L’économie grecque, l’intégration européenne et l’euro

Intervention de M. Olivier Delorme, écrivain et historien, ancien Maître de Conférences à Sciences Po, au colloque « L’euro est-il soutenable ? Le nouveau test de la Grèce » du lundi 13 avril 2015.

Un passé qui pèse lourd

Je vais tenter de vous présenter un historique de l’économie grecque et de vous expliquer pourquoi l’euro a joué un rôle déterminant dans la situation actuelle. Sans remonter au Ve siècle, je voudrais replacer cette situation dans le temps long et rappeler d’abord que la Grèce est un État jeune qui a mené une longue et très meurtrière guerre d’indépendance entamée en 1821. Cette indépendance a été acquise en 1830 dans un espace géographique, bien plus réduit que l’espace peuplé de Grecs, dont les frontières ont été fixées par un rapport de force entre l’ancien maître ottoman et les puissances (Angleterre, Russie, France) qui, après avoir (tardivement) aidé les Grecs, ont mis le nouvel État sous tutelle. Si bien que, durant un siècle, l’essentiel de l’effort national a été dirigé non vers le développement économique mais vers l’achèvement de la construction territoriale et l’émancipation, toujours imparfaite, de cette tutelle.

J’ajouterai que la Grèce est sortie de la Deuxième guerre mondiale dans un état de totale destruction parce que l’occupation allemande y a été une des plus féroces et des plus destructrices en Europe. Quelques chiffres en donnent une idée. Durant le conflit, le pays a perdu entre 8 % et 9 % de sa population (1,5 % pour la France) ; en 1945, la production agricole est inférieure de plus de 50 % à ce qu’elle était en 1939 et la moitié des ouvriers et paysans sont au chômage ; 65 % des véhicules à moteur, 95 % du matériel roulant des chemins de fer, 70 % des ponts et plus de 50 % du réseau routier sont détruits ou inutilisables ; la circulation monétaire est passée de 24 millions à 68 milliards de drachmes de 1941 à 1944, et le litre d’huile de 50 à 400 000 drachmes. Une famine, inédite en Europe, résultat de la politique des trois occupants (allemand, italien, bulgare), a tué entre 250 000 et 300 000 Grecs. Les « Oradour » se sont comptés par dizaines (900 villages ont été totalement rasés, 500 autres en partie détruits).

Particulièrement rapide et massive, la Résistance s’est ordonnée autour du Parti communiste ; si bien que, au sortir de la guerre, la Grèce se retrouve l’enjeu d’un affrontement géopolitique qui la dépasse et qui, au drame de la Deuxième guerre mondiale, va ajouter celui d’une guerre civile (1947-1949) [1]. Au moment où l’Europe occidentale se relève et entame sa reconstruction, la Grèce s’enfonce dans cette nouvelle tragédie qui alourdit encore le bilan du conflit : au moins 150 000 morts, 1000 villages supplémentaires détruits, 900 000 paysans suspects de sympathies pour la rébellion déplacés vers les banlieues des villes privées de tout équipement, 70 000 à 100 000 (ou plus) anciens résistants, conscrits ou citoyens soupçonnés d’être de gauche déportés dans des camps de concentration où règnent l’arbitraire, la torture, les violences de toutes sortes, 80 000 à 100 000 exilés vers les pays socialistes, tout cela dans un pays de 7,36 millions d’habitants en 1940.

Terrible épreuve, cette guerre civile génère des structures politiques qui vont perdurer jusqu’en 1974 (c’est alors seulement qu’est abrogée la loi d’exception du 27 décembre 1947 interdisant l’EAM et le Parti communiste). J’ai coutume de dire que, si la guerre civile commence en 1947 et si les exécutions capitales qui lui sont liées cessent en 1955, la dictature des Colonels (1967-1974) est le dernier acte d’un cycle d’affrontements politiques et sociaux amorcé par le coup d’État fasciste de 1936, qui résulte lui-même des effets particulièrement violents, en Europe du Sud-Est, de la crise du capitalisme américain de 1929.

Cette histoire politique extrêmement mouvementée fait que, au moment où l’Europe occidentale bâtit son État social dans une période de prospérité, la Grèce sort à peine d’un état de sous-développement. Elle en sort avec un régime autoritaire qui n’a guère plus que les apparences d’une monarchie parlementaire, laquelle connaît un très lent et imparfait processus de démocratisation de 1955 à 1965, avant de sombrer à nouveau dans la dictature, de 1967 à 1974. Du fait de cette structure autoritaire de l’État et de la privation de droits syndicaux qui en résulte, le développement du pays sera marqué par l’absence d’État social, la persistance d’inégalités bien supérieures à celles des sociétés d’Europe occidentale, et un impôt indirect pesant sur les plus modestes traditionnellement plus important que l’impôt direct faible et peu progressif.

