Qu’est ce que la France peut faire en Afrique ?

Intervention de M. Stéphane Gompertz, ancien Ambassadeur en Éthiopie (siège de l’Organisation de l’Unité Africaine), ancien directeur de la direction Afrique et Océan Indien au ministère des Affaires étrangères, au colloque « Que peut faire la France en Afrique subsaharienne ? », 15 décembre 2014.

Je n’ai pas la prétention d’apporter une réponse exhaustive à cette question difficile. Mais je vais essayer d’aborder quelques éléments tirés de ma petite expérience.

Je commencerai par trois remarques préliminaires.

Vous venez de le dire, Monsieur le ministre, il faut être modeste et nous devons éviter deux écueils contradictoires.

Le premier écueil dont Antoine Glaser a parlé, est la tentation de considérer que nous sommes tout puissants en Afrique, au moins dans la partie de l’Afrique qui nous est la plus familière, l’Afrique francophone, comme au bon temps de la « Françafrique ». C’est fini. Et les dirigeants politiques ou les dirigeants d’entreprises qui vivraient encore avec cette illusion n’iraient sans doute pas très loin. De même, M. Courade a insisté sur ce point, nous devons respecter une relation d’égalité avec les Africains. Dans mes contacts avec l’Union africaine, quand j’étais à Addis-Abeba, j’ai souvent entendu l’expression « appropriation africaine » (African ownership). Les Africains veulent maîtriser leurs propres affaires  et vouloir essayer de régler leurs affaires à leur place serait la pire des erreurs.

L’erreur inverse serait de nous désengager à l’excès et de baisser les bras, nous résignant au fait que l’Afrique est en train de nous échapper, que d’autres sont en train de prendre notre place, notamment sur le terrain économique. Il est vrai que nous avons perdu des parts de marché en Afrique, y compris en Afrique francophone (sur nos positions « historiques »),  non seulement au profit de la Chine ou de l’Inde mais également vis-à-vis de l’Allemagne et des États-Unis. En même temps, comme l’indique le Rapport Védrine – Zinsou [1], « La baisse relative des parts de marché de la France entre 2000 et 2010 cache en réalité un doublement des exportations françaises vers l’Afrique subsaharienne, ce qui signifie que la France a d’ores et déjà bénéficié de la croissance africaine (…) Ces 10 Md USD d’exportations supplémentaires auraient ainsi créé de l’ordre de 80 000 emplois en France entre 2000 et 2011 ». Certes nous avons perdu des parts en chiffres relatifs (notre part de marché est passée de 10,1 % en 2000 à 4,7 % en 2011) mais je dirai que c’est normal et sain, cela signifie que les pays qui étaient – et sont encore – proches de nous ne sont plus cantonnés à un tête-à-tête un peu incestueux avec la France qui était une situation tout à fait anormale. Il est bon que d’autres pays viennent occuper leur place. J’ai pu voir sur le terrain que les équipements fournis par la Chine (que l’on a longtemps critiqués) sont dans la plupart des cas extrêmement utiles, qu’il s’agisse de téléphones, de routes ou d’usines. Donc, vive la concurrence ! Mais ne croyons pas que nous ayons perdu nos chances, nous avons encore beaucoup à faire.

Quand on demandait à Macmillan ce qui déterminait au premier chef la politique britannique, il répondait : « Events, my dear, events ». Restons modestes : les événements peuvent nous amener à changer nos plans, si ambitieux soient-ils. Le Président Sarkozy avait décidé un plan de réorganisation de nos forces en Afrique mais les événements du Mali et de la RCA, que nous n’avions pas prévus, nous ont amenés tout à fait naturellement à repenser notre dispositif militaire. Nous devons tenir compte des événements et être réalistes.

La perception de l’Afrique change. Sommes-nous en train de tomber de l’afro-pessimisme dans l’afro-optimisme ? Peut-être. J’aurais tendance à me placer parmi les afro-optimistes, malgré tous les bémols que M. Courade a fort justement apportés. J’ai le sentiment que le continent change de façon drastique, notamment, comme l’a dit Bernard Cerquiglini, du fait du développement très rapide de l’enseignement et du passage à « l’université 2.0 » (Internet, téléphonie mobile, nouveau mode de gouvernance). Un exemple parmi beaucoup d’autres : au Cap Vert, les autorités administratives correspondent avec les citoyens par SMS. L’ère du papier est terminée. Certes, le Cap Vert est un tout petit État mais, quand je suis entré au Quai d’Orsay, c’était un des plus pauvres parmi les PMA. Les choses changent radicalement, la technique est au rendez-vous.

