Débat final, animé par M. Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica, au colloque « La France et la République face à la radicalisation », lundi 9 mars 2015.

Pierre Conesa
Ce panel a été composé justement par la diversité de la problématique. Une trajectoire individuelle, avec Farid Abdelkrim, une sociologue qui travaille sur un sujet particulièrement sensible qui attire l’intérêt médiatique, Ghaleb Bencheikh qui a une vision d’ensemble de la nécessaire réflexion qui doit se faire à l’intérieur de l’islam et en appelle à ses grands penseurs pour régénérer la situation… et moi qui ne suis qu’un modeste amateur, qui ne connais rien à la chose, si ce n’est la non-décision publique.

J’ai été très longtemps fonctionnaire et, en réalisant ce rapport, j’ai eu l’impression d’être devant un grand cimetière des éléphants. Établissant le relevé de toutes les idées qui avaient été lancées ces trente dernières années sans être jamais suivies d’effet, j’avais ce sentiment un peu désespéré que la République était un moteur à explosion qui n’avançait que lorsqu’une explosion se produisait, comme c’est le cas en ce moment. Je crois que le débat est en train de s’installer d’une façon assez sérieuse, assez opposée, assez respectée, en entendant des gens qui ont des choses à dire. Ce n’est pas le discours de l’alarmisme qu’on a eu après le 11-septembre. Je ne sais pas si c’est un sentiment que vous partagez mais je suis plutôt rassuré par la façon dont aujourd’hui la République essaye d’affronter la question.

Jacques Warin
J’ai été ambassadeur à la FAO et au Conseil de l’Europe. Mais je ne vais pas parler uniquement des droits de l’homme.

Je voudrais revenir sur l’aspect international du problème qui nous occupe aujourd’hui, à savoir la lutte contre la radicalisation salafiste, en ciblant deux grands acteurs de la vie internationale. Je rejoins à ce propos ce qu’ont dit Pierre Conesa et Jean-Pierre Chevènement.

Deux grands acteurs sont responsables de la détérioration de la situation dans les banlieues françaises, dans les couches de la population d’origine maghrébine, ce sont l’Arabie saoudite et les monarchies du Golfe d’une part, Israël d’autre part.

Permettez-moi de rappeler une anecdote : Délégué aux affaires internationales du ministère de l’Industrie et de la Recherche en 1984, je m’étais rendu à un lunch somptueux à l’invitation de l’ambassadeur d’Arabie saoudite. Quelle ne fut pas ma surprise en découvrant les petites brochures, distribuées à tous les participants, dans lesquelles était exaltée, en arabe et en français, l’idéologie de l’Arabie saoudite ! On pouvait y lire, noir sur blanc, qu’il était bon pour la civilisation de couper les mains des voleurs et de lapider les femmes adultères. Indigné, j’avais déclaré à l’ambassadeur que le fait d’avoir ex-territorialisé les salons du Ritz ne lui permettait de faire de la propagande politico-religieuse. Et j’avais quitté la réception. Je crois avoir adressé au ministre de l’Industrie et de la Recherche une note qui n’avait pas fait beaucoup de bruit dans le Landernau. Depuis trente ans j’ai vu toutes les délégations françaises aller se prosterner devant les différents rois qui se sont succédé à Riyad. Cela n’avait pas commencé avec François Mitterrand, on se souvient qu’en 1974 Michel Jobert lui-même – paix à son âme ! – avait été faire la queue, avec beaucoup d’autres Occidentaux, devant les maîtres saoudiens qui avaient alors le robinet du pétrole. Aujourd’hui ce n’est plus tellement le pétrole qui nous intéresse, nous avons heureusement d’autres sources d’énergie, mais les pétrodollars. Les monarchies du Golfe financent notamment les rares marchés d’armements que nous pouvons décrocher. Quand on arme le Liban ou l’Égypte, c’est principalement l’Arabie saoudite qui fournit le financement. Cela nous autorise-t-il à être aussi faibles devant la propagande éhontée que les salafistes font en France sous l’influence de l’Arabie saoudite et des monarchies du Golfe, notamment le Qatar ?

Ma deuxième cible est Israël. J’ai été scandalisé il y a huit mois par une déclaration de l’Élysée (heureusement il ne s’agissait pas du Quai d’Orsay) : Le 8 ou 9 juillet 2014, au moment où les Israéliens s’apprêtaient à lancer une énième campagne de représailles contre Gaza, l’Élysée a déclaré qu’Israël avait parfaitement le droit de se défendre et que c’était dans l’ordre des choses. La déclaration a été vaguement corrigée quelques jours plus tard mais elle avait fait son mal. Comment voulez-vous que tous ces Français d’origine maghrébine qui vivent dans des conditions souvent précaires dans les banlieues ne se sentent pas concernés par le déluge de fer et de feu qui tombe sur les camps palestiniens de Gaza ? Et on comprend très bien dans ces conditions que si des millions de Français ont pu crier « Je suis Charlie » le 11 janvier, il y a des centaines de milliers de Français d’origine maghrébine qui peuvent penser : « Je suis gazaoui ».

Comment accepter que la diplomatie française soit assez lâche pour permettre à Benyamin Netanyahou de venir faire sa campagne électorale en France au lendemain des attentats et proposer aux Juifs français d’émigrer en Israël ? Heureusement, la grande majorité des Juifs français lui ont répondu vertement à cette époque.

