Apprendre à parler, à penser et à vivre ensemble

Depuis plusieurs décennies, le « système » éducatif fait figure d’accusé dès lors que l’on évoque l’insuffisance des « performances » des élèves. Le niveau de ceux-ci à 15 ans, à la sortie de la période dite d’enseignement obligatoire, tel qu’il ressort des évaluations internationales conduites par l’OCDE (PISA) est en effet loin de ce que l’on souhaiterait, et une proportion importante d’élèves sortent de ce « système » sans qualification ni diplôme. Un « système » également accusé – non sans raison – d’accentuer les déterminismes sociaux et d’échouer dans la construction d’une communauté nationale unie et solidaire. Par Daniel Bloch, Ancien Recteur, et Pierre Hess, Inspecteur de l’Education nationale.

Les diverses « réformes » destinées à le remettre sur pied échouent les unes après les autres, car elles s’attaquent essentiellement aux symptômes plutôt qu’à leurs racines. Donnons quelques exemples : les pays qui présentent des meilleurs « scores » à ces évaluations sont des pays où le redoublement est l’exception. On en déduit en France qu’en supprimant les redoublements le niveau des élèves s’améliorera, ce qui est infondé. De fait la réduction continue des taux de redoublements constatée dans notre pays au cours des deux dernières décennies non seulement n’a eu aucun impact positif sur le niveau moyen des élèves, mais a conduit à un affaissement du niveau des moins « performants », lequel se situe à la source de notre décrochage international. Il en est de même de la notation, souvent supposée traumatisante, quelle qu’en soit la forme, mais dont il n’a jamais été prouvé que l’absence conduise à une amélioration des compétences des élèves. [1]

Quant aux discussions récentes préalables à la réforme des Collèges, elles semblent ignorer que le collège est le lieu où les problèmes non résolus à la fin de l’école primaire conduisent à des effets de plus en plus visibles au fur et à mesure de la scolarité. Le collège n’accentue pas la proportion d’élèves en difficulté. Le classement international des compétences de nos élèves à la sortie de l’école primaire (PIERLS) n’est pas meilleur qu’il ne l’est à la sortie du collège. Ainsi, à 10 ans, entre un quart et un tiers de nos élèves n’a pas le niveau attendu. De fait, les professeurs des écoles qui enseignent au cours préparatoire sont assez souvent en mesure de pronostiquer déjà avec une relative précision les difficultés que rencontreront certains de leurs élèves dans la suite de leur parcours scolaire : une proportion importante d’enfants est en difficulté dès 6 ans, et cette réalité, pour beaucoup d’élèves concernés, ne reflète pas seulement une actualité passagère, mais contient une valeur prédictive quelque peu inquiétante.

C’est dès l’école maternelle [2] que les capacités langagières des enfants gagneraient à être développées de manière à la fois plus méthodique et en même temps plus soucieuse du plaisir d’apprendre qu’elles peuvent procurer aux élèves ; en offrant à ceux-ci, plusieurs fois par jour, des textes à la fois riches, beaux, émotionnellement chargés, théâtralisés par l’enseignant qui leur donnera vie, structurés par une syntaxe précise qui leur donnera sens, et répétés à de nombreuses reprises afin d’être mémorisés sans effort. Les élèves découvriront ainsi non seulement le plaisir des mots, la magie de la langue, mais encore la construction de ces édifices complexes que sont les phrases, et qui n’est autre que la construction de la pensée.

Mais l’apprentissage du langage implique aussi des moments interactifs, en petits groupes, dans le cadre desquels on ne renoncera pas à développer de manière exigeante les capacités langagières des élèves. Quant aux activités périscolaires, elles peuvent utilement aussi servir de support au perfectionnement du langage, par exemple avec des boîtes à outils qui existent, et qui pourraient être davantage utilisées.

Il faudrait veiller à ce que la priorité ainsi donnée à l’apprentissage du langage ne prenne pas fin au moment où les élèves commencent à entrer dans l’apprentissage systématique de la lecture, mais se poursuive au moins au cours des premières années de l’école élémentaire. Lorsque l’on apporte davantage d’attention à l’apprentissage du langage, les élèves qui en tirent le plus grand profit sont ceux qui ne bénéficient pas des conditions les plus favorables dans leur environnement familial et social. Et ce profit n’est pas limité au « langage », il s’étend à tous les domaines de l’apprentissage.

Apprendre à parler, c’est développer la capacité de formuler sa pensée, de défendre son opinion, de comprendre celle des autres. En d’autres termes, c’est à la fois apprendre à apprendre et apprendre à « vivre ensemble ». Éduquer le citoyen, ce n’est ni scruter la conscience ni régenter la volonté, c’est éclairer sa liberté pour qu’elle puisse trouver elle-même ses voies. L’éducation civique ne prend jamais la forme de l’endoctrinement ou de l’exhortation, elle invite à la responsabilité, elle est toujours une éducation à la liberté [3]. L’un des buts de l’enseignement moral et civique est d’apprendre « à penser et à agir par soi-même et avec les autres et à pouvoir répondre de ses pensées et de ses choix » [4].