Au risque de paraître provocateur, je dirai que, même si l’on peut nous reprocher beaucoup de choses (tels les excès de la Françafrique), nous ne devons pas jeter le bébé avec l’eau du bain mais, à bien des égards, continuer l’action menée, peut-être en l’améliorant.

Lecteur assidu de la Lettre du continent quand je m’occupais d’affaires africaines et aussi à Addis-Abeba, je dois vous faire un aveu [s’adressant à Antoine Glaser, ancien directeur de la Lettre du Continent] : je n’ai jamais su résoudre les devinettes de la Lettre du continent. C’était trop compliqué pour moi. J’étais toujours perplexe quand il s’agissait d’identifier le mystérieux « visiteur du soir » dans tel ou tel palais… Mais je lisais toujours la Lettre du continent – et la Lettre de l’Océan indien – avec beaucoup de plaisir et j’y ai appris beaucoup de choses. Je précise aussi que quand j’étais directeur d’Afrique, je n’ai jamais rencontré Me Bourgi [2] (sauf une fois à un dîner où, très loin l’un de l’autre, nous ne nous sommes pas parlé) et je n’ai jamais voulu l’approcher.

Malgré les dérives et les excès du passé nous avons quand même fait de bonnes choses.

Vous venez de le dire, Monsieur le ministre, le premier domaine dans lequel nous devrons continuer notre action, si le besoin s’en fait sentir, est la lutte contre les « menaces transversales » c’est-à-dire le terrorisme et le trafic de drogue.

Je pense comme vous que nous avons eu raison d’intervenir au Mali. À partir du moment où les mouvements terroristes avaient décidé, surtout sous l’influence de MUJAO (Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’ouest), de pousser vers le sud et où Bamako n’était plus qu’à trois ou quatre jours de marche, nous n’avions pas le choix, il fallait intervenir ; nous étions les seuls à pouvoir le faire, politiquement et militairement. Tous nos partenaires tant africains qu’européens – je l’ai encore vérifié quand j’étais en poste en Autriche – nous ont remerciés de l’avoir fait, conscients que nul autre pays ne l’aurait fait et que les conséquences d’une abstention eussent été catastrophiques.

À l’opération Serval, lancée le 11 février 2013 au Mali, a succédé l’opération Barkhane [3]. Cela prendra du temps, beaucoup plus de temps qu’on ne le pensait, ce sera beaucoup plus compliqué, mais nous devrons poursuivre nos opérations pendant un certain temps, jusqu’à ce que nous puissions céder la place aux forces africaines, au nom de l’appropriation africaine.

À ce jour nous ne sommes pas intervenus – peut-être serons-nous sollicités – dans la lutte contre le brigandage maritime dans le Golfe de Guinée. La piraterie au large des côtes somaliennes est affaiblie grâce à l’action de la communauté internationale et des compagnies concernées et grâce aux progrès faits contre les Shebab en Somalie. En revanche, la situation est dramatique dans le Golfe de Guinée. Le phénomène s’étend géographiquement. Le Nigéria est désormais la deuxième zone de piraterie au monde derrière l’Indonésie.

Je me garderai bien d’aborder une question très délicate que nous devons néanmoins garder présente à l’esprit : quelle conduite doit-on tenir en cas de prise d’otage ? Je n’épiloguerai pas sur ce sujet dont on a parlé ces derniers jours lors de la libération de Serge Lazarevitch [4].

L’action militaire est un préalable nécessaire, mais on ne pourra aider modestement au rétablissement de la stabilité sociale, politique, et au développement économique dans les pays concernés, notamment dans la zone du Sahel, que si cette aide militaire se double d’un appui à la reconstruction. Reconstruction matérielle – il faut rebâtir les écoles, les dispensaires, les hôpitaux – mais aussi et surtout reconstruction institutionnelle.

Cela pose des défis majeurs.

Au Mali, le défi est, pour le dire rapidement, la réconciliation entre les gens du sud et les gens du nord. Quel type de résultat peut-on espérer des discussions laborieuses qui se déroulent à Alger entre le gouvernement malien et les représentants des différents mouvements touareg – dont les divisions compliquent un peu les choses – notamment le MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad) ?