Où est le Général de Gaulle – Jean-Pierre Chevènement en parlait – qui, dans sa conférence de presse du 27 novembre 1967, avait pu dire que le peuple d’Israël était un « peuple d’élite, sûr de lui et dominateur ». Qui oserait dire cela aujourd’hui ? Et comment ne pas se rendre compte que la dérive vers l’antisémitisme qu’on trouve dans les banlieues françaises provient principalement du conflit israélo-arabe. Ce que j’aimerais, c’est avoir une diplomatie française plus active, qui retrouve les accents du Général de Gaulle et qui défende, sinon les droits de l’homme, après tout le mot peut faire sourire, mais du moins les idéaux républicains qui ne sont conformes ni au salafisme ni au sionisme.

Jean-Pierre Chevènement
J’aimerais dire un mot en réponse à ce que vient de dire Jacques Warin. Bien entendu, Jacques Warin et moi-même nous nous connaissons depuis très longtemps et nous partageons beaucoup d’options de politique étrangère, notamment sur le Proche et le Moyen-Orient, néanmoins, je pense qu’il ne faut jamais excuser un acte antisémite qui peut conduire à un meurtre particulièrement odieux comme dans l’affaire Ilan Halimi. Rien dans les conflits du Proche-Orient ne peut constituer une excuse pour des propos ou des comportements antisémites. Il faut maintenir cette barrière et je pense que Jacques Warin partage tout à fait ce point de vue.

Pierre Abach
Ma question s’adresse à M. Bencheik. Vous avez parlé de refondation.
Comment cette refondation pourrait-elle intervenir ? Où ça ? Par qui ? Dans quelles institutions ?

Vous avez dit que ce pourrait être l’objet de colloques et séminaires. Pensez-vous que l’université al-Azhar du Caire pourrait jouer un rôle sinon central au moins important dans la refondation de l’islam ?

Ghaleb Bencheikh
Il faut se méfier d’al-Azhar. On ne peut pas indéfiniment gloser sur l’intrication du politique et du religieux en contextes islamiques et se réjouir qu’al-Azhar commence à tenir – sur ordre – un discours qui va dans le sens que nous souhaitons. Le fait que M. Al-Sissi demande au recteur de l’université al-Azhar de faire une déclaration qui va dans le sens que nous souhaitons ne me satisfait pas car selon le principe les politiques n’ont pas à dicter quoi que ce soit aux oulémas, même si cela a pu arriver à certains moments de l’histoire, y compris sous le calife Haroun al-Rachid. Je pourrais à ce propos vous raconter une anecdote avec Zoubeida. Mais ce n’est pas le lieu.

« Refondation » n’est pas « réforme ». Imaginons que quelqu’un a hérité de ses parents une maison séculaire construite en pierre de taille. Suite à un séisme ou à un déluge, cette maison est fissurée, ses fondations ébranlées. La raser pour construire autre chose à la place n’aurait pas de sens. Cet homme essaiera plutôt de la dé-construire (au sens de Derrida), récupérant chaque pierre de taille pour reconstruire une maison plus belle encore. Mais il va se rendre compte qu’il lui manque du matériau et il va en faire appel. Mutatis mutandis nous sommes dans la même situation. Nous reconstruisons à partir des idéaux de base qui ont sous-tendu une civilisation impériale, à l’architecture palatiale (l’Alcazar, l’Alhambra, Topkapi et le Taj Mahal, la Souleimania, qui défient l’éternité, en témoignent). Il y avait en effet ce fameux humanisme d’expression arabe en contextes islamiques. Je dis « d’expression arabe » parce qu’on était zoroastrien, on s’exprimait en arabe et, qu’on vécût en contexte islamique, qu’on fût chrétien ou juif, on se posait certaines questions métaphysiques et on n’a jamais été occis pour autant ! Le liant, le ciment, ce sont les sagesses, c’est l’humanisme qui appelle au remembrement de tant de sociétés disloquées, à la cohésion de sociétés fragmentées, y compris des peuples qui ahanent sous des servitudes renouvelées.

C’est en cela que consiste l’idée de la refondation. Ce n’est surtout pas l’idée de l’ijtihad (effort de réflexion cérébrale et mentale), mot de la même racine que djihad (guerre sainte). Il est curieux que la même racine donne deux sens totalement différents, cela montre que, de guerre sainte, le djihad a été dévoyé en violence sacrée et sacralisée.

Nous avons entendu la question de M. Warin à propos de « couper la main du voleur ». Si on reste dans les clôtures dogmatiques, dans les enfermements doctrinaux, si on ne veut pas dégeler les glaciations idéologiques, on va se livrer à ce fameux ijtihad, effort d’interprétation, de réflexion mentale. Ce faisant, on reste dans la ghettoïsation intellectuelle : « Un passage dans le Coran dit qu’il faut couper la main du voleur mais, après étude philologique, on découvre que le mot « couper » ne signifie pas tout à fait amputer puisque, dans un autre passage, il est dit à propos des femmes, dans l’histoire de Joseph, qu’elles se sont coupé la paume de la main… ». On va donc infliger une entaille au pauvre voleur, ça lui apprendra ! Si c’est à ce genre de réflexion qu’on veut aboutir, à al-Azhar ou ailleurs, on n’ira nulle part car on s’enferme dans la raison religieuse dont il faut sortir. Mais il n’est pas interdit pour al-Azhar de jouer ce rôle-là. C’est une des plus vieilles universités au monde, après celle Al Quaraouiyine, de Fès… fondée par une femme !

Gilles Casanova
C’est ici, en France, que se produit cette radicalisation. Il n’est peut-être pas sans intérêt de regarder une phase précédente de radicalisation qui s’était déroulée pendant le quinquennat de Georges Pompidou, de 1969 à 1974, à un moment où le taux de chômage était très faible.

