plus ou moins ses pions pour contrer l’expansionnisme vietnamien. Je pense que les Chinois sont très conscients que les Américains essayent de jouer le Vietnam contre la Chine. Donc les Chinois ne sont pas inertes, en Indochine notamment.
Je pense aussi que la Chine joue un rôle-clé dans les relations entre les deux Corée. J’ai rencontré en Chine un Sud-coréen qui m’a dit que 600 000 de ses compatriotes vivent en Chine. Le chiffre m’a étonné. Ce sont souvent des expatriés qui travaillent dans des compagnies comme Samsung ou autres. En même temps – et on revient aux luttes entre factions au sein du Parti communiste chinois – on a du mal à imaginer que le régime nord-coréen pourrait survivre sans au moins un appui de certains secteurs de l’appareil chinois et sans certaines relations économiques avec la Chine.
Dans ces trois cas, je crois que la Chine joue un rôle essentiel qu’aucune autre puissance ne peut jouer.
Antoine Bondaz
Le principal problème de la Turquie est aujourd’hui l’énorme déficit commercial vis-à-vis de la Chine. La Turquie exporte entre 2 et 3 milliards de dollars vers la Chine et en importe plus de 20 milliards.
La Turquie a un rôle très particulier car, à l’époque où il était maire d’Istanbul, le président Erdogan soutenait très officiellement et très ouvertement la cause des Ouïghours, turcophones, en Chine. Depuis son arrivée au pouvoir en qualité de Premier ministre puis de Président, le pragmatisme est de mise et les relations se sont complètement normalisées. Aujourd’hui, dans les discours officiels et dans ses rencontres avec les Chinois, M. Erdogan est beaucoup moins critique. Cependant, sur la question de la Syrie, La Turquie est extrêmement critique vis-à-vis des vetos chinois et de l’absence d’implication chinoise dans la tentative de résoudre le conflit syrien.
Sur le cas de la Thaïlande et du Vietnam, il est difficile pour la Chine d’aller très loin dans ses relations avec la Thaïlande. Il en est de même en ce qui concerne la Corée du sud. Ces deux pays essayent d’avoir une politique équidistante et de jouer les équilibres entre les États-Unis et la Chine mais restent des alliés militaires des États-Unis. Le rapprochement sera donc in fine forcément relatif. Il est intéressant de voir comment le Vietnam joue son opposition avec la Chine pour se rapprocher des États-Unis mais aussi du Japon, essayant de maximiser les investissements et l’aide publique japonaise au développement au Vietnam.
Ayant été chercheur associé à Séoul, à Pyongyang et à Pékin, je maîtrise bien le sujet des deux Corée. La Corée du nord et la Chine demeurent des otages mutuels. La Corée du nord a besoin de la Chine pour ne pas s’effondrer et la Chine a besoin que la Corée du nord ne s’effondre pas. D’où la difficulté d’équilibrer la relation avec les deux Corée. Le commerce entre la Corée du sud et la Chine est aujourd’hui à peu près de 250 milliards de dollars (le commerce entre la Chine et l’Europe est à 450 milliards). Les Sud-coréens ont énormément investi depuis les années 80-90 en Chine. Vous avez raison de dire qu’il y a à peu près un million de Sud-coréens en Chine mais il y a surtout 60 000 étudiants sud-coréens qui, chaque année, vont étudier en Chine quand, pour donner un ordre de comparaison, moins de 50 000 Japonais vont étudier à l’étranger, pas uniquement en Chine.
Dans la relation extrêmement particulière, très spécifique, qu’elle entretient avec la Corée du sud, la Chine essaye de jouer à fond la proximité économique et, aujourd’hui, politique entre Xi Jinping et Park Geun-hye.
Jean-Pierre Brard
Vous avez parlé de factions au sein du pouvoir. Jean-Pierre Chevènement parlait de façon un peu malicieuse de l’évocation de la baisse tendancielle du taux de profit (et je peux imaginer l’air déconcerté de son interlocuteur). Mais j’ai lu que dans de ces factions, au sein de la direction du Parti communiste chinois, il y a quand même des gens qui ont des opinions, des options et pas seulement des intérêts. Et tout cela se retrouve forcément dans ce parti unique.
Pouvez-vous nous dire quelque chose là-dessus ?