A presque trente années d’intervalle, ces deux textes (en 1985, le ministre Jean-Pierre Chevènement réintroduisait l’éducation civique dans les programmes de l’école primaire, d’où elle avait été longtemps absente) affirment sans réserve le rôle émancipateur de l’éducation civique, conçue dans le cadre d’une approche humaniste.

Contrairement à une opinion répandue, et entretenue par ceux qui dénient à l’école le droit de se mêler d’enseigner la morale, au motif qu’elle « ne saurait qu’imposer un dogme d’Etat, un catéchisme laïque totalitaire, une conception univoque du bien et du mal », on constate chez les enseignants non un risque de prosélytisme, mais une autocensure qui concerne des questions fondamentales, et une forte tendance à esquiver celles qui sont essentielles pour l’enfant. Anodine en apparence, une telle attitude peut être d’une gravité insoupçonnée. Lorsque la crainte d’endoctriner engendre le refus de discuter et de débattre, le maître expose l’élève  à aller chercher des réponses vers des lieux où, faute d’être travaillées comme elles peuvent l’être à l’école, celles qu’il obtiendra pourront faire de lui la victime d’idéologies douteuses et sans nuances [5].

Plus on lui apprendra à affronter et à confronter une pluralité de points de vue, plus on permettra à l’écolier ou au collégien de développer son esprit critique. Ce n’est qu’en prenant conscience de l’infinité des points de vue possibles que l’enfant découvre le sien propre (Jean Piaget). Plus il sera initié à une multiplicité de possibles, qu’il pourra analyser, comparer, expliquer, approuver, contester, mieux l’élève pourra apprendre à penser par lui-même, à refuser la soumission de sa propre pensée à autrui. L’une des missions essentielles de l’école est de tout mettre en œuvre pour éviter que l’élève, une fois devenu grand, ne puisse devenir la proie de quelque courant d’opinion que ce soit [6].

Lorsqu’il s’agit de morale et de civisme, on ne peut se satisfaire du terme d’ « instruction », dangereusement réducteur. On ne peut pas davantage se contenter d’ « inculquer » des valeurs en faisant réciter un credo moral (« Je serai franc, courageux, travailleur, poli, obéissant,… »). C’est par une véritable éducation, au cours de laquelle l’élève sera placé devant des alternatives, invité à résoudre des dilemmes, confronté à des situations (de discrimination, d’intolérance, d’injustice, de favoritisme, d’humiliation, d’atteinte à la liberté d’opinion ou d’expression, etc.) qui provoquent l’indignation , amené à identifier des obstacles à vaincre, qu’il parviendra à donner une signification concrète à des valeurs dont il comprendra ainsi le sens et l’importance : respect, égalité, justice, liberté, solidarité, dignité.

Les fondements, les objectifs, les finalités d’une telle éducation civique et morale rejoignent ceux d’une éducation philosophique. On pourra ainsi s’étonner du fait que l’enseignement de la philosophie elle-même ne concerne les élèves que tout à la fin de leur scolarité secondaire. Et comment ne pas s’étonner encore davantage de ce qu’un grand nombre d’entre eux en soient délibérément écartés ? Diverses académies (Nantes, Montpellier, Reims) ont ainsi développé, de 1997 à 2003, des enseignements de philosophie en lycée professionnel [7]. En dépit d’évaluations extérieures très positives, ceux-ci ont rapidement cessé, faute d’un engagement politique national. Au-delà de ce fait même, ce désintérêt mérite d’être commenté : pourquoi les seuls lycéens privés d’enseignement de la philosophie seraient-ils en effet ceux des lycées professionnels ?

Affirmer l’importance de l’apprentissage du langage, de l’éducation civique, de la philosophie, n’est-ce pas la meilleure manière de remettre en route « l’ascenseur social » et de témoigner aux élèves du respect qu’on leur porte ?

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[1] voir : Daniel Bloch, Ecole et démocratie – Pour remettre en route l’ascenseur social, Presses universitaires de Grenoble, 2010
[2] voir : Daniel Bloch, Eradiquer l’échec scolaire : Et si on y croyait ? Loin des idées reçues… site L’avenir n’attend pas, mars 2014
[3] Ministère de l’Education nationale, Ecole élémentaire – Programmes et instructions, 1985 (préfacé par Jean-Pierre Chevènement)
[4] Ministère de l’Education nationale, Conseil supérieur des programmes, Projet d’Enseignement moral et civique, 3 juillet 2014
[5] Pierre Hess et Ariane Perge, Développer des compétences sociales et civiques au cycle – Un autre regard sur l’instruction civique et morale, Scérén – CNDP, 2012
[6] Ministère de l’Education nationale, Parcours de formation « Education civique et morale », site « Magistère », janvier 2014
[7] voir : Daniel Bloch, La philosophie en lycée professionnel – Une innovation pédagogique décentralisée, Cahiers philosophiques, n°103, 2005 (pages 109 à 119)

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