Dans un film intitulé « Mourir à trente ans » (documentaire sorti en 1982), Romain Goupil raconte comment le service d’ordre de la Ligue communiste commence à se radicaliser, comment ses membres rompent avec leur famille, se convainquent que la guerre révolutionnaire a déjà commencé et vont s’entraîner en forêt au maniement des armes. Les analogies sont nombreuses avec le comportement des radicalisés d’aujourd’hui.

Comment cette phase de radicalisation a-t-elle pris fin ?

D’abord, à la suite d’un meeting, en 1973, Raymond Marcellin présente en Conseil des ministres la dissolution de la Ligue communiste.

Trois jours plus tard, François Mitterrand organise un grand meeting au Cirque d’hiver pour protester contre la dissolution de la Ligue communiste, indiquant à ces jeunes révolutionnaires qu’il y a la possibilité de faire de la politique, de défendre leurs idées dans une société qui peut les entendre, dans une action collective et non terroriste.

C’est ce qui éteint cet embrasement.

Quelques mois plus tard, une phase identique de radicalisation se produira chez les maoïstes, avec la Nouvelle résistance populaire. Plusieurs centaines de militants entreront dans la clandestinité, s’entraîneront en forêt au maniement des armes … reproduisant le même phénomène psycho-affectif.

Mais les dirigeants de la gauche prolétarienne, intelligemment, en concertation discrète avec l’État, vont inciter ces jeunes gens à travailler à la base, à aller en usine affronter les « révisionnistes » (c’est-à-dire le Parti communiste français de l’époque) et se dissoudre dans les masses, en coupant tout lien entre eux, pour les féconder de l’idée révolutionnaire. Grâce à cela, sur les centaines de gens qui commençaient à s’entraîner aux armes n’a subsisté que le tout petit groupe d’Action directe que nous connaissons.

Mais nous sommes peut-être passés à côté d’un phénomène un peu comparable aux Brigades rouges italiennes, qui comptaient plusieurs milliers de personnes entraînées et engagées militairement. Nous avons évité une telle hypothèse grâce à la société française, grâce à l’État qui, à travers des services qui faisaient de la politique, de l’action discrète et de l’action publique, à travers le gouvernement, le ministère de l’Intérieur, dont la politique était plus habile qu’on ne le pensait alors, et à travers l’opposition de François Mitterrand, ont donné une autre perspective à ces gens.

Mais leur référence était le marxisme qui, même sous une version complètement appauvrie, avait une forme de logique, de cohérence et de rationalité.

Aujourd’hui, nous sommes en face d’une religion et le credo quia absurdum (je crois parce que c’est absurde), au cœur des religions du Livre, rend ces nouveaux radicalisés inaccessibles à toute rationalité. D’autre part les problèmes qui les motivent sont à l’échelle de la mondialisation et il est difficile, en France, de trouver une réponse qui les convainquent de leur capacité à agir ici et maintenant.

La difficulté est donc beaucoup plus grande. Toutefois, la société française, l’islam de France ont une certaine capacité à donner une forme de réponse, la réponse républicaine qui a été évoquée.

Jean-Pierre Chevènement
Je ferai une réponse brève à la question de Gilles Casanova relative aux dérives terroristes auxquelles nous aurions échappé du fait de l’éminente sagesse des chefs de la Ligue communiste révolutionnaire et surtout, si j’ai bien compris, des maoïstes français.

Il m’est arrivé, dans ma jeunesse, de partager une choucroute avec des responsables de la Ligue communiste, bien que je fusse sur des positions très différentes des leurs. Je connais aussi ces inspecteurs généraux de l’éducation nationale qui étaient autrefois des leaders maoïstes. Un certain nombre de ces intrépides révolutionnaires se sont reconvertis comme apparatchiks socialistes à la fédération de Paris, d’autres sont devenus sénateurs, ministres etc…. Mais l’idée qu’ils revendiquent comme un titre de gloire essentiel, comme service rendu à la République, d’avoir évité à la France par leur sagesse éminente une dérive terroriste qui eût été comparable à l’italienne, me fait rire ! J’exprime, les connaissant, mon plus profond scepticisme. Mais je ne suis pas un maître en science trotskiste ou dans l’interprétation de la pensée de Mao. Ça n’a jamais été mon école.

Gilles Casanova
Je voulais seulement dire que, contrairement à la société italienne, la société française a réussi à arrêter le processus parce qu’elle a ouvert une perspective, et notamment parce que des hommes politiques qui n’étaient justement pas les dirigeants d’extrême gauche qu’évoque Jean-Pierre Chevènement, ont écrit « Changer la vie » [1]…

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Gilles, mais je n’ai pas cette prétention.

J’ajouterai un mot à ce qu’a dit M. Bencheikh sur la confrontation globale.
Je pense qu’il faut prendre garde à ne pas se laisser entraîner par les partisans d’un néo-califat terroriste qui voudrait rassembler tous les musulmans autour d’eux contre l’Occident et le reste du monde. Il ne faut pas se laisser entraîner dans cette mécanique – qui d’ailleurs répond parfaitement aux desseins d’une croisade fondamentaliste d’inspiration chrétienne ou autre – qui consisterait à exporter la démocratie jeffersonienne en pays musulman. Je pense que nous sommes en présence de deux visions totalitaires fanatiques qui se servent la soupe mutuellement.