En RCA, l’opération Sangaris (5 décembre 2013) a évité le pire en sauvant des milliers de gens. La montée en puissance de la MINUSCA a permis aux forces françaises, dès le mois d’octobre, de recentrer leur dispositif dans les zones les plus sensibles (la capitale et la zone est du pays). Plusieurs semaines après le déploiement de la force de l’ONU, la force Sangaris a entamé une adaptation de son dispositif sur un format de « force de réaction rapide » au profit de la MINUSCA. Mais le pays reste divisé : les chrétiens à l’ouest et les musulmans à l’est, en schématisant beaucoup. La RCA doit être sécurisée. Il faut protéger encore les grands axes commerciaux, notamment la route qui va vers le Cameroun, l’un des grands axes d’approvisionnement du pays. Beaucoup de choses restent à faire pour permettre la reconstruction. Aucune solution militaire ne peut être durable si elle n’est pas accompagnée d’un processus politique. Je rappelle que la RCA compte encore 430 000 déplacés internes (il y en avait 0,5 M de plus fin 2013) et 423 000 réfugiés hors de ses frontières (source HCR).

L’autre grande menace transversale est le trafic de drogue. Les pays africains ne sont plus seulement des lieux de transit mais deviennent aussi des sites de consommation, notamment en Afrique occidentale. J’étais encore à Addis-Abeba, il y a quelques années, quand j’ai lu un rapport citant des cas de consommation de crack à Bamako. C’est une terrible menace de gangrène pour ces pays, notamment ceux du pourtour comme la Guinée ou la Guinée Bissau qui est pratiquement un narco-État. Mais le danger est aussi très fort pour les États de l’intérieur. Nous avons tous à l’esprit l’épisode du Boeing 737, baptisé « Air Cocaïne », dont on a retrouvé l’épave – s’était-il crashé ou les trafiquants l’avaient-ils brûlé après ? – et qui transportait certainement des drogues dures.

Nous devons donc poursuivre notre lutte contre les menaces transversales.

J’évoquerai ensuite la nécessaire poursuite du processus de « double multilatéralisation » amorcé depuis quelques années.

D’une part nous devons continuer à essayer de coopérer le mieux possible et davantage avec l’Union africaine, avec les Communautés économiques régionales, la CEDEAO (Communauté Économique des États d’Afrique de l’Ouest) à l’ouest, la CEEAC (Communauté Économique des États de l’Afrique Centrale) au centre, l’IGAD (Intergovernmental Authority on Development) à l’est, la SADEC (Southern African Development Community) au sud. Comme vous le savez, il n’y a pas d’équivalent pour l’Afrique du nord en raison des rivalités entre l’Algérie et le Maroc. On a commencé à le faire. Dans certaines opérations les forces africaines peuvent prendre le relais, coopérer avec les troupes françaises, que ce soit sous forme de troupes de l’Union africaine ou de troupes des Nations Unies. C’est sans doute une des pistes qu’il va falloir renforcer.

D’autre part nous devons intensifier nos efforts pour mettre l’Union Européenne « dans le coup ». Déjà, en RCA, EUFOR RCA a pu remplacer Sangaris dans la zone de l’aéroport (où se trouvent de nombreux déplacés) et dans certains quartiers de Bangui.

La coopération avec les entreprises est une troisième piste que nous devons suivre en évitant de retomber dans les dérives « incestueuses » auxquelles Antoine Glaser faisait justement allusion. Il y a eu en effet des rapports malsains d’imbrication entre intérêts commerciaux – pour ne pas dire intérêts personnels – et intérêts politiques. Je crois que cette phase est dépassée.

Nous avons déjà fait pas mal de bonnes choses avec les entreprises :

Je citerai les instruments de l’AFD destinés à aider les entreprises à s’établir en Afrique, à y investir ou à créer des joint-ventures (sociétés communes). Je pense au FISEA  (Fonds d’Investissement et de Soutien aux Entreprises en Afrique), initié en avril 2009, dont parle le rapport Védrine, ou à PROPARCO (Promotion et Participation pour la Coopération économique).

