Intervention de M. Jean-Michel Quatrepoint, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, journaliste économique, au colloque « L’euro est-il soutenable ? Le nouveau test de la Grèce » du lundi 13 avril 2015.

Je vais dérouler tous les éléments d’une tragédie grecque, avec ses ressorts financiers, juridique, politique, historique, mais Olivier Delorme développera davantage ce dernier point. Je pourrais ajouter une dimension religieuse, ayant entendu certains de nos amis allemands déplorer l’entrée de ce pays orthodoxe dans une Europe catholique et luthérienne !

Je commencerai par vous asséner quelques chiffres, ce dont je vous prie de m’excuser. La dette grecque est de 320 milliards d’euros, 175 % du PIB.
Il faut voir comment se répartit cette dette :

250 milliards sont détenus par des institutions publiques.

  • Le mécanisme européen de stabilité (MES) : 142 milliards,
  • des prêts bilatéraux par des États, notamment l’Allemagne et la France : 53 milliards,
  • le Fonds monétaire international (FMI) : 31 milliards,
  • la Banque centrale européenne (BCE) : 25 milliards.Restent 70 milliards d’euros qui sont dans des mains privées, essentiellement des banques, des compagnies d’assurance et des fonds de pensions grecs. L’engagement des établissements financiers européens – qui, en 2010, détenaient 128 milliards d’euros de dette grecque – n’est plus que de 12 milliards d’euros. En 2011-2012, on a fait un cut off de 115 milliards d’euros sur les financiers privés, soit entre 50 % et 70 % de la valeur nominale des emprunts. Ils ont abandonné une partie de leurs créances, mais comme ces créances avaient beaucoup voyagé sur les marchés, les pertes ont finalement été assez dispersées. Comme on a transformé le reste de la dette privée en dette publique, on avait sauvé les banques européennes (du moins l’espérait-on).

    Il faut restructurer, « postponer » (différer) la dette grecque, nous dit-on… Oui, mais on l’a déjà fait pour les deux tiers ! On sait peu que sur les 250 milliards de dette détenus par les institutions publiques, 200 ont déjà bénéficié d’un moratoire. Ces 200 milliards d’euros, essentiellement des prêts bilatéraux des États européens et les prêts du MES, ont un différé de paiement des intérêts de dix ans et le remboursement du capital a été repoussé à échéance de trente ans.

    Restent les prêts du FMI et de la BCE. Le FMI, de par ses statuts, ne peut pas accorder de moratoire et exige donc des remboursements réguliers des prêts (intérêts et capital). Or, le FMI a plutôt prêté à court et moyen termes. Les échéances de remboursement des prêts au FMI tombent donc régulièrement. C’est ainsi que le 9 avril le gouvernement grec a réussi à honorer une échéance de 459 millions d’euros, remboursés au FMI. Mais chaque semaine il y a quelque chose à rembourser. Au mois de mai la Grèce devra encore rembourser environ 767 millions d’euros au FMI et payer 320 millions d’intérêts. À cela s’ajoutent 2,8 milliards d’euros de bons du Trésor car l’État grec émet des bons du Trésor à très court terme pour faire face à ses remboursements au FMI et à la BCE. Depuis un certain temps, le gouvernement grec fait ce qu’on appelle de la « cavalerie », c’est-à-dire qu’il émet des bons du Trésor, à six mois généralement, souscrits par les banques et le système financier grec qui, lui-même, émet des obligations à court terme garanties par l’État grec (et d’ailleurs, in fine, par la BCE) ! C’est ainsi qu’en 2014 on a émis pour 50 milliards d’euros de bons du Trésor grecs qui viennent grossir la dette globale.

    Que faire ?

    Les Européens ont mis au point un système de « nœud coulant » : le MES (mécanisme européen de stabilité) octroie régulièrement à la Grèce les quelques milliards d’euros qui lui permettent de rembourser le FMI, voire la BCE… à condition que le gouvernement grec mène les réformes que l’Union européenne souhaite voir appliquer, faute de quoi le « nœud » se resserre et menace d’étrangler la Grèce.

    Évidemment, l’arrivée au pouvoir d’Alexis Tsipras (Premier ministre) et de Syriza, a changé la donne. Mais on peut dire que Bruxelles et Berlin en font une question de principe.

    Si, financièrement, le programme de Syriza comportait quelques mesures qui pouvaient prêter à discussion, la grande crainte de Bruxelles et de Berlin est en fait le risque de contagion. En effet, des élections vont avoir lieu en Espagne où Podemos

[1] a pris un peu la même place que Syriza face au Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE). D’autre part, un mouvement de centre droit, Ciudadanos, est en train de prendre une place intéressante et de grignoter le Parti populaire (PP). Les élections se tiendront donc dans le cadre d’un quadripartisme.

Parce que Berlin et Bruxelles veulent à tout prix éviter la contagion, on va exiger la poursuite des réformes, avec quelques aménagements à la marge, et amener Syriza et le Premier ministre Tsipras à « manger leur chapeau ».

Il est toujours facile de juger de l’extérieur mais je pense qu’Alexis Tsipras et Syriza ont fait une double erreur d’analyse :

D’abord, ils ont sous-estimé le poids de l’Allemagne et surestimé l’appui des pays gouvernés par les sociaux-démocrates. Ils n’ont pas compris qu’ils n’auraient aucun soutien, pas même de la part de la France, car l’Europe est allemande (c’est ma thèse), dominée par l’Allemagne, et ce que Mme Merkel souhaite est ce qui s’applique.