Pierre Conesa
À propos du problème de la refondation ou de la régénérescence de la pensée islamique, je rappellerai un projet assez ancien, proposé par Mohammed Arkoun, de création d’une faculté de théologie musulmane en France. Ce projet a connu des va-et-vient, des réexamens, des études. Mais le caractère visionnaire de la proposition était l’idée que ce travail de réexamen, de pensée critique ne pouvait se faire, paradoxalement, que dans un État laïque. Dans aucun des États du monde arabo-musulman des penseurs de la dimension de Voltaire, des penseurs des Lumières ou des grands penseurs de l’islam n’auraient eu aujourd’hui cette liberté de la régénérescence. Finalement, nous avons raté une occasion.

Jean-Pierre Chevènement
C’était l’idée de Jacques Berque, qui me l’avait « vendue » il y a très longtemps et qui avait été évoquée lors de la consultation que j’avais ouverte en 1999. Didier Motchane, qui s’occupait de ces sujets et avait soutenu le projet de Mohammed Arkoun, avait lui-même proposé la création d’un institut d’études des sociétés musulmanes à l’INALCO. Le conseil d’administration de l’INALCO avait rejeté le projet. L’affaire a fini par atterrir à l’EHESS où Mme Valensi [2] a été chargée de l’enterrer.

Ouisa Kies
Je reviendrai sur la question de la refondation de l’islam. Créer des instituts prendrait quinze ou vingt ans… Or il y a urgence. Nous sommes face à des jeunes qui prétextent le religieux pour se faire entendre et passer à l’acte violent. La majorité d’entre eux ne maîtrisent pas l’arabe et connaissent mal l’islam.

Pierre Conesa a parlé d’une bonne réaction de la classe politique et du gouvernement après les événements de janvier. Je pense pour ma part qu’on était trop dans l’émotion. Il est normal que les citoyens réagissent dans l’émotion, mais ce n’est pas du tout le rôle d’un politique d’instrumentaliser ces attentats monstrueux qui étaient d’ailleurs prévisibles.

La vraie question est de savoir pourquoi et comment des enfants de la République passent à l’acte, cela sans donner dans la victimisation. En effet, on voit bien que les départs en Syrie concernent aussi des jeunes de plus en plus nombreux issus des classes moyennes, voire supérieures. C’est une question de sens et de quête de sens qui n’a plus aucun lien avec la question de l’immigration. Ces jeunes ne croient plus du tout à la politique, à l’égalité, à la fraternité…

Farid Abdelkrim a dit que grâce à son engagement dans l’UOIF, une structure légale, il avait repris ses études. Pour certains, le retour à l’islam, la conversion, permet aussi de se réinsérer dans la société, là où a échoué la République et son école. Selon Olivier Roy, éminent chercheur spécialiste de l’islam, la seule offre aujourd’hui en Europe et en particulier en France est l’islam, non pas en tant que spiritualité mais comme moyen de l’anti-impérialisme, comme contre-pouvoir, pour lutter contre l’institution, contre la République ou contre l’Occident qui opprime.

Effectivement les questions géopolitiques sont fondamentales. La question israélo-palestinienne revient dans tous les entretiens que nous avons menés, en détention ou à l’extérieur. Après les départs en Afghanistan, il y avait déjà eu des départs au moment de la seconde guerre en Irak en 2003.
Ce ne sont absolument pas les imams, les aumôniers de prisons qui peuvent lutter contre la radicalisation. On peut travailler avec eux mais c’est un accompagnement global et social qui doit être mis en place à partir des services publics de l’État. L’exemple danois est tout à fait significatif puisque ce pays n’a vu qu’un seul départ en 2014, cela grâce à un travail de prévention, de retour à la scolarité, à l’insertion professionnelle et un accompagnement individuel, au cas par cas, avec, si besoin, une aide psychologique.

Cela fait vingt, voire trente ans qu’il y a des problèmes à l’école, dans les quartiers, auprès de la jeunesse. Quand d’anciens délinquants passent à des actes violents, ce n’est ni la faute des aumôniers, qui sont des bénévoles, ni celle du CFCM, créé il y a dix ans. Ce CFCM, qui n’est légitime ni chez les musulmans modérés ni chez les plus radicaux, est aussi un outil d’instrumentalisation utilisé depuis longtemps par les institutions publiques.

Dans une République effectivement démocratique et laïque, on ne peut pas apporter une réponse religieuse à un problème qui n’est pas religieux.

Farid Abdelkrim
J’ai passé trente ans dans le milieu associatif islamiste des Frères musulmans. Et j’ai appris lors de mon passage à la fac à pratiquer l’observation participante, sans omettre bien entendu d’appliquer en termes de méthodologie une forme de rupture objectivante. J’essaie donc d’avoir un regard très critique par rapport à mon parcours.

Aujourd’hui, il est important d’établir la hiérarchisation des responsabilités quant à ce qui est en train de se passer, par rapport à la radicalisation comme à d’autres questions. Cherchant ma place dans cette hiérarchisation, je me demande ce que je peux faire et je me rends compte des limites de mon action dans le temps et les compétences qui sont les miennes. En revanche, je suis capable de proposer des observations et certains diagnostics.

Nous avons contribué, au sein de la confrérie des Frères musulmans, à islamiser absolument tout : l’une des propositions du mouvement est en effet l’islam global qui organise tous les aspects de notre existence. L’islam est donc à la fois religion et état (al-islām dīn wa dawla). Cette conception des choses amène à tout islamiser. Je vous donne un exemple anecdotique qui en dit très long : Al Iftar désigne en arabe la rupture du jeûne du mois de ramadan, un moment de recueillement à la fin d’une journée de jeûne. En juillet 2013, une jeune femme, considérant que la France devenait fasciste, décida d’organiser un « Iftar antifasciste ». Je ne vois absolument pas le rapport entre les deux termes de cette expression… L’Iftar est ici utilisé pour sa capacité à mobiliser. Le mot « islam », le mot « halal », permettent de mobiliser là où se manifeste la crise du militantisme.