Je pense aussi à la très bonne concertation qu’il a pu y avoir entre pouvoirs publics et entreprises dans des circonstances parfois dramatiques. J’étais directeur d’Afrique au moment de la crise en Côte d’Ivoire, quand Gbagbo avait refusé le résultat des élections et s’était accroché au pouvoir tandis que Ouattara était réfugié à l’Hôtel du Golf. Nos ministres avaient alors organisé une réunion avec les principales entreprises françaises travaillant en Côte d’Ivoire et les responsables du Quai d’Orsay, du ministère de la Défense, du Trésor et de l’AFD. Tout le monde était d’accord pour dire qu’accepter la situation telle qu’elle était revenait à condamner la démocratie en Côte d’Ivoire (et, par contrecoup, dans d’autres pays) et à compromettre les intérêts de nos entreprises. Mais en lançant des sanctions, comme nous l’avons fait, nous risquions de ruiner une partie de l’économie ivoirienne, notamment les producteurs de cacao (quand 300 000 tonnes de cacao sont bloquées dans le port d’Abidjan, les conséquences sont graves). Nous risquions aussi de nuire aux intérêts de nos propres industries. Le patron d’une grosse société chocolatière française nous avait dit : « Je vous soutiens totalement mais vous devez savoir que si, d’ici quatre mois, la crise n’est pas résolue, je serai obligé de licencier plusieurs milliers de personnes ». Cela n’a pas pris quatre mois, la crise a été résolue, à notre vif soulagement. Mais nous étions conscients des risques encourus. Dans cette circonstance, la coopération entre les entreprises et les pouvoirs publics avait été exemplaire en allant dans le sens de la démocratie.

Pour son deuxième voyage en Afrique, notre ancien Premier ministre, F. Fillon, prévoyait de se rendre en Côte d’Ivoire et au Gabon. J’avais dit à mes collègues de Matignon que, pour éviter de donner une image désastreuse (celle de la Françafrique), il serait souhaitable qu’il allât aussi au Ghana. Ce pays voisin de la Côte d’Ivoire, qui faisait à l’époque 14 % de croissance économique par an, se révélait une démocratie exemplaire où l’opposition avait gagné les élections et le pouvoir sortant s’était effacé. Fillon avait accepté d’allonger le voyage et il était allé au Ghana. Dans l’avion du retour, les chefs d’entreprise présents m’avaient dit : « Pour nous, le Ghana a été la meilleure étape, la plus utile ». C’était en effet un pays avec lequel nous n’avions alors que peu de relations économiques.

Je citerai un autre exemple, parmi beaucoup d’autres : le Sommet Afrique-France de Nice, les 30 mai et 1er juin 2010, fut un double sommet, un sommet politique assez traditionnel, même si les chefs d’État anglophones y jouèrent le rôle principal, et une rencontre économique à laquelle, pour la première fois, 250 chefs d’entreprise africains et français étaient conviés. Nous avions beaucoup travaillé, en liaison avec le Trésor, l’AFD, le MEDEF International, le CIAN (Conseil Français des Investisseurs en Afrique) pour arriver à un projet de charte sur la responsabilité environnementale et sociale adopté par les entreprises françaises. Quelques mois plus tard, des collègues chinois m’ont dit leur intérêt pour ce projet : « Nous-mêmes commençons à nous rendre compte qu’il y a des dérives dans le comportement des entreprises », m’ont-ils confié. Je ne crois pas que ce soit seulement pour me faire plaisir.

Les recommandations intéressantes du Rapport Védrine nous invitent à aller plus loin : il propose notamment de créer au sein du groupe AFD un point d’entrée de financement de l’économie sociale et solidaire et de l’impact investment, tourné notamment – ou exclusivement – vers le continent africain. Je crois qu’il y aurait là une piste à explorer.

Je suis d’accord avec Georges Courade quand il parle de la nécessité de former des techniciens moyens. De même j’approuve Bernard Cerquiglini quand il insiste sur les universités. Je citerai un exemple vécu : quand j’étais en Éthiopie, Médecins du monde formait en un an des techniciens de santé capables de faire des accouchements et des césariennes. Ces gens, envoyés ensuite dans différents coins d’Éthiopie, ont sauvé des centaines, voire des milliers de femmes, avec des gestes très simples. Il est évident que si une naissance difficile a lieu à 50 ou 200 km du dispensaire le plus proche, on n’y arrive pas.

J’ai dit qu’il fallait continuer sur les pistes antérieures. Mais il y a sans doute, des choses à renouveler. Il faut préparer l’avenir de plusieurs façons.