D’autre part, les détenteurs du capital ont toujours préféré le commerce à la production ; parmi elles, les activités d’armement maritime étaient celles qui, en 1945, pouvaient redémarrer le plus vite dans un pays ruiné. Les armateurs, dont beaucoup s’étaient rangés du côté des Alliés et avaient perdu de nombreux navires, ont récupéré des Liberty Ships donnés par les Américains et des bateaux italiens confisqués au titre des dommages de guerre. La défiscalisation de l’armement maritime décidée en 1945, souvent présentée comme un privilège fiscal, est en fait le résultat de cette histoire : dans un pays ruiné par l’occupation, il s’agissait de stimuler le secteur susceptible de repartir rapidement et de créer de l’emploi.

Quant à la propriété foncière, la Grèce a été, avec la France, un des pays d’Europe qui a réalisé la réforme agraire la plus complète. Plusieurs vagues de confiscation des grands domaines agricoles et de partage entre les petits paysans font qu’ils ont quasiment disparu après 1922-23. Cette réforme agraire transforme la Grèce en pays de petits propriétaires, ce qui explique en partie la résistance de la société grecque à l’impôt foncier – touchant un grand nombre de Grecs sans ressources suffisantes pour le payer –, qu’a voulu imposer la Troïka [2]. Alors que le « problème fiscal » de la Grèce tient d’abord à la sous-imposition des plus riches et à un problème de consentement à l’impôt, bien davantage que de fraude, face à un État qui a été trop souvent l’instrument d’un pouvoir étranger. Si bien que la nature de cet impôt foncier et la méthode même de la Troïka, consistant à faire du gouvernement, une fois de plus dans l’histoire grecque, l’instrument d’un pouvoir étranger aboutissent à renforcer l’idée que l’impôt est aussi injuste qu’illégitime et qu’il est donc légitime de vouloir lui échapper.

Dans les années 1950-1960, la Grèce connaît un développement économique extrêmement vigoureux. Premier ministre de 1955 à 1963, Konstantinos Karamanlis (qui sera le restaurateur de la démocratie en 1974) a pour mot d’ordre la prospérité : la Grèce affiche alors un taux de croissance de 6 % à 7 % par an, le troisième au monde derrière le Japon et l’Espagne ! Et cette croissance se fait dans la stabilité monétaire, avec le taux d’inflation (2 %) le plus bas d’Europe [3] et un très faible endettement. Les capitaux étrangers représentent alors 50 % des investissements industriels (Pechiney pour l’aluminium ou Esso, associé au Gréco-Américain Pappas, pour la pétrochimie…) et contrôlent, en 1970, le tiers des actifs industriels, cette proportion étant encore plus élevée dans les secteurs de pointe.
Mais, par rapport à l’Europe occidentale, la croissance grecque de cette période se caractérise toujours par son caractère aussi fortement inégalitaire. Il n’y a ni système général d’assurance maladie ou de retraite, ni allocations familiales, ni réelle assurance chômage… Et dans un régime qui reste autoritaire, où les syndicats – en tout cas ceux qui ne sont pas contrôlés par le pouvoir – sont hors-la-loi, alors que l’exode rural est important et que le développement industriel est insuffisant pour l’absorber, l’émigration constitue la soupape de sécurité qui permet de réguler les tensions internes. Plus d’un million d’hommes (à peu près l’accroissement naturel) quittent la Grèce entre 1950 et 1970, dont 80 % pour l’Allemagne, où cette main-d’œuvre à bas coût est un élément fondamental du « miracle allemand [4] ».

C’est dans ce contexte d’une Grèce en évolution, mais qui reste très liée aux États-Unis – pour ne pas dire sous leur étroite dépendance –, que Karamanlis va chercher, dans les années 1960 puis après 1974, un contrepoids dans ce qui est à l’époque la Communauté économique européenne (CEE). Dans cette stratégie qui vise à desserrer l’étreinte de « l’ami américain », Karamanlis trouvera l’appui du général de Gaulle – comme on le voit dans les Lettres, notes et carnets [5] –, un appui que Karamanlis a lui-même qualifié de décisif [6], et qui aboutit à la signature du premier traité d’association conclu par la CEE, le 9 juillet 1961. Puis le général de Gaulle accomplit un voyage triomphal en Grèce du 16 au 19 mai 1963.

La parenthèse de la dictature militaire interrompt cette évolution, l’accord d’association est suspendu.