À propos du conflit israélo-arabe, j’ai donné l’été dernier à la mosquée de Nantes, où j’habite, une conférence intitulée : « Allah aurait-il oublié la Palestine ? ». Depuis soixante ans les musulmans lèvent les mains pour invoquer un Dieu qui, selon le Coran,  « exauce l’appel de celui qui l’appelle quand il l’appelle ». Aux jeunes gens présents, je disais : « Ou bien Dieu est sourd ou bien il vous a menti… il y a un problème ! ». « On n’y avait pas pensé… » répondaient-ils. Je suis musulman pratiquant, je pose des questions parce que je pense qu’une des manières d’amener un certain nombre de jeunes à sortir des situations dans lesquelles ils sont est de leur apprendre à s’interroger. Le dogmatisme de la majorité des orateurs fait que beaucoup s’imaginent que quiconque cite en langue arabe un verset du Coran et un hadith du Prophète est digne de confiance et que tout ce qui sort de sa bouche est vérité vraie.

J’évoque la question palestinienne parce que je crois qu’il y a un vrai problème chez les musulmans, en particulier chez les Maghrébins, avec les juifs. Au cours de la même conférence, je disais : « Vous êtes offusqués de savoir que 2 000 Palestiniens viennent de mourir. Or il y a un endroit sur cette planète où, entre 1996 et 2002, quatre millions de personnes ont trouvé la mort de manière absolument catastrophique. » . Aucun des jeunes présents n’a été capable de me dire qu’il s’agissait du Congo. Les morts congolais sont-ils moins importants que les morts palestiniens ? Je ne suis pas gazaoui, je ne suis pas palestinien, je suis français, je suis un être humain, et je considère que le fait d’islamiser une cause, en l’occurrence la cause palestinienne, entraîne l’adhésion du plus grand nombre, surtout quand les ennemis déclarés des Gazaoui sont des juifs. Je refuse d’évacuer cette question sous prétexte qu’elle pourrait blesser ou choquer. La question doit être posée. Si on ne fait pas l’effort d’essayer de savoir d’où vient ce problème qu’auraient les Maghrébins avec les juifs on ne résoudra rien. C’est pourquoi il me semble extrêmement important d’identifier ce qui pose problème avec les jeunes musulmans. En réalité, on ne s’adresse pas à eux. Comment faire redescendre tout cela ? Comment les échanges que nous avons ce soir peuvent-ils leur parvenir de manière audible ? Il faut être capable de parler le langage de ces jeunes et d’utiliser ce qu’ils croient être leur référence. À l’époque où je me suis converti à l’islam, mon seul repère était la mosquée de ma ville. Aujourd’hui, le jeune fidèle va à la mosquée mais il n’accorde aucun crédit à ce que raconte l’imam. Il a d’autres références, le monde auquel il est connecté est bien au-delà des murs de sa mosquée. Par conséquent, l’imam peut être un orateur hors pair, il peut avoir un discours républicain, un discours d’apaisement, cela n’a aucun effet. Aujourd’hui, dans ce monde « connecté », plus c’est loin dans l’espace et dans le temps, plus c’est arabe, plus c’est authentique dans l’esprit de beaucoup de jeunes. Plus c’est proche, plus c’est contemporain, plus c’est français et plus c’est considéré comme  du « vendu ».

Ce sont ces questions qu’il faut essayer de régler. Vaste chantier que celui-là !

Ghaleb Bencheikh

Je répondrai à la question de Pierre Conesa au sujet de la fameuse « refondation ».

Cent vingt théologiens, savants, érudits, intellectuels, ont répondu au pseudo-calife Ibrahim Al Baghdadi [3] dans une lettre de trente-deux pages et vingt-quatre articles dénonçant l’inanité, l’insanité, du crime, de l’abomination totale qu’il est en train de commettre. Rappelant que le calife Abou Bakr a donné des directives selon lesquelles il ne faut pas couper les arbres, qu’il ne faut pas attenter à la vie des moines … et que le calife Omar est entré à Jérusalem sans effusion de sang, ayant islamisé Damas sans coup férir, ils accusent Al Baghdadi d’avilir et de pervertir cette longue tradition fondée sur une éthique, même en cas de belligérance. J’ai déploré pour ma part que cette réflexion fût encore menée de l’intérieur de ce qu’on appelle les clôtures dogmatiques.

Où faut-il alors mener ce travail ? Ici, à Paris, à Londres… là où on peut le mener. Le programme Corpus Coranicum de Berlin, projet de recherche de l’Académie des sciences humaines de Berlin-Brandebourg qui a débuté en 2007, est un travail d’une grande densité intellectuelle et scientifique, conçu par des gens qui sont formés pour ça. C’est pourquoi nous avons besoin d’un institut d’islamologie appliquée en France. Et si nous étions un peu plus réactifs, le fond de 5 000 livres du regretté Mohammed Arkoun ne serait pas parti à l’université de Casablanca et aurait pu constituer un fonds de recherche pour un tel institut.

J’ai approuvé les propos de Ouisa Kies jusqu’au moment où elle a évoqué le Conseil français du culte … « islamique », devrait-on dire (chez les puristes, « musulman » qualifie celui qui est doué de raison et animé de vie, in fine l’homme et la femme, ou un groupe d’hommes, une communauté, un peuple). Mais ceux qui ont dénommé le « machin » (au sens gaullien du terme) ne connaissaient pas ces subtilités et malheureusement on parle du Conseil français du culte musulman (CFCM). Puis Ouisa Kies a ajouté : nous sommes dans un État laïque et ça n’est pas à l’État de donner une réponse religieuse.