Nous devons essayer d’anticiper l’avenir.

Ce peut être dangereux. L’un de mes sous-directeurs quand j’étais directeur d’Afrique a été par la suite viré de son poste pour avoir parlé de la fragilité du régime burkinabé dans un colloque. Les événements lui ont donné raison mais il a eu tort d’avoir eu raison un peu trop tôt. Cet homme extrêmement brillant, qui est passé par une période très dure, a fondé un cabinet de consultance et travaille aujourd’hui pour les dirigeants africains et les entreprises. Nous avions eu souvent des discussions, parfois des désaccords. Il était sous-directeur, j’étais directeur mais je savais qu’il connaissait l’Afrique occidentale infiniment mieux que moi. Il n’est pas bon de ne pas écouter les voix discordantes. On a toujours tort quand on n’admet pas la pluralité des points de vue. Il faut accepter d’entendre des choses désagréables et tenter ensuite de faire une synthèse.

Donc, essayons d’anticiper les crises à venir, même si, de temps en temps, cela fait un peu mal.

Première zone de danger, les élections qui vont venir, en 2015 et 2016 :
– En mars 2015, au Togo où la famille Gnasingbe est au pouvoir depuis quarante-sept ans. Depuis la modification constitutionnelle du 31 décembre 2002, le président de la République togolaise est élu à un scrutin uninominal à un seul tour pour un mandat de cinq ans renouvelable indéfiniment.
– En juillet 2016 au Congo Brazzaville. Lors de la précédente élection, en 2009, tous les candidats s’étaient – quoique pour des raisons très diverses – prononcés pour une modification de la Constitution en vigueur, qui, entre autres dispositions, interdit au président sortant de briguer un troisième mandat. Que va faire Sassou-Nguesso ? Ladite Constitution étant verrouillée par un article spécifique, il faudra passer par un changement de régime (de présidentiel à semi-présidentiel), puis par un référendum.
– En décembre 2016 au Congo Kinshasa où la même question se pose (la Constitution congolaise interdit au président Joseph Kabila de briguer un troisième mandat présidentiel).
Nous devons essayer d’anticiper ces échéances, non pas en élaborant de brillants scénarios, mais en réfléchissant, très prudemment, avec les Africains, avec l’Union africaine, avec les communautés économiques régionales. Il y a à l’OIF (Organisation internationale de la Francophonie) des gens remarquables, qui réfléchissent sur ces sujets dans la discrétion requise.

Je ne parlerai pas de l’Algérie.

Le Nigéria, où des élections vont aussi avoir lieu très bientôt, le 14 février 2015, est un pays fondamental qui est menacé de pourrissement, à cause de Boko Haram, à cause de sa dépendance vis-à-vis du pétrole et à cause de la corruption : le gouverneur de la Banque centrale du Nigeria, Sanusi Lamido, a été écarté en février 2014 après avoir publiquement exprimé son étonnement face aux 50 milliards de dollars (une somme colossale au regard du budget de l’État qui est de 30 milliards de dollars) manquant dans les comptes de son institution [5].

Pour toute cette réflexion, nous avons besoin de davantage de think tanks travaillant sur l’Afrique (comme le préconise le Rapport Védrine). Je fais partie depuis peu d’un think tank créé il y a un an, l’Institut Afrique-monde [6] (parrainé notamment par Jean Ping, ancien président de la Commission de l’Union Africaine et Michel Camdessus, ancien directeur du F.M.I, membre de l’African Panel Progress) qui réunit de très bons chercheurs. Il se fait également des choses intéressantes dans plusieurs instituts, dont l’IFRI (Institut français des Relations internationales). Cette réflexion devra naturellement porter sur l’économie, en relation avec les entreprises, mais aussi sur les questions politiques et culturelles.

Nous devons investir sur la jeunesse.