Le processus reprend avec le retour au pouvoir de Karamanlis en 1974, lorsque la Grèce revient à la démocratie. Et là encore, l’appui de la France – à travers la très forte implication de Valéry Giscard d’Estaing – est déterminant pour permettre à la Grèce de signer son traité d’adhésion dans un délai record (28 mai 1979) et d’entrer dans la CEE le 1er janvier 1981 (cinq ans avant l’Espagne et le Portugal).
Pour beaucoup de Grecs, l’adhésion à la CEE va de pair avec l’ancrage dans une démocratie normalisée, qu’ils n’ont plus connue depuis les années 1930. Mais géographiquement, la Grèce reste à part, à l’extrémité d’une péninsule, coupée de son arrière-pays par le rideau de fer balkanique qui s’y est abattu en 1947. Et pour beaucoup de Grecs, adhérer à la CEE c’est confirmer l’appartenance au « camp occidental », héritage de la guerre civile, alors qu’ils considèrent que l’OTAN (dont la Grèce et la Turquie sont devenues membres en 1952) a pris le parti de la Turquie lorsque celle-ci s’est emparée du tiers de Chypre en 1974. C’est notamment le cas du Parti socialiste panhellénique (PASOK), à l’époque très à gauche, neutraliste et hostile à l’adhésion à la CEE (hostilité légèrement majoritaire dans les sondages), lorsqu’il arrive au pouvoir après les élections législatives d’octobre 1981.

Économiquement, l’entrée de la Grèce dans la CEE va se traduire par des transferts financiers au titre du développement régional. Dans les années qui suivent l’adhésion, ils représentent 5 % à 6 % du PIB et vont jouer un rôle important dans le développement. Quiconque a connu la Grèce à la sortie de la dictature des Colonels et y retourne dans les années 1990 voit un pays qui a profondément changé – quelles que soient les déperditions dues au clientélisme ou à la corruption.

Mais, d’une part, ces transferts reviennent souvent dans les États contributeurs nets sous forme de commandes à de grandes entreprises [7] ; d’autre part, peu après l’adhésion de la Grèce, la CEE change de nature, avec l’Acte unique (1986), le traité de Maastricht (1992), la création de l’OMC (1995). Or l’économie grecque est mal armée pour subir le choc que vont lui imposer la disparition de la préférence communautaire et du tarif extérieur commun au profit du libre-échange généralisé, puis la monnaie unique et ses dysfonctionnements.

La Grèce en souffrira plus que d’autres parce que son économie est plus faible, en partie en raison des choix économiques des années 1960, qui ont privilégié les industries lourdes : aciérie, pétrochimie, industrie extractive (comme la bauxite du Parnasse pour l’usine d’aluminium Pechiney), etc. Ces choix, à l’époque, ne sont pas très originaux et le gouvernement grec n’a pas fait preuve d’une particulière cécité. Mais le changement de contexte économique dans les années 1980 et l’ouverture de l’Europe à une concurrence non contrôlée rendent ces secteurs particulièrement vulnérables.

La deuxième explication de la fragilité de l’économie grecque réside dans l’importance des petites ou très petites entreprises (en 1985, 94 % des entreprises avaient moins de dix salariés) dans des secteurs traditionnels (habillement, agro-alimentaire…) qui seront frappés de plein fouet par l’ouverture non contrôlée des frontières européennes et par la politique que l’Union européenne (UE) va mener, à partir de 1990, en Europe de l’Est.

Comment la dette s’est-elle construite ?

Du fait des circonstances politiques déjà exposées, la Grèce n’a pas bâti d’État social après la guerre. Elle va donc le faire après le retour à la démocratie en 1974, et plus encore après l’arrivée des socialistes au pouvoir en 1981. Mais contrairement aux Européens de l’Ouest qui ont financé l’édification du leur durant les Trente Glorieuses, la Grèce le fait à contretemps, dans une période de crise mondiale provoquée par les chocs pétroliers de 1973 et 1978-1981, auxquels l’économie grecque est de surcroît très sensible puisqu’elle doit importer l’essentiel de son énergie. Cet effort de rattrapage social sera en grande partie financé par l’endettement, de même que l’effort de défense [8] disproportionné imposé par l’état de tension entretenu par la Turquie (son armée est cinq fois plus nombreuse) en Égée et à Chypre depuis 1974. Un effort qui, tout en profitant à l’Allemagne et à la France (la Grèce a été régulièrement le deuxième client de l’industrie d’armement allemande et le troisième de la française), a constitué un des principaux moteurs de la corruption.

De plus, après la fin des démocraties populaires en Europe de l’Est, au lieu d’y lancer un « plan Marshall » visant au développement du pouvoir d’achat et du marché intérieur, l’UE impulse des politiques néolibérales fondées sur de bas coûts salariaux et le démantèlement des protections sociales. Si bien que l’économie grecque qui, depuis 1974, a vu augmenter les salaires (même s’ils restent très inférieurs à ceux d’Europe occidentale) et les charges, du fait de la construction de l’État social, se retrouve en concurrence directe avec des voisins où le coût du travail est inférieur de 20 %, 25 % ou davantage. En conséquence, les investisseurs grecs vont se détourner de la Grèce pour privilégier l’Ancienne République yougoslave de Macédoine (malgré les litiges politiques entre les deux pays, la Grèce devient le premier investisseur en ARYM et son troisième partenaire commercial), la Bulgarie, la Roumanie, auxquelles il faut ajouter la Turquie après la relative détente du début des années 2000.