Je crois pour ma part que le CFCM a un péché originel, une tare congénitale, résultant de la manière dont il a été instauré, lors de ce que j’ai appelé « le conclave de Nainville-les-Roches » (décembre 2002). Tout ministre de l’Intérieur fait légitimement appel à des consultants pour le conseiller, l’éclairer sur un sujet qu’il souhaite mieux comprendre. Toutefois, le fait de réunir des consultants pour en faire aussitôt des opérateurs et des acteurs, en soi, pose problème. Mais nommer un bureau (président, secrétaire général, trésorier…) que l’on fait approuver par un vote post eventum – qui malheureusement ne va pas corroborer le dit-bureau que l’on impose quand même – est un procédé qui ne passerait même pas dans une république bananière. Et la même méthode est appliquée à l’issue du premier mandat ! Michèle Alliot-Marie met fin à cette situation en la remplaçant par un jeu à la Medvedev/Poutine où chacun est tour à tour président d’honneur et président en exercice.

Pendant ce temps, faute de prise en charge sociale, spirituelle, intellectuelle, psychologique, la jeunesse est livrée, comme des proies faciles, à des sermonnaires doctrinaires et à des idéologues. Les assises contre la radicalisation n’ont pas eu lieu, pas plus que les séminaires contre le fondamentalisme ni le moindre colloque de grande envergure sur ces sujets. On réalise qu’il faudrait en organiser un au mois d’avril parce que ceux qui siègent au CFCM n’ont ni l’envergure, ni la stature, ni la culture, ni la connaissance, ni le charisme d’être des rassembleurs. Et on ose continuer à parler de ce « machin » qui a signé sa faillite, sa démission et sa déficience. Je ne trouve pas normal qu’on continue à construire quelque chose autour de ce qui a montré sinon ses faillites, au moins ses limites.

Pourquoi est-ce en France que nous devons mener ce travail ?

D’abord parce qu’il y a eu un précédent, peu connu. Au XIXème siècle, paraissait une revue intitulée « L’anse solide » [4], gagnée aux idées de séparation des deux ordres. Ceux qui y écrivaient s’étaient réjouis, s’étaient félicités de l’abolition du califat, regrettant même qu’elle eût été tardive. Il y eut même une controverse célèbre entre Afghani et Ernest Renan [5]. Afghani et ses continuateurs n’ont pas été jusqu’au bout de leurs réformes et on leur reproche a posteriori d’avoir théorisé pour le salafisme en magnifiant cette période proche de la vie et du ministère apostolique du Prophète.

Nous pouvons mener ce travail ici parce qu’il n’y a pas – encore – d’interférences avec le pouvoir politique. En Arabie saoudite, où il n’y a aucune légitimité démocratique, on a trouvé dans les thèses wahhabites les fondements du pouvoir, par exemple : il vaut mieux obéir à un dirigeant, fût-il injuste, que de fomenter des troubles et des séditions qui vous vaudraient le feu de l’enfer.

Il se trouve que deux contemporains ont eu une trajectoire de vie qui se confond plus ou moins avec le XVIIIe siècle. L’un est né en 1703, mort en 1792, l’autre est plus jeune que lui de dix-neuf ans, ailleurs. Le premier [6] n’a rien trouvé de mieux à produire que le livre sur les péchés, le livre sur les ablutions, un traité expliquant comment aller à la mosquée et un traité sur le monothéisme qui, à la rigueur, peut avoir sa pertinence. Son contemporain [7] a écrit : « La religion dans les limites de la raison » et « La critique de la raison pure ». Le premier aurait pu voir ses idées circonscrites dans la péninsule arabique, voire enfouies dans le sable. Mais il se trouve que, malheureusement pour les musulmans et pour l’humanité, il y a eu des jonctions entre ces idées-là et les Frères musulmans, dès 1928, sous la forme d’une réaction, d’une contre-réforme à l’abolition du califat. Par la suite on s’en était emparé pour asseoir ce régime, cette monarchie, et les autres, en déficit total de légitimité démocratique.

Jean-Pierre Chevènement
Je veux ajouter un point à ce que vous avez dit précédemment concernant le CFCM.

J’avais lancé en 1999 une consultation qui réunissait sept ou huit courants de « l’islam de France » afin qu’en France puisse s’épanouir un islam qui saurait se délivrer des enfermements dogmatiques, une idée qui me semble répondre à ce que vous souhaitez. Cette affaire avait assez bien démarré. Des petits groupes de travail s’étaient révélés très utiles, pour la construction des mosquées ou d’autres sujets pratiques. Le discours tenu à l’époque par les pouvoirs publics était : Il faut que vous vous mettiez d’accord pour qu’il y ait une instance représentative des musulmans de France, un islam de France.

Maurice Agulhon disait : « La République ne reconnaît aucun culte mais elle en connaît trois ». Le Jour de l’An, à l’Élysée, le Président de la République reçoit le président de la Conférence des évêques, le président de la Fédération protestante et le président du Consistoire central. Les musulmans, deuxième religion de France, ne sont pas là. Le président Chirac recevait le surlendemain le Recteur de la Mosquée de Paris. L’habitude s’était prise, avec les ministres Joxe et Pasqua, de désigner un interlocuteur. On avait créé le CORIF (Conseil de réflexion sur l’Islam de France). Mais tout cela était assez formel.

J’ai donc essayé de lancer une consultation dont il sortirait un jour quelque chose, par la vertu du libre débat.

