L’enseignement supérieur comme levier du développement de l’Afrique

Intervention de M. Bernard Cerquiglini, linguiste, spécialiste de la langue française, recteur de l’Agence universitaire de la Francophonie, au colloque « Que peut faire la France en Afrique subsaharienne » du 15 décembre 2014.

La jeunesse africaine est fidèle à l’affirmation de Léopold Sédar Senghor : « Il y a trois priorités, l’éducation, l’éducation et l’éducation ; et même une super priorité… l’éducation ».

Oubliez tout ce que vous avez lu, oubliez tout ce qu’on vous a dit. L’enseignement supérieur en Afrique est à l’évidence un des réacteurs de la fusée qui est en train de décoller.

Que peut la France ? Ses universités, ses laboratoires, ses chercheurs doivent miser sur l’enseignement supérieur africain et accompagner son développement dans une perspective collégiale. Il n’est plus question d’assistance mais de coopération. L’université émergente est un des signes forts du développement de l’Afrique.

La France doit miser sur l’enseignement supérieur pour deux raisons :
– La conviction que l’enseignement supérieur est un levier principal du développement est une idée neuve dans les organisations internationales (UNESCO, Banque mondiale etc.). Si on a longtemps misé sur l’enseignement primaire (des maîtres, des écoles), on insiste maintenant sur la formation de ces maîtres dans l’enseignement supérieur où sont aussi formés les techniciens, les médecins, tous les cadres dont les pays africains ont besoin. La Banque mondiale finance activement l’enseignement supérieur africain, levier du développement.
– La deuxième raison est que l’université africaine est spectaculairement en émergence. On observe à Abidjan, à Nouakchott, des universités reconstruites totalement, physiquement et intellectuellement. Personne ne le sait, personne ne le dit.

Nous le savons à l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF), la plus importante association d’universités au monde : 804 établissements d’enseignement supérieur dans 102 pays. En Amérique latine nous venons de recevoir l’adhésion de la Universidad Nacional Autónoma de México (UNAM), 330 000 étudiants, la plus grande université d’Amérique latine (où les universités les plus importantes sont désormais adhérentes à l’AUF). En Chine nous avons 7, bientôt 15 et 20 établissements supérieurs adhérents. La plus grande association internationale d’universités est aussi la seule fondée sur une langue, le français. Cela montre que le français, langue de recherche de l’enseignement supérieur, n’est pas du tout en déclin. En effet, nous ne réclamons pas ces adhésions, elles nous arrivent. L’AUF est aussi l’opérateur des sommets pour l’enseignement supérieur et la recherche. À ce titre elle est dotée de financements aux trois-quarts français, de personnels et d’implantations. Elle dispose de dix bureaux régionaux (les bureaux africains sont sis à Rabat, Dakar, Yaoundé, Tananarive) et d’implantations partout dans le monde, notamment nos fameux campus numériques francophones, une cinquantaine d’endroits sécurisés, sûrs, climatisés, bourrés d’ordinateurs, où l’on vient se former, travailler sur des ordinateurs, suivre des cours à distance, passer des examens en visio-conférences, suivre les cours du Collège de France, débattre etc. Mes prédécesseurs, depuis 1991, ont fait ce pari fou du numérique, de l’Internet pour l’Afrique. En 1991, nous avons ouvert notre premier campus numérique à Dakar avec des minitels, nous en sommes aux tablettes et aux ordinateurs à faible consommation : l’AUF, c’est la francophonie de terrain. Nous avons du personnel partout, à Bujumbura, à Abuja, à Lagos, à Bamako etc. Des campus numériques de l’AUF fonctionnent aujourd’hui dans des conditions difficiles, à Alep, à Damas, à Bamako, à Bangui. Abdou Diouf me disait encore récemment [1] que, partout où il arrivait, quelqu’un de l’AUF l’attendait.