Mais ce désinvestissement et la désindustrialisation qui résulte de l’impossibilité, pour les industries traditionnelles – de petite taille et faiblement capitalisées – de se moderniser et de supporter la concurrence de ces voisins à bas coûts, creusent à leur tour un déficit commercial qui sera, lui aussi, financé en dernier ressort par la dette.

Enfin, durant la même période, les transferts européens, désormais en partie redirigés vers l’Europe de l’Est, diminuent régulièrement de 5 à 6 % du PIB dans les années 1980 à 3,55 % en 2008.

Si l’on veut résumer, les grandes phases contemporaines d’endettement de la Grèce sont les suivantes :

Très faiblement endettée avant 1967, la Grèce a vu sa dette multipliée par quatre en sept ans, du fait de la gestion calamiteuse et clientéliste des Colonels : durant la même période, l’inflation qui était la plus faible d’Europe sous Karamanlis (2 %) devient la plus forte (30 % en 1973).

À partir de 1980-1981, entrée de la Grèce dans la CEE, la dette passe de 22,9  % du PIB à 47,8 % en 1985, 79,6 % en 1990 et 111,6 % en 1996. Cette hausse s’explique à la fois par la construction de l’État social à contretemps du cycle économique mondial, la sous-fiscalisation du capital et des revenus des plus riches, les dépenses d’armement, la baisse des transferts européens, le coût d’une « grande corruption » liée à ces dernières et à divers contrats dont les sociétés occidentales corruptrices et les politiques corrompus sont les principaux bénéficiaires – le surcoût étant supporté par le contribuable grec.

La troisième phase est liée à l’euro.

Pourquoi l’euro a-t-il joué un rôle particulièrement délétère sur l’économie grecque ?

Avant d’en venir aux effets de l’euro sur l’économie grecque, je voudrais faire justice de l’accusation de fraude, si souvent répétée, qui aurait permis à la Grèce d’y être admise.

La Grèce est recalée en 1999, au moment où les pays qui veulent entrer dans la monnaie unique sont qualifiés, mais elle est « repêchée » au Conseil européen de Santa Maria da Feira en juin 2000. Entre-temps, le gouvernement grec a conduit une politique d’austérité – dont tout le monde reconnaît la vigueur. Si bien que les efforts consentis et les résultats obtenus justifient l’admission : le taux d’inflation, fort depuis les années 1970, est ramené à 1% ou 2 % au-dessus de la moyenne européenne et, pour la première fois, la dette est réduite, de 111,6 % à 100 % du PIB.

Certes, des contrats swap de Goldman Sachs [9] ont permis de diminuer les déficits l’année de la qualification en aliénant des ressources futures, ce qui n’est pas de bonne gestion mais qui était alors autorisé par les règles européennes. Au demeurant, seuls le Luxembourg, l’Irlande et le Danemark (ce dernier ayant décidé de conserver sa monnaie nationale) remplissaient les conditions pour entrer dans l’euro. Et tous les autres États ont alors fait preuve d’inventivité comptable : en France, le gouvernement Juppé a fait baisser le déficit en intégrant aux recettes la soulte des retraites de France Télécom [10], une ressource non renouvelable ; en Italie, le gouvernement Prodi a créé un impôt remboursable les années suivantes ; en Allemagne, le gouvernement Kohl a sorti du déficit public celui de la Treuhandanstalt, chargée de privatiser l’industrie est-allemande, et qu’il n’y avait aucune raison de ne pas comptabiliser.

Plus que d’une fraude, la qualification de la Grèce a probablement été le résultat d’un marché politique. Six mois avant le Conseil de Feira qui admet la Grèce dans l’euro, le gouvernement de Konstantinos Simitis a levé le veto à l’intégration de la candidature turque au processus d’élargissement de l’UE. Il a aussi renoncé à la saisie d’avoirs allemands en Grèce autorisé par la Cour de cassation d’Athènes afin d’indemniser des victimes de l’occupation nazie, Berlin refusant de leur verser les sommes allouées par les juridictions grecques. J’ajouterai qu’à l’époque tout le monde voyait l’inconvénient symbolique à laisser la Grèce en dehors de l’euro, tandis que personne ne distinguait de risque à l’y admettre en raison du faible pourcentage du PIB et de la dette grecs dans ceux de la zone euro (2,1 % et 4,5 % en 2008).