Ensuite, quand on dispose d’une force de dissuasion du faible au fort, il ne faut pas commencer par annoncer qu’on ne l’utilisera pas.  À partir du moment où Alexis Tsipras dit : « Jamais nous ne sortirons de l’euro, nous voulons absolument rester dans l’euro » la force de dissuasion ne sert plus à rien. C’est comme si la France annonçait qu’elle n’utilisera jamais la force de frappe dont elle dispose !

Le problème relationnel qu’il a pu y avoir entre le ministre des Finances, Yanis Varoufakis, et ses homologues me semble relever un peu du folklore. Sur le fond, le message est clair : si la Grèce veut rester dans l’euro, elle doit en payer le prix. Et on lui montre que la seule politique possible est celle qu’on applique déjà en Irlande, au Portugal, que les Espagnols se sont auto-appliquée et que la Grèce doit s’appliquer. C’est le fameux TINA (« There is no alternative ») de Margaret Thatcher.

Dans ce bras de fer, quelles sont aujourd’hui les marges de manœuvre de la Grèce ?

Financièrement, la priorité est de rembourser les emprunts au FMI, voire à la BCE (soit un peu plus de 50 milliards). Il faudrait transformer cette dette à court et moyen termes qui pose un problème pour boucler chaque fin de mois. On pourrait imaginer une sorte de moratoire ou trouver des personnes qui acceptent de se substituer au FMI, avec un taux d’intérêt qui serait négocié, de manière à donner à la Grèce le ballon d’oxygène dont elle a besoin pendant deux ou trois ans. En fait on pourrait transformer les échéances du FMI et de la BCE au cours des deux ou trois prochaines années, en les repoussant dans le temps. Mais on s’y oppose à Bruxelles comme à Berlin, parce que ce serait un mauvais exemple pour les autres pays.

Les marges de manœuvre ne sont pas énormes pour le gouvernement Tsipras.

On voit bien qu’il essaye de jouer sur les affinités que la Grèce peut avoir avec la Russie et le monde orthodoxe. Mais la Russie ne va pas racheter directement et massivement de la dette grecque. D’abord parce que la Russie rencontre elle-même des problèmes : même si le rouble est remonté depuis quelques semaines, la Russie a perdu environ 200 milliards de dollars sur ses réserves. En revanche, elle peut faire un geste pour faciliter les exportations agro-alimentaires et agricoles grecques. En même temps, si elle reprenait directement de la dette grecque, ce serait un casus belli avec l’Europe au moment où la diplomatie russe tente de trouver en Europe des relais qui soient moins liés au clan des Pays baltes, de la Pologne et des États-Unis.

Il est un pays qui ne connaît pas ces préoccupations, c’est la Chine ! Je lance cette idée : les Chinois pourraient parfaitement souscrire les quelques milliards d’euros nécessaires à la Grèce pour les prochaines années. Je note toutefois que le gouvernement Tsipras et Syriza ont fait une erreur psychologique en annonçant dans leur plan l’arrêt des privatisations, notamment la privatisation du Pirée. Les Chinois l’ont très mal pris car c’est pour eux une remise en cause d’accords conclus. Or on ne remet pas en cause les accords conclus entre des États souverains. Je crois qu’Alexis Tsipras et Syriza l’ont compris et renoncent finalement à remettre en cause ces accords du Pirée, importants pour les Chinois qui sont prêts à financer le projet, peu connu, d’une ligne de chemin de fer à grande vitesse reliant le Pirée à Budapest. Elle servirait à transporter les marchandises chinoises qui débarquent au Pirée jusque dans la Mitteleuropa et à acheminer vers la Chine des marchandises de la Mitteleuropa via Le Pirée. Il faut savoir, en effet, que les Chinois raisonnent toujours en termes de routes maritimes, ferroviaires, aériennes, d’infrastructures.

Donc, indiscutablement, il y a là un coup à jouer.

Je ne sais pas s’il est en train de se jouer mais les Chinois viennent de faire un mouvement stratégique majeur avec la Banque asiatique d’investissement (Asian Infrastructure Investment Bank, ou AIIB) qui menace l’hégémonie américaine. Les Anglais ont été les premiers à « trahir » les Américains : le gouvernement britannique de David Cameron a annoncé que le pays allait devenir un membre fondateur de la banque. Malgré la vive opposition des États-Unis, l’Allemagne, la France et l’Italie ont suivi la décision britannique en annonçant qu’ils cherchaient également à devenir membres fondateurs de la banque. D’autres pays de la région Asie-Pacifique, comme l’Australie, seraient sur le point d’annoncer leur participation.

Pourquoi les Chinois ne feraient-ils pas une banque de développement et d’investissement en Europe ? Nous avons besoin d’infrastructures que nous ne pouvons pas financer. Ils pourraient aider à financer les infrastructures européennes et si jamais la Grèce arrivait à trouver un financement pour les deux ans qui viennent, afin de faire face à ses échéances au FMI et à la BCE, une grande partie du problème serait résolu. Ensuite rien n’empêcherait qu’une partie de ce programme soit appliqué – effectivement il y a de nombreuses réformes à faire – mais ils auraient un ballon d’oxygène pendant les deux ans qui viennent.

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[1] PODEMOS (« Nous pouvons ») est un parti politique espagnol fondé en janvier 2014 par des activistes de gauche issus des manifestations des indignés en 2011 et 2012. Ce parti a créé la surprise lors des élections européennes de mai 2014 en obtenant 8% des voix et cinq députés européens.

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Le cahier imprimé du colloque « L’euro est-il soutenable ? Le nouveau test de la Grèce » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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