Mon successeur immédiat décida de faire des élections. Comme il fallait un critère, il avait choisi la superficie des mosquées, ce qui avantageait beaucoup les anciennes friches industrielles transformées en vastes mosquées. En sortit une assemblée, nombreuse, que Monsieur Sarkozy, devenu ministre de l’Intérieur, avait en effet réunie au petit château de Nainville-les-Roches. On les avait enfermés jusqu’à ce que sortît la fumée blanche qui allait signaler l’élection non pas d’un pape musulman mais d’une autorité représentative de l’islam de France. On ne sait pas très bien ce qui s’est passé, vous nous l’avez décrit, on a vu Dalil Boubakeur sortir Président de ce CFCM. Mais après quelque temps il a bien fallu se résoudre à l’élection. Il y a eu Mohammed Moussaoui, président de l’UOIF, dont je revendique d’avoir accepté qu’il signe la déclaration de principes dont les signataires reconnaissaient tout, la laïcité, la séparation de l’église et de l’État et même la liberté de changer de religion, légèrement camouflée derrière une référence à la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne [8]. Finalement, les Frères musulmans ne se sont pas si mal comportés au niveau du verbe.

Mais aujourd’hui, là où nous en sommes, qu’est-ce-qui empêche qu’une enceinte indépendante puisse se créer, qu’une initiative prenne forme ? Après tout, la légitimité se conquiert ! Je ne vais pas défendre outre-mesure le CFCM – ce n’est pas moi qui l’ai créé et je ne suis pour rien dans la torsion de poignet qui semble avoir été à l’origine de l’institution et de la composition de son premier bureau – mais il faudra bien trouver une issue. L’idée en elle-même n’est pas mauvaise, admettez qu’il faille un peu de temps pour arriver au point d’équilibre.

Dans la salle
Mes questions s’adressent à Pierre Conesa : vous parlez de la nécessité de qualifier, de nommer l’ennemi. Les interventions militaires qu’on mène un peu partout en Afrique, depuis que Boko Haram s’est rallié à l’État islamique en Moyen-Orient, nous permettent-elles de qualifier un ennemi aussi diversifié ?

Ma deuxième question porte sur les interventions militaires qui aujourd’hui ne présentent pas de résultats et ont probablement participé à détériorer la région. Quelle réponse la France devrait-elle apporter qui ne soit pas seulement militaire mais d’abord politique puis militaire ?

Pierre Conesa
Treize ans d’expérience militaire devraient nous avoir appris qu’on ne combat pas le terrorisme par des moyens militaires. Malheureusement, la bombe de 250 kilos qui tue un terroriste en fait naître cinquante. Gaza a reçu deux kilos de bombes par m2, c’est dire que le territoire a été bombardé chaque jour. Donc, comme vous le voyez, cela ne fait que renforcer le terrorisme. Si ce constat était fait, nous aurions franchi un grand pas.

Reste à savoir dans quelle problématique politique nous voulons intervenir pour, éventuellement, définir une problématique de sortie de crise.
J’ai le sentiment qu’aujourd’hui l’islam est déchiré par une guerre de religions interne. Le terrorisme tue, à l’échelle mondiale, dix fois plus de musulmans que de non musulmans. Les pays les plus frappés sont l’Afghanistan, le Pakistan et l’Irak. Certes nous sommes directement concernés par les attentats perpétrés sur le territoire français mais nous devons essayer de regarder le phénomène dans sa totalité afin de tirer des conclusions de ses caractéristiques politiques. Aujourd’hui, la question de la résolution du terrorisme concerne d’abord les élites musulmanes puisque la population musulmane elle-même est frappée.

Que pouvons-nous faire ? Notre posture vertueuse de « chevalier blanc » apportant la résolution des crises par les moyens de la force est une aberration intellectuelle. Comment apparaître aujourd’hui dans la guerre en Irak comme le « chevalier blanc » qui va séparer l’État islamique de l’Arabie saoudite ? Pensez-vous que, lorsque l’action aérienne aura atteint ses limites, l’Arabie saoudite enverra des troupes pour défendre le régime chiite de Bagdad ? Si ce n’est pas le cas, à un moment ou un autre nous serons obligés de remettre des troupes. Nous sommes dans une mécanique qui nous entraîne, soit à poursuivre indéfiniment l’action militaire, soit à l’augmenter en espérant que cela finisse par payer.

Cet interventionnisme en forme de fer de lance est complètement contraire à une analyse politique de la crise. Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas intervenir mais il faut une conditionnalité politique à l’intervention afin d’adapter les moyens militaires à la solution recherchée. Si on veut protéger les Kurdes, on protège les Kurdes, pour protéger les Yazidis, on peut créer des zones sécurisées, mais se poser en fer de lance d’une action signifie qu’on a désigné l’ennemi et la polarisation qui s’est faite sur l’État islamique lui a conféré un rôle extraordinairement plus important que celui que jouait Al-Qaïda jusque-là. Finalement, c’est nous-mêmes qui avons fabriqué cet ennemi dans la hiérarchie des valeurs aujourd’hui.

La question prioritaire est celle de la Palestine. Il est inadmissible qu’au bout de 47 ans, en dépit des nombreuses résolutions votées et revotées à l’ONU, il n’y ait toujours pas d’État palestinien. Indépendamment de toute accusation d’antisémitisme ou d’antisionisme, ce problème frappe d’indignité la « communauté internationale ».