Quant à la période qui suit l’entrée dans l’euro, l’appréciation du taux de change de 2000 (0,82 dollar en octobre) à la crise de 2008 (1,60 dollar en juillet) a littéralement étouffé l’économie grecque, dont Jacques Sapir a estimé que, en fonction de ses structures et de ses performances, elle avait besoin d’un taux de change de 0,90 dollar au maximum – soit une surévaluation de plus de 75 % en 2008. Aucune économie, nulle part, jamais, ne peut résister à pareille distorsion entre économie réelle et taux de change de sa monnaie. Notons de surcroît que, si l’euro s’est récemment déprécié, la chute de plus de 25 % du PIB grec, du fait des violents programmes de déflation imposés par l’UE et le FMI, aboutit à ce que, aujourd’hui, la Grèce aurait besoin d’un taux de change de l’ordre de 0,7 à 0,8 dollar, alors que l’euro est autour 1,10 – soit une distorsion équivalente, ou pire.
Les effets de cette surévaluation sont d’autant plus ravageurs que la Grèce fait 65 % de son commerce extérieur hors de la zone euro. Or, dans un système de libre-échange généralisé, sans écluse douanière, l’euro fort permet d’importer depuis des pays à très bas coût de main d’œuvre des produits qui arrivent sur le marché grec moins chers que s’ils étaient produits sur place. C’est ainsi qu’aujourd’hui, les épiceries grecques vendent très souvent de l’ail chinois ou des citrons argentins ! Ceci a entraîné des difficultés grandissantes pour l’agriculture : la balance agricole grecque, positive quand la Grèce est entrée dans la CEE, est aujourd’hui largement déficitaire. L’euro et la faiblesse de filières agro-alimentaires valorisant les produits grecs et leur commercialisation à l’intérieur de l’UE – leur développement aurait constitué une aide bien plus efficace que des prêts dont le seul effet est d’ajouter de la dette à la dette –, ont ruiné de nombreux agriculteurs grecs. Déjà très fragilisés par la baisse de la consommation intérieure due à la paupérisation massive de la population consécutive aux politiques européennes, ceux-ci ont aussi souffert gravement des sanctions européennes contre la Russie, lesquelles ont entraîné, en retour, un boycottage des produits agricoles européens – dont beaucoup venaient de Grèce.

Parmi les secteurs sinistrés par l’euro, figure également le tourisme devenu, dans les années 1960, une des trois sources principales de devises (avec la flotte et, à l’époque, les transferts des émigrés). Il a en effet été largement handicapé pendant une décennie par le taux de change de l’euro. À peu de distance de la Grèce, les tour-opérateurs offraient des séjours en Turquie, en Tunisie et en Égypte, pays à monnaie faible et à protection sociale minimale, à des prix beaucoup plus attractifs que les prix grecs libellés en euros. De surcroît, les sanctions européennes contre la Russie ont eu, là aussi, des effets négatifs : les vacanciers russes étant devenus, ces dernières années, un des principaux contingents de touristes en Grèce, la chute du rouble a provoqué la faillite de plusieurs gros tour-opérateurs russes qui, ayant été payés en avance par leurs clients (au prix calculé sur le taux de change du rouble avant la baisse), n’ont pu régler les prestataires grecs en fin de saison, laissant ainsi de nombreuses nuitées impayées. Enfin, l’effondrement des revenus dû aux politiques européennes dites de rigueur a entraîné un effondrement du tourisme intérieur.

De surcroît, l’impossibilité de réajuster les taux de change à l’intérieur de la zone euro (ce qui serait possible dans le cadre d’une monnaie commune) entre des économies aux contraintes différentes et aux trajectoires divergentes a enrichi les riches et appauvri les pauvres, dont la Grèce fait partie. L’euro a ainsi contribué à creuser le déficit commercial grec en donnant un avantage concurrentiel aux produits allemands qui auraient été plus chers si le mark – ou l’euromark dans le cadre d’une monnaie commune – s’était réévalué, alors que les exportations de la Grèce vers le reste de la zone seraient devenues plus compétitives si la drachme, ou l’eurodrachme, avait dévalué : la décennie qui suit l’entrée dans l’euro voit nombre de Grecs acheter – à crédit – des berlines ou des 4×4 allemands.