Y a-t-il des combats politiques ou idéologiques au sein de la direction chinoise, même si on voit un peu celui qui domine ?
Joris Zylberman
Bien sûr il n’y a pas seulement des factions au sein du PCC en ce sens qu’il n’y a pas seulement des luttes de pouvoir pour le pouvoir en soi. Sous Hu Jintao et Wen Jiabao on avait vu énormément de combats idéologiques et de combats politiques, voire un choix crucial entre deux modèles de réforme politique en Chine. Fin novembre 2012, quand Xi Jinping a été présenté comme le nouveau numéro un du Parti, certains, l’entendant dire : « je respecterai la constitution », voyaient en lui un Gorbatchev chinois. J’étais à Pékin à ce moment-là et mes collègues et amis chinois me confiaient qu’ils ne pouvaient pas s’empêcher d’espérer.
Cette lutte au sein du Parti existe. Il y a une aile réformatrice. En préparant, avec Mathieu Duchâtel, « Les nouveaux communistes chinois » (Armand Colin, 2012), nous avions eu la chance de discuter avec l’un des responsables du centre de recherche et de traduction du Comité central du Parti. Il se déclarait réformateur, c’est-à-dire qu’il désirait une réforme politique avec, peut-être, une officialisation des factions, en gardant le Parti communiste comme une espèce de constitution des États-Unis et en permettant le débat en son sein. Cela peut faire sourire quand on voit l’état actuel du débat politique mais il y a eu un débat là-dessus.
On voit que Xi Jinping prend le contrepied de tous les espoirs des réformateurs en essayant d’annihiler toute branche qui favoriserait le débat politique. Finalement, les attentes vis-à-vis de Xi Jinping pouvaient être les mêmes à un moment que les attentes vis-à-vis de Hu Jintao qui s’est révélé finalement un leader beaucoup moins puissant mais quand même assez dur politiquement pour le débat. Les intellectuels libéraux, comme Hu Ping, en ont fait l’expérience. On a vu aussi ce qu’il est advenu du dernier discours de Wen Jiabao sur la réforme politique, que l’agence Xinhua n’a finalement pas publié.
Ce qu’on voit, c’est, pour le moment, un étouffement du débat politique.
Sur les universités il y a un débat. Beaucoup d’universitaires ont été dénoncés par leurs étudiants ou par leurs collègues comme des gens qui importaient l’idéologie occidentale dans les universités. Selon beaucoup de témoignages, on ne peut pas beaucoup sortir de Chine : la lutte anti-corruption réduit les déplacements à l’étranger à un par an. De plus il vaut mieux ne pas trop s’exprimer. Mais la situation est variable selon les régions.
Claude Martin
Pourtant, j’ai lu récemment dans la presse chinoise que Xi Jinping a participé à une grande cérémonie célébrant le centième anniversaire de Hu Yaobang [8]. Or jamais personne, dans le Parti communiste chinois n’a été plus libéral, plus libre que Hu Yaobang. C’est Hu Yaobang qui avait proposé qu’il y ait des factions dans le Parti, en prenant pour modèle le PLD japonais : « Il y a des factions à l’intérieur du Parti libéral démocrate japonais, pourquoi ne pas les imiter plutôt que de nous poignarder dans le noir ? Chacun saurait ce qu’il pense et avec qui il est, il y aurait des votes… ». C’est en partie pour cette proposition qu’il avait été démis de son poste. Et c’est parce qu’il est mort sans revenir au pouvoir, comme certains l’espéraient, qu’il y a eu Tian’anmen. Hu Yaobang reste un symbole de ce que pourrait être un jour une Chine un peu plus démocratisée, même avec le Parti communiste. Pourquoi Xi Jinping éprouve-t-il tout d’un coup le besoin de célébrer le centenaire du Hu Yaobang, de dire qu’il y avait beaucoup de bonnes idées chez Hu Yaobang, qu’il faut s’en souvenir, qu’on l’a injustement ensuite mis dans l’ombre ? Il y a de ces mystères…
Joris Zylberman
La communication autour du centième anniversaire de Hu Yaobang est extrêmement complexe. D’un côté je suis d’accord avec vous et en même temps j’ai un sentiment partagé. La censure d’une photo [9] dans un documentaire de CCTV a fait énormément de bruit, notamment dans le South China Morning Post. Il s’agissait de l’élimination de la photo de Zhao Ziyang, celui qui voulait perpétuer l’esprit de Hu Yaobang et qui avait essayé de négocier avec les étudiants à Tian’anmen. Cela relevait de cette triste et néfaste réécriture de l’histoire qui était très en vogue sous Mao. Je vous avoue que je suis partagé. Mais je ne peux pas vous donner tort non plus. Je pense que Xi Jinping essaye de jouer sur tous les tableaux. Il sait très bien que la mort de Hu Yaobang avait motivé énormément de groupes qui avaient ensuite fait Tian’anmen et il craint énormément que, pour des raisons économiques, la société, frustrée, n’entre dans un état d’ébullition (à l’origine de Tian’anmen il y avait aussi aussi un problème d’inflation, d’économie, de corruption). Je crois qu’il y a un calcul politique à la fois étonnant et très pernicieux. Mais cela donne à penser, il est difficile de trancher.