On a parlé des mouvements de jeunes. Quand j’étais directeur d’Afrique, j’ai eu le privilège de recevoir Fadel Barro, un des fondateurs de « Y en a marre », un très jeune homme, très impressionnant. C’était au moment où Wade était tenté de garder le pouvoir, en dépit de la constitution. Au-delà des péripéties électorales, ce qui m’avait frappé dans le discours que tenait Fadel Barro, c’était son insistance sur la volonté du groupe de créer un NTS (« Nouveau type de Sénégalais »). « Cela commence devant chez nous », me disait-il, « Balayons devant notre porte et jetons les immondices qui jonchent les trottoirs. C’est le civisme ». Cela se fait au Rwanda, de façon autoritaire mais assez efficace : la dernière fois que je suis allé à Kigali, on m’a expliqué que les enfants des écoles étaient mobilisés une fois par mois pour nettoyer les rues. Cela a un petit côté « nord-coréen » mais les rues de Kigali sont maintenant aussi propres que celles des villes suisses. On a parlé aussi du mouvement « Balai citoyen » créé en 2013 par deux musiciens rap et reggae au Burkina Faso. Ce sont des gens que nous devrions beaucoup fréquenter, que nous devrions inviter en France et aider, sans paternalisme, en respectant leur indépendance. Eux-mêmes ont beaucoup de choses à nous apprendre sur ce que nous pourrions faire dans nos banlieues.

Le FSD (Fonds Social de Développement) est un instrument formidable qui, dans les pays en développement, met à la disposition des ambassades des crédits qu’elles gèrent de façon totalement déconcentrée, en liaison avec la société civile locale, sans en référer à Paris, si ce n’est a posteriori. Actuellement on est en train de réformer le FSD, d’après ce que m’ont dit mes amis de l’AFD (Agence française pour le développement), pour mettre l’accent sur la « structuration du milieu associatif ». Cela signifie que la priorité doit être d’aider les organisations de la société civile locale à se structurer, à s’organiser. Je pense qu’une bonne piste consisterait dans cette optique à privilégier les mouvements de jeunesse.

On a parlé aussi des jeunes élites. Bernard Cerquiglini a raison : les universités sont un moteur du décollage africain. Hubert Védrine propose d’augmenter les bourses d’excellence pour les étudiants africains. Ce serait certainement très souhaitable.

Nous pouvons aussi créer des établissements en Afrique sur le modèle des nôtres. Quand j’étais en Éthiopie j’ai vu le début d’une expérience qui, apparemment, fonctionne bien : l’ENA française a été sollicitée pour aider les éthiopiens à créer, mutatis mutandis, une école équivalente en Éthiopie. Il ne s’agit pas de copier le modèle – ni d’en copier les défauts éventuels – mais je crois que cette expérience est intéressante.

La classe des jeunes entrepreneurs doit requérir toute notre attention. Des expériences positives sont menées, notamment par HEC qui vient de lancer deux programmes de formation des managers en Côte d’Ivoire. De même, la BGFI (Banque Gabonaise et Française Internationale) a créé une véritable école de commerce en ouvrant son dispositif de formation interne aux étudiants. Ce sont des pistes qu’il faut encourager en synergie entre entreprises et pouvoirs publics.

Nous devrions porter notre effort sur la « mésofinance ». Les grandes entreprises accèdent aux prêts classiques. Les très petits ateliers relèvent du microcrédit. Mais il n’y a rien, ou peu de chose, pour financer les petites ou moyennes entreprises qui peinent à se développer. C’est certainement un domaine dans lequel nos instituts de développement [7] mais aussi nos banques pourraient essayer de mettre l’accent.

Un mot sur un sujet dramatiquement important : la santé.

Je tire ma réflexion en partie de conversations que j’ai eues avec des représentants d’ONG. Beaucoup constatent une sorte de monopole du sida (qui, certes, reste un des fléaux numéro un) dans l’action que nous menons en matière de santé. Il ne faut pas oublier les « pratiques traditionnelles néfastes ». Une amie éthiopienne, elle-même excisée à l’âge de quatre ans, Bogalech Gebre, a fondé une association de défense des droits des femmes. En l’espace de sept ou huit ans, elle a réussi à éliminer à peu près complètement l’excision dans sa région (3 millions d’habitants sur les 90 millions que compte l’Éthiopie). Elle a ensuite étendu son action dans les régions voisines. J’ai pu l’aider avec le FSD quand j’étais en Éthiopie mais nous pourrions certainement faire beaucoup plus. De même, en ce qui concerne les mariages précoces et les enlèvements, il est préférable d’aider les gens du cru qui agissent au sein des communautés plutôt que de venir avec nos conseils d’Occidentaux.