Car en même temps que l’euro étouffait l’économie grecque, l’appartenance à une même zone monétaire entraînait l’alignement à la baisse des taux d’intérêt grecs sur les taux allemands : les premiers, qui étaient supérieurs aux seconds de 3 % en 1997, ne l’étaient plus que de 0,1 % en 2005. Or cette baisse a joué, sur l’économie grecque, un effet comparable à celui de la morphine. Dans un pays pauvre où, traditionnellement, l’acheteur payait comptant et en liquide (le chèque et la carte de crédit sont d’un usage récent et limité), les ménages grecs [11] ont compensé par l’emprunt l’effet sur leur pouvoir d’achat des politiques de rigueur et de modération salariale imposées pour satisfaire aux conditions d’entrée dans l’euro. Ce phénomène a été inconsidérément encouragé par un marketing agressif des banques (dont plusieurs sont alors la propriété de groupes français) comme par le gouvernement [12], si bien que l’endettement des particuliers s’est accru à un rythme annuel (le plus élevé de l’eurozone après l’Irlande) de 25 % à 30 %. Et les faibles taux d’intérêt dus à l’euro qui contribuaient à rendre cet endettement artificiellement indolore ont généré l’apparition d’un surendettement jusque-là inconnu dans le pays.

Quant à l’endettement public, qui avait diminué avant l’adhésion à l’euro, il augmente de nouveau avec l’effort d’équipement lié aux Jeux olympiques de 2004 [13] et un accroissement de 35 % des commandes d’armement sous le gouvernement conservateur de Konstantinos Karamanlís [14] (2004-2009). De sorte que la Grèce se trouve soumise à la procédure de déficit excessif prévue dans les traités européens (alors que la France et l’Allemagne s’étaient entendues pour s’y soustraire en 2003) entre 2005 et 2007. Ayant satisfait, à cette date, aux exigences européennes, elle accroît cependant de nouveau son déficit, comme tous les États européens, afin de lutter contre les effets de la crise américaine des subprimes et de relancer son économie : à la fin 2008, la dette grecque atteint de nouveau les 110 % du PIB.

Lorsque la dette était déjà parvenue à ce niveau, dans les années 1990, la Grèce disposait de sa souveraineté monétaire et du contrôle de sa banque centrale ; elle avait donc les moyens de casser une éventuelle attaque spéculative. Et c’est bien l’impossibilité de dévaluer, de monétiser une partie de sa dette et de faire de l’inflation pour en réduire la valeur réelle, qui rend le gouvernement grec impuissant lorsque la spéculation se déchaîne, après la victoire des socialistes du PASOK aux élections législatives d’octobre 2009 : d’un peu plus de 220 milliards d’euros et environ 100 % du PIB en 2006, la dette passe à 328 milliards et 142,8 % en 2010… 317 milliards mais 177 % du PIB en 2014, la stratégie du choc appliquée à la Grèce depuis cinq ans ayant fait chuté de plus du quart la richesse du pays (situation pire que celle des États-Unis au plus profond de la Grande Dépression des années 1930).

Car dès lors qu’il n’avait plus la maîtrise de sa monnaie, et qu’il refusait d’envisager de quitter l’euro, le gouvernement socialiste de Georgios Papandréou s’est trouvé contraint de solliciter « l’aide » de ses partenaires européens et de se soumettre au Diktat d’une « Troïka » composée du FMI, de la BCE et de la Commission européenne. Mais cette « aide », conditionnée à l’application de réformes néolibérales, déclenche une spirale déflationniste qui aboutit à un chômage et à une paupérisation de masse, à une crise sociale et humanitaire sans précédent, mais aussi à une crise démocratique. À Cannes, en novembre 2011, le Premier ministre grec se voit humilié par la chancelière allemande et le président français qui lui « interdisent » de consulter son peuple par référendum sur les mesures exigées par la Troïka. Démissionnaire, il sera remplacé par un banquier non élu (Loukas Papadimos) qui nommera, pour la première fois depuis la chute de la dictature, des ministres d’extrême droite [15].

Au-delà, le chantage à l’euro permet à la Troïka de violer l’État de droit en imposant aux pouvoirs réguliers des mesures anticonstitutionnelles. Il permet aussi de violer le droit d’amendement des députés, qui est un des fondements de la démocratie parlementaire. La Troïka impose en effet, sous menace d’un arrêt des crédits, l’adoption par le Parlement de plusieurs mémorandums comprenant chacun des centaines de pages, transmis quelques jours avant les débats, souvent en anglais, à des députés qui n’ont le droit que de voter, selon la procédure d’urgence, sur un article unique de quelques lignes entraînant l’adoption de toutes les mesures contenues dans le mémorandum.

Quant au haircut [16] du début 2012, il ne réduit nullement le poids de la dette puisque l’allègement opéré est inférieur aux nouveaux prêts que la Grèce doit contracter auprès du FMI et des organismes européens pour payer ses échéances et recapitaliser ses banques dont le bilan se trouvait considérablement dégradé par la décote… et dont les groupes français se désengageaient. Il a donc surtout permis de faire passer le risque de la dette grecque des détenteurs privés aux États européens.