Jean-Pierre Chevènement
Pour répondre à la question de Jean-Pierre Brard sur le statut du marxisme au sein du Parti communiste chinois, n’étant pas, à l’instar des autres intervenants, un « pékinologue », je ne peux pas répondre autrement qu’en évoquant un passage du livre « Les nouveaux communistes chinois », de M. Zylberman et M. Duchâtel. Dans la partie consacrée aux adhérents du Parti communiste, on voit un professeur qui s’ennuie à mourir en enseignant le marxisme dans une université assez obscure d’une ville du sud. Il adhère au Parti communiste où il s’ennuie tout autant. Il se désengage, il quitte l’université, devient fonctionnaire… et continue à s’ennuyer.
Marie-Françoise Bechtel
Il y a une dizaine d’années, il y avait à l’ENA chinoise un département d’études marxistes. Je ne sais pas s’il est toujours là…
Jean-Pierre Chevènement
Oui mais je crois que l’articulation entre l’utopie communiste et la réalité d’un système que j’ai décrit comme mixte mais qui est quand même chapeauté par le Parti communiste chinois, est du domaine de la spéculation théologique. Cela n’intéresse pas grand monde dans la société chinoise.
Joris Zylberman
Ce qui reste essentiel, chez Xi Jinping comme chez Deng Xiaoping, c’est la conviction que, sans le marxisme et sans la figure tutélaire de Mao, le PCC, privé de la légitimité idéologique que lui apporte le soutien de la population, s’effondrerait immédiatement. C’est une idéologie vide, il n’y a plus de valeurs, il n’y a plus les rouges, mais il faut garder ce vernis protecteur.
Je me faisais l’écho de certains analystes qui voient dans la lutte anti-corruption de Xi Jinping un mouvement classique de rectification des cadres du Parti. Mais, dans les années 2000, Hu Jintao avait déjà entrepris un mouvement de rectification de la nature avancée des cadres, avec un jargon ultra-marxiste. Je crois que le marxisme reste une espèce de boîte à outils, rangée dans un tiroir, qu’on peut ressortir lorsque se manifeste un besoin de contrôle des cadres et de contrôle socio-politique des Chinois. Donc, on peut dire que l’idéologie est diluée parce que Mao n’aurait pas accepté que Jack Ma (patron d’Alibaba ) ait sa carte du Parti et que les grands entrepreneurs aient leur carte du Parti.
Ce n’est donc plus le même parti mais ce Parti-là, attrape-tout, essaye de jouer sur tous les tableaux. Pour le moment il y arrive.
J’avais fait un reportage à Pékin sur les comités de quartier qui recrutaient parmi les personnes âgées (lesquelles seront 400 millions dans vingt ou trente ans). Leur passion de jeunesse, ce qui les fait vivre, c’est une culture rouge, les chants [10] rouges sur lesquels avait très bien surfé Bo Xilai. Ces comités de quartier se transforment en clubs du troisième âge proposant des spectacles, des chants rouges, des activités de calligraphie. Des membres du Parti plus jeunes rendent visite à ces personnes âgées, leur apportent des fruits, servent parfois de garde-malade. Tout cela compte énormément ensuite pour la mobilisation sociale. Mon sentiment (mais ce sujet mériterait des études approfondies) est donc que, en matière sociale, le Parti communiste, pour rester légitime et pour garder le soutien de la population aurait peut-être intérêt à bichonner ces personnes âgées. C’est là que la couleur marxiste reste importante à mon avis.