J’aurais mauvais conscience si je ne parlais pas de deux affections épouvantables :

La fistule obstétricale est une nécrose entre l’appareil génital et l’appareil digestif qui affecte les très jeunes mères lors de l’accouchement. Cette infirmité les rend incontinentes. Elles sont chassées ou mises à l’écart. Beaucoup meurent en errant loin de chez elles. Quand j’étais en Éthiopie, on parlait de 100 000 nouveaux cas chaque année. Des progrès permettent aujourd’hui de prévenir cette affection, grâce à un suivi local dans les dispensaires, où les techniciens de santé sont capables de faire des césariennes. Des opérations réparatrices sont pratiquées au Fistula Hospital [8] à Addis-Abeba : on arrive à traiter 80 à 90% des cas. Mais combien parviennent jusqu’à l’hôpital ? La santé des femmes, la santé maternelle est un terrain sur lequel nous pourrions agir davantage.

Le noma, qui sévit notamment au Burkina Faso, est contracté surtout par les enfants en contact avec de l’eau contaminée. Cette maladie, qui ronge et déforme le visage, mettant les os à nu, est mortelle si elle n’est pas traitée. Elle est pourtant très simple à guérir à condition de disposer de dispensaires, de personnels formés et d’antibiotiques. Je suis coparrain de l’association « Vaincre Noma », soutenue notamment par l’entreprise Bongrain.

Il est un troisième terrain sur lequel nous pourrions agir davantage : Il est nécessaire de « vendre » l’Afrique aux yeux des Européens, en plaidant pour l’Afrique auprès des Européens qui ne perçoivent pas toujours l’importance des enjeux africains (je pense à ce responsable polonais qui me disait : « Tu es bien gentil avec ton Afrique, mais nous, ce qui nous intéresse, c’est la Russie, c’est la menace russe en matière de sécurité »). Certes, il y a eu l’action européenne au Mali (EUTM Mali [9]), il y a eu EUFOR RCA [10], mais cela reste très insuffisant. Reçu à Berlin il y a six semaines à la DGAP (Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik), j’ai appris que cette organisation, qui a une section sur le Moyen-Orient, une section sur l’Asie et une autre sur l’Europe, n’a pas de section africaine !

Nous devons développer une politique que nous n’avons pas encore vis-à-vis des pays pré-émergents en dépassant l’opposition artificielle entre pays francophones et pays anglophones. Devons-nous continuer à privilégier l’Afrique francophone ou, au contraire, mettre le paquet sur l’Afrique non francophone ? C’est le type même de la fausse question. En revanche, nous devons avoir une politique diversifiée pour les pays les plus pauvres et pour ceux qui sont en train de commencer leur émergence : le Ghana, l’Éthiopie le Kenya, le Mozambique, la Côte d’Ivoire qui est en train de surmonter les troubles du passé. L’Afrique du sud a déjà dépassé ce stade. Là aussi, nous devrions redéfinir les instruments de notre politique.

En conclusion, je reste Afro-optimiste, même si je suis conscient qu’il ne faut pas négliger les écueils. Nous avons une carte à jouer dans les pays francophones comme dans les pays anglophones. Bernard Cerquiglini évoquait l’attrait du français : J’ai été frappé en visitant les instituts français ou les alliances françaises à Nairobi et à Dar es Salam par la passion avec laquelle les jeunes apprenaient le français. Évidemment, ils voient l’intérêt de connaître le français pour qui veut commercer avec la RDC, mais il y a aussi une curiosité culturelle.

Malgré la concurrence croissante, il y a de la place pour nous, pour nos centres culturels, pour nos entreprises : nous avons encore un rôle à jouer, modestement, notamment à travers la gouvernance et l’éducation.

Je citerai pour finir un exemple de ce que Georges Courade a appelé « Réinventer les traditions ». Quand elle menait sa lutte contre les mutilations sexuelles féminines, la militante éthiopienne pour les droits des femmes dont je vous parlais, Bogaletch Gebre, avait organisé des « conversations communautaires ». Elle s’était heurtée à une question difficile : que faire des fêtes de l’excision ? En effet, cette pratique barbare, en tant que rite de passage, était l’occasion d’une fête. Elle eut l’idée géniale de conserver la fête qui, au lieu de célébrer la mutilation, célébrait « l’intégrité corporelle ». Mon épouse et moi avons assisté à deux de ces fêtes, l’une rassemblait 5 000 personnes, l’autre 15 000. Tous, hommes, femmes, jeunes, vieux, chantaient, dansaient. Le sens avait été subverti mais la fête était là.