Les élections du 25 janvier 2015 ont profondément changé la donne politique en Grèce, mais l’euro et ses logiques demeurent. Pour ma part, je pense que si la coalition au pouvoir, regroupant gauche radicale et souverainistes issus du parti conservateur, ne remet pas en cause la monnaie unique, elle se condamne à ne pouvoir changer, hors quelques aménagements plus ou moins symboliques, la politique économique qui a plongé le pays dans une dépression sans fin et sans issue ; elle se condamnerait aussi à un échec qui pourrait ouvrir la voie à des aventures aux conséquences imprévisibles.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, M. Delorme.

Ce que vous venez de décrire est un cas d’école de la monnaie unique dont on voit bien le vice de conception, le péché originel, puisqu’elle s’applique à des pays très différents.

Au départ c’est très agréable : grâce à un euro surévalué les Grecs peuvent acheter des BMW ou des Audi à un prix abordable, en bénéficiant de taux d’intérêt remarquablement faibles. Mais cela ne dure qu’un temps, jusqu’à ce que le « nœud coulant » se mette en place.

J’ajoute que les banques, notamment françaises mais aussi allemandes, qui ont prêté à la Grèce vont utiliser le premier plan d’aide à la Grèce pour se dégager. Aux  banques va se substituer le contribuable. En effet, derrière les institutions financières qu’a citées Jean-Michel Quatrepoint (prêts bilatéraux, Fonds européen de stabilité financière, Banque centrale, FMI), il y a le contribuable des États respectifs. Je rappelle que la contribution nette aux institutions européennes est d’un peu moins de 25 milliards d’euros pour l’Allemagne et d’environ 20 milliards d’euros pour la France. Les chiffres de la participation au capital de la Banque centrale sont du même ordre.

Maintenant la Grèce est prise au piège.

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[1] Cette guerre civile trouve son origine dans la volonté de Churchill de restaurer un roi, Georges II de Glücksburg, totalement discrédité par son rôle à la tête de la dictature inspirée du fascisme, établie par un coup d’État en août 1936. Durant l’occupation, les agents anglais favorisent, par l’argent et les armes, les mouvements républicains qui, bon gré mal gré, acceptent de se rallier au roi, contre l’EAM/ELAS (Front national de libération/Armée populaire grecque de libération), de très loin le plus important et le seul présent sur tout le territoire. Ce mouvement, organisé autour du parti communiste (KKE), regroupe bien au-delà, jusqu’au centre-droit républicain et à certains secteurs de l’Église. Dès avant la Libération, la concurrence attisée par les Anglais tourne à plusieurs reprises à l’affrontement, tandis que Churchill bloque la formation d’un véritable gouvernement d’union nationale, les troupes anglaises ne débarquant en Grèce qu’après le retrait allemand. Fort de l’accord qu’il a conclu avec Staline en octobre 1944, qui attribue aux Anglo-Américains 90 % d’influence en Grèce, Churchill engage une première épreuve de force avec l’EAM/ELAS en décembre 1944-janvier 1945. Les Anglais s’appuyant alors sur les anciens collaborateurs, un climat de terreur blanche, dont les anciens résistants de l’ELAS sont la cible, s’installe dans le pays ; puis les élections législatives du 31 mars 1946 et le plébiscite sur le retour du roi du 1er septembre sont massivement truqués. Le KKE transforme alors les groupes d’autodéfense d’anciens résistants en Armée démocratique (AD) et s’engage dans la guerre civile. Mais, face aux forces monarchistes puissamment armées par les Américains, l’AD n’obtiendra jamais qu’une aide limitée des « pays frères ». Si Staline trouve intérêt à gêner les Occidentaux en Grèce, il n’entend pas provoquer un conflit avec eux en remettant en cause son accord avec Churchill. L’AD sera finalement la victime collatérale du conflit Staline-Tito, le secrétaire général du KKE choisissant le premier alors que l’essentiel de l’aide matérielle de l’AD était fournie par le second.