À la fin de la Seconde guerre mondiale on a inventé un concept formidable : « l’opinion publique internationale ». Quand on a besoin de qualifier une crise, il suffit de dire que « l’opinion publique internationale condamne… ». Régis Debray disait que « la résolution interdisant le survol aérien en Libye a été votée par 9 % de la population mondiale ». Cela veut dire que 91 % de la population mondiale s’en désintéressait, pouvait être contre, en tout cas s’était abstenue. Le fait que nous, « Occidentaux », nous considérons comme « l’opinion publique internationale » est un abus intellectuel qui nous amène à croire que nous sommes chargés de la police internationale. L’exemple cité de la crise du Congo est très caractéristique. Si nous étions motivés par le devoir de protéger, nous aurions commencé par protéger les Palestiniens, puis les Congolais et ensuite nous serions intervenus en Irak. Toute cette hiérarchie fait qu’on a une construction totalement artificielle de la vie internationale dans laquelle l’objet de la crise n’a aucune importance.

Il s’est passé à l’intérieur du Quai d’Orsay une transformation assez intéressante. À partir des années 1990, quand l’URSS nous a fait la mauvaise blague de disparaître, nous sommes entrés dans des opérations internationales (ONU, Somalie, etc.) et au Quai d’Orsay, la filière noble est devenue la filière « affaires stratégiques et politiques », c’est-à-dire les gens qui voient le monde à travers la règle et pas à travers l’objet. C’est ainsi qu’on s’adresse à l’Iran, pays de 3 000 ans de civilisation, comme à un enfant irresponsable, lui enjoignant d’appliquer le TNP sur le ton : « C’est nous qui sommes dépositaires des instruments du TNP, vous êtes en train de résister à la communauté internationale… ».  On a beau dire à mes camarades du Quai d’Orsay : « Le groupe des 5 + 1 rassemble les pays qui ont soutenu l’Irak contre l’Iran dans une guerre où on a soutenu l’agresseur et mis sous embargo l’agressé. Pensez-vous que vous allez leur imposer les conditions de la sécurité en leur expliquant ce qu’ils doivent faire ? », intellectuellement ça ne pénètre pas. Quand on leur conseille de laisser faire les Brésiliens et les Turcs qui sont quand même moins marqués que vous, ils rétorquent : « Les Turcs et les Brésiliens vont se faire rouler dans la farine ! ». De même qu’il y a des imams autoproclamés, nous avons nos super-intellectuels qui nous proclament « opinion publique internationale » !

Paradoxalement, on n’a jamais autant utilisé la force que depuis 1990. Au moins, la situation Est/Ouest avait l’avantage d’éviter la plupart du temps le recours à la force… Nous poursuivons une action militaire de colmatage : du Mali nous sommes passés au Sahel et on ne sait jusqu’où nous entraînera l’intervention en Irak. Nous sommes lancés comme une machine infernale qui foncerait dans un mur.

Je suis donc pour adapter l’action militaire à l’action politique et ne pas considérer que l’action militaire est une fin en soi.

Cela ne répond que partiellement et de manière pessimiste à votre question.

Jean-Pierre Chevènement
Maurice Thorez disait qu’ « il faut savoir arrêter une grève », il faut aussi savoir arrêter une réunion… Nous allons donc en rester là.

Les échanges de ce soir ont fourni une riche matière pour la réflexion et pour un débat qui j’en suis sûr, rebondira.

Merci à vous tous et merci surtout aux intervenants

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[1] Jean-Pierre Chevènement fut l’auteur du programme du Parti Socialiste « Changer la vie » en 1972.
[2] Directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociale (EHESS), Lucette Valensi s’est consacrée à l’étude du Maghreb précolonial et aux relations entre Orient et Occident.
[3] Un collectif de 126 érudits musulmans du monde entier a publié en septembre 2014 une « lettre ouverte au docteur Ibrahim Awad Al Badri, alias” Abou Bakr Al Baghdadi” », le chef autoproclamé de “l’État Islamique”, réfutant point par point ses interprétations sanglantes des textes sacrés.
[4] En arabe « al Urwa-al Wuthka » (le lien indissoluble, tiré du Coran), hebdomadaire créé par Afghani et Muhammad Abduh, dont le 1er numéro est paru le 13 mars 1884 et le 18e et dernier numéro le 17 octobre 1884.
[5] Au printemps 1883, Ernest Renan avait prononcé à l’université de la Sorbonne une conférence sur l’islamisme et la science dans laquelle il s’était attaché à démontrer que la religion musulmane était, par son essence même, opposée au développement de la science, et que le peuple arabe, par sa nature, n’aime ni les sciences métaphysiques, ni la philosophie. Afghani avait publié en français en date du 18 mai 1883, dans « Le journal des débat » une réponse à la conférence d’Ernest Renan, dans laquelle il avait affirmé que l’islam est compatible avec la science et qu’il y eut des esprits savants chez les musulmans, même arabes, et que seul l’état actuel de l’islam pouvait faire penser le contraire.
[6] M. Bencheikh parle de Mohammad ibn Abdul-Wahab, érudit et prédicateur musulman, auteur notamment de Adâb ul-Mashyi ilâ-s-Salât (la façon dont il convient de se rendre à la prière), Kitâb ul-Kabâ’ir (le Livre des Péchés graves), Kitâb ut-Tawhîd, le Livre de l’Unicité, écrit à Huraymalah, en Arabie.
[7] M. Bencheikh parle d’Emmanuel Kant (1724-1804) et de ses ouvrages : « La Religion dans les limites de la simple raison » (Die Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vernunft), écrit en 1793 et « La Critique de la raison pure » (Kritik der reinen Vernunft) publiée en 1781 et en 1787.
[8] La Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne , Titre I, Article 10 (Liberté de pensée, de conscience et de religion) dispose que « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. »

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Le cahier imprimé du colloque « La France et la République face à la radicalisation » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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