Claude Martin
Je vous remercie.
J’ai vu il y a quelques temps un film chinois intitulé « La tribu des fourmis » [11] dont l’action se passe du côté de Haidian. Ce film montre la vie du petit peuple, des Míngōng (travailleurs migrants) venus de partout pour essayer de survivre dans les bidonvilles qui entourent les villes. On y voit un jeune homme qui, n’ayant pas réussi à entrer à l’université, se voit proposer par un demi-escroc de vendre des assurances-vie. Il se promène à travers le bidonville et réussit à faire signer une cinquantaine de contrats dans la journée (il gagne un yuan par contrat). Le soir, son patron occasionnel lui annonce que les contrats signés sont invalides car on ne peut signer des contrats d’assurance-vie avec des gens qui ont plus de soixante ans, ce qui était le cas de tous les « clients » de la journée. Tout le film est l’histoire de ce pauvre garçon qui retourne voir les personnes avec qui il avait conclu : « Mémé, tu n’as pas 64 ans, tu as 59 ans »… et de leur faire de nouveaux papiers pour modifier leur âge afin ne pas annuler les contrats d’assurance-vie. Cela montre à quel point ce que nous croyons savoir de la Chine repose sur une base d’informations assez incertaine et parfois fluctuante.
Si ce débat vous a intéressés, je souhaite que nous puissions de temps en temps réactualiser notre information.
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[1] Zhou Yongkang, a été condamné à la prison à vie pour « recel de corruption, abus de pouvoir, et révélation intentionnelle de secrets d’État ». C’est la première fois qu’un dirigeant chinois aussi haut placé est condamné par la justice depuis le procès de la « bande des quatre » en 1981.
[2] Le 12 août 2015, un accident industriel a dévasté la zone portuaire de Tianjin, à 140 km de Pékin. Une série de gigantesques déflagrations, dont la première concernait un entrepôt où étaient stockés des centaines de tonnes de produits chimiques dangereux, a fait au moins 50 morts et plus de 700 blessés, selon le bilan officiel.
[3] La Chine a notamment construit une piste d’atterrissage sur Yongxing Dao, la plus grande île de l’archipel des Paracels, et une base aérienne à Yongshu dans l’archipel des Spratleys (le plus important des quatre projets d’îles artificielles lancés par Pékin depuis 2013).
[4] Nicholas J. Spykman (1893-1943), journaliste et universitaire américain, est considéré comme l’un des pères de la géopolitique aux États-Unis. Dans « The Geography of the Peace » (1944, publication posthume), il axe son analyse sur la sécurité américaine qui selon lui passe par un certain équilibre du pouvoir sur le continent eurasiatique.
[5] Alfred Mahan (1840-1914), était un historien et stratège naval américain. Dans son ouvrage « The Influence of Sea Power upon History, 1660-1783 » (1890), il insistait sur la nécessité pour les États-Unis de développer une marine puissante.
[6] Halford John Mackinder est un géographe et géopoliticien britannique (1861-1947). Selon lui, la confrontation permanente entre la “Terre du Milieu” (Heartland) et “l’Île du Monde” (World Island) est la toile de fond de tous les événements politiques, stratégiques, militaires et économiques majeurs.
[7] « Le grand échiquier, l’Amérique et le reste du monde » (The grand chessboard) Zbigniew Brzezinski, version française éd. Bayard 1997.
[8] Hu Yaobang, né le 20 novembre 1915, fut Secrétaire général du Parti communiste chinois de septembre 1980 à mars 1987.
[9] Dans une émission de CCTV commémorant le centenaire de la naissance de Hu Yaobang le 20 novembre 2015, la photo de Zhao qui figurait en une du Quotidien du Peuple (datant d’il y a 33 ans) a été remplacée à l’image par celle de Xiannian.
[10] Maire de Chongqing, BoXilai avait réhabilité les chants révolutionnaires maoïstes qui devaient résonner dans écoles, les usines, les parcs, et jusque dans les hôpitaux psychiatriques de sa ville.
[11] « La Tribu des fourmis » (Tang Jia Lang), film chinois réalisé par Yang Huilong, sorti en 2015.
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