[2] Commission Européenne, Banque centrale européenne (BCE), Fonds monétaire international (FMI). Cette Troïka a conditionné ses prêts à la Grèce à toutes sortes de « réformes » d’essence néolibérale. Elle est dotée d’une Task force qui, sur place, surveille la mise en œuvre de ces « réformes », le déblocage de chaque tranche de prêt étant subordonné à une « évaluation » qui fournit l’occasion de s’assurer de la docilité de l’exécutif grec.
[3] Au total, le PIB par habitant (en dollars Geary-Khamis de 1990), passe de 2 560 en 1955 à 3 204 en 1960 et 3 912 en 1963, soit une croissance de 52,81 % durant les 8 années de pouvoir de Karamanlis, alors que l’Europe occidentale passe dans la même période de 6 391 à 8 550 (+ 33,78 %) et l’Europe du Sud de 2 528 à 3 412 (+ 34,97 %). [4] Après le putsch des Colonels d’avril 1967, la RFA est ainsi le premier État européen à normaliser ses relations avec la junte.
[5] Les Lettres, Notes et Carnets présentent, par ordre chronologique, une sélection de lettres familiales ou officielles, les télégrammes personnels ou gouvernementaux, les travaux, minutes, directives, billets, récits et brouillons divers écrits par le général de Gaulle. Les 13 tomes ont été publiés de 1980 à 1997 par les éditions Plon. Voir notamment la note du 27 septembre 1960, qui suit la visite de Karamanlis à l’Élysée du 12 juillet, vol. VIII, juin 1958-décembre 1960, Plon, Paris, 1985, p. 397 sq.
[6] Entretien accordé à Hélène Ahrweiler, à l’occasion du colloque international « De Gaulle en son siècle », in Institut Charles de Gaulle, De Gaulle en son siècle, tome 1, Dans la Mémoire des hommes et des peuples, La Documentation française/Plon, Paris, 1991, p. 45 sq.
[7] Alstom construit le métro d’Athènes, Bouygues et Systra celui de Thessalonique, l’allemand Hochtief Aktiengesellschaft l’aéroport Vénizélos d’Athènes, Vinci le pont Trikoupis au-dessus du golfe de Corinthe, des sociétés britanniques, françaises et allemandes l’autoroute entre l’Adriatique et la frontière turque ; il en va de même pour la modernisation de la voie de chemin de fer Athènes-Thessalonique (entreprises allemandes), les usines de traitement des déchets ou d’épuration des eaux de nombreuses villes…
[8] Parmi les pays de l’UE, la Grèce est celui qui consacre à la défense le plus fort pourcentage de son PIB et, dans l’OTAN, elle n’est dépassée que par les États-Unis.
[9] Ces produits permettent d’obtenir des liquidités en échange de l’abandon de recettes futures (loto, taxes d’aéroport…), mais « techniquement » ils ne constituent pas un emprunt, ne rentrent pas dans le calcul de la dette et les intérêts qu’ils portent n’apparaissent pas au budget. Voir notamment : Andrés Allemand, « Goldman Sachs a camouflé la dette de la Grèce. Puis parié sur sa faillite », La Tribune de Genève, 16 février 2010. D’après le New York Times et Der Spiegel, la banque, dont le vice-président international chargé de l’Europe se nommait alors Mario Draghi, aurait gagné 300 millions de dollars sur cette opération.
[10] La soulte de 37,5 milliards de francs versée par France Télécom à l’État français avait permis à la France, en 1997, de ramener le déficit budgétaire en deçà de 3 % du PIB pour satisfaire aux critères du traité de Maastricht.
[11] En 2004, l’endettement privé est de 4 659 euros par habitant en Grèce, contre 11 147 en France, 12 370 en Espagne, 18 838 en Allemagne, 25 951 au Royaume-Uni ou 39 794 au Danemark. Didier Vavydoff, Grégoire Naacke, L’Endettement des ménages européens, Observatoire de l’épargne européenne, août 2005, site Internet www.banque-france.fr
[12] Notamment la déduction des impôts de 15 % des intérêts des prêts en 2002, de 20 % en 2005.
[13] Et la corruption qui y est liée. Champion toutes catégories de la corruption en Grèce (on estime à près d’un milliard d’euros les pots-de-vin versés en dix ans dans de nombreux marchés civils et militaires), l’Allemand Siemens vend notamment un coûteux système de sécurité qui ne fonctionnera jamais.
[14] Premier ministre de 2004 à 2009, neveu de son homonyme (cf. supra) qui fut Premier ministre (1955-1963 et 1974-1980) puis président de la République (1980-1985 et 1990 -995).
[15] Il s’agit du parti « Alerte populaire orthodoxe », dont l’acronyme (LAOS) signifie « peuple ». Discrédité par sa participation au gouvernement Papadimos, le LAOS sera éliminé du Parlement lors des élections législatives de 2012, alors qu’y entre le parti néonazi Aube dorée, résultat d’une perte de repères d’une partie de l’électorat due à la violence des politiques de la Troïka.
[16] À la suite d’une longue négociation, la plupart des créanciers privés acceptent une opération d’échange de leurs titres de dette contre de nouveaux dont la valeur faciale est inférieure de 53 %, dont le délai de remboursement est allongé à trente ans et le taux d’intérêt réduit. Si bien que la décote est d’environ 70 %, voisine de celle à laquelle se traitent alors les titres grecs sur le marché secondaire – sans que les plus-values tirées par les détenteurs de ces titres dans leur spéculation contre la Grèce n’aient jamais été évaluées.

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Le cahier imprimé du colloque « L’euro est-il soutenable ? Le nouveau test de la Grèce » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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