C’est une leçon dont nous pouvons nous inspirer. Respectons la tradition, quitte parfois à en infléchir un peu le sens.

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[1] Un partenariat pour l’avenir : 15 propositions pour une nouvelle dynamique économique entre l’Afrique et la France (par Hubert Védrine, Lionel Zinsou, Tidjane Thiam, Jean-Michel Severino, Hakim El Karoui) : rapport remis au ministre de l’économie et des finances en décembre 2013.
[2] Robert Bourgi, avocat d’origine libanaise né au Sénégal. Héritier spirituel de Jacques Foccart, il est souvent présenté comme « l’éminence grise » de la Françafrique.
[3] Lancée le 1er août 2014, l’opération Barkhane se fait en partenariat avec le G5 (les cinq pays de la zone sahélo-saharienne : Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad). Le poste de commandement interarmées de théâtre est basé à N’Djamena, au Tchad. L’opération mobilise près de  3 000 militaires dont 1700 Français.
[4] Serge Lazarevitch, dernier otage français dans le monde a été libéré le 9 décembre 2013 après plus de trois ans de séquestration par AQMI. Il avait été capturé au nord du Mali.
[5] Attirant l’attention du président depuis septembre 2013 sur le fait que la société pétrolière nationale Nigerian National Petroleum Corporation (NNPC) n’avait pas transmis ces montants considérables à la Banque centrale, Sanusi Lamido n’a reçu aucune réponse (source IFRI).
[6] L’Institut Afrique-Monde se propose « d’étudier l’esprit dans lequel l’évolution du continent africain s’est faite jusqu’ici, se fait maintenant et se fera, sans doute, dans l’avenir ; il examinera les métamorphoses en cours et leurs enjeux à la fois spirituels, sociaux, économiques et politiques, sur le fond d’une société internationale, interculturelle, interreligieuse et laïque, certes chaotique, mais où se cherche, pour tous, le sens d’une Histoire et d’une Société où il est requis de vivre ensemble, malgré tout. »
[7] L’AFD déploie un Programme Mesofinance combinant plusieurs actions visant à dynamiser la croissance de ces entreprises. Ce Programme contribue notamment à renforcer les capacités entrepreneuriales de ces petites structures, à améliorer la maîtrise de leur futur développement et l’expression des appuis financiers nécessaires, à les accompagner dans leur réalisation. Ce volet est complété par un soutien aux acteurs financiers eux-mêmes pour mieux appréhender (site AFD).
[8] Addis Ababa Fistula Hospital, créé par Catherine et Reginald Hamlin, est le seul centre médical au monde dédié exclusivement à la fourniture gratuite de chirurgie réparatrice des fistules pour les femmes pauvres qui souffrent de blessures à l’accouchement. L’organisation Trampled Rose mène un travail admirable pour aider les femmes atteintes de fistule obstétricale.
[9] EUTM Mali (European Union Training Mission in Mali): à la demande du Mali et conformément aux décisions internationales pertinentes, y compris à la résolution 2085 (2012) du Conseil de sécurité des Nations unies, l’UE a décidé le 18 février 2013 de lancer la mission de formation militaire EUTM Mali pour un mandat de 15 mois. 23 États Membres de l’UE (Allemagne, Autriche, Belgique, Bulgarie, Espagne, Estonie, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Irlande, Italie, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, Pologne, Portugal, Pays-Bas, République Tchèque, Roumanie, Royaume-Uni, Slovénie, Suède) y contribuent en personnel.
[10] Le Conseil a établi le 10 février 2014 une opération militaire de l’Union Européenne, baptisée EUFOR RCA, qui contribuera à créer un environnement sécurisé en République centrafricaine, comme l’a autorisé le Conseil de sécurité dans sa résolution 2134 (2014). EUFOR RCA a pour but de fournir un appui temporaire à la création d’un environnement sûr et sécurisé dans la zone de Bangui, l’objectif étant de passer le relais aux partenaires africains. Cette force contribuera par conséquent aux efforts déployés au niveau international pour protéger les populations les plus menacées, en créant les conditions propices à la fourniture d’une aide humanitaire.

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Le cahier imprimé du colloque « Que peut faire la France en Afrique subsaharienne ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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