Un mouvement de fond de jeunes Africains qui veulent s’instruire, qui vont à l’école et à l’université, balaye les tyrans. On l’a vu au Burkina avec le départ de Blaise Compaoré, on l’a vu au Sénégal avec Wade. Les chiffres sont là : 300 000 étudiants ici, 500 000 ailleurs. Le ministre ivoirien nous disait il y a quelques jours qu’il pourrait ouvrir une université à chaque rentrée universitaire. L’Algérie, qui aura demain 1,2 millions d’étudiants, va recruter dans les années qui viennent 30 000 maîtres de conférences. C’est une explosion. Et les infrastructures suivent. La Banque mondiale finance. Nous n’avons jamais eu d’aussi brillants ministres africains de l’enseignement supérieur. Ils étaient réunis à Paris ce 12 décembre : l’Ivoirien, le Tunisien, le Sénégalais (un très brillant mathématicien). Ils ont le soutien de leurs présidents, des investisseurs, de la Banque africaine de développement [2], pour reconstruire l’enseignement supérieur, d’où le rôle de l’AUF qui aide à rebâtir les curriculum vitæ, à améliorer la gouvernance, à créer des laboratoires etc. Ce mouvement de fond est celui d’une jeunesse mondialisée, qui n’est pas forcément disposée à adopter les procédés français. Il faudra hybrider les modèles. Nous hybridons en francophonie : les modèles français, belge, québécois… afin d’éviter que les modèles francophones d’outre-Atlantique l’emportent.

C’est en coopération avec ces jeunes entrepreneurs africains, ces jeunes étudiants, ces jeunes universitaires que nous participons à construire, dans un esprit universitaire, leur gouvernance, leurs laboratoires, leurs curriculum vitæ, leurs façons d’enseigner.

Il faut mettre la priorité sur ce qui a une plus-value aux yeux d’une jeunesse africaine en pleine expansion, avide d’éducation primaire, secondaire et supérieure, de formation professionnelle. Ils déboulent dans l’université comme une vague ou « un orage désiré », pour citer Chateaubriand [3].

Que peut faire la France ?

L’enseignement supérieur forme les cadres et les grands bailleurs, l’AFD (Agence française de développement), suivent. En effet, depuis quelques années, l’AFD se préoccupe d’enseignement supérieur. Les besoins sont donc énormes. L’université de Dakar atteignant 90 000 étudiants, on avait ouvert, en délestage, cinq universités (à Ziguinchor, à Thiès etc.) mais il y a de nouveau 90 000 étudiants à Dakar.

Les murs ont été bâtis, ils sont de qualité, il faut maintenant moderniser un contenu qui tient souvent de la « vieille Sorbonne ». En Côte d’Ivoire tout a été détruit pendant la guerre civile, ce pays en a profité pour reconstruire ses universités et repenser leur fonctionnement : le numérique, les cours en ligne, la gouvernance, les curriculum vitæ. Les Ivoiriens sont passés au système licence-master-doctorat. Un Erasmus africain est totalement concevable. L’université, sous nos yeux, a franchi une étape décisive. Reste à diversifier l’offre en l’étendant à de nouveaux domaines, à créer des laboratoires, des équipements didactiques, à faire en sorte que chaque universitaire africain maîtrise les technologies de l’information et de la communication pour l’éducation. C’est la grande demande des ministres.

L’Afrique a sauté une génération au plan de la technologie, tout Africain dispose d’un téléphone mobile, bientôt d’un téléphone intelligent. L’AUF pilote avec Orange une opération en Côte d’Ivoire, au Mali et bientôt en Mauritanie pour doter les jeunes internes en médecine de tablettes numériques bourrées de cours, de contenus, d’aide au lit du malade. Désormais les Africains ont besoin de contenus pour ces tablettes, et non plus des livres. Il faut accompagner le passage au numérique.
Il faut améliorer les taux d’encadrement. J’ai parlé de 30 000 maîtres de conférences recrutés en Algérie dans les années qui viennent. Les chiffres sont comparables en RDC et au Cameroun.

On doit encore favoriser une meilleure gouvernance. Les recteurs africains ont les mêmes problèmes que les recteurs français ou canadiens pour internationaliser, aider à la mobilité… Ils savent que les étudiants doivent bouger. Aujourd’hui se met en place une mobilité sud-sud. De bons laboratoires, de bonnes universités en Afrique reçoivent des étudiants des différents pays africains. La transhumance vers le nord va s’estomper au profit d’une coopération sud-sud. Cette question est posée par la conférence des recteurs africains. Dans cet objectif, nous avons ouvert à Yaoundé un institut francophone de gouvernance universitaire pour former les recteurs, les vice-recteurs, les secrétaires généraux. Les bonnes pratiques observées en France, en Belgique, au Liban, au Québec, peuvent être proposées aux collègues africains afin qu’ils améliorent leur gouvernance. Une université doit se gérer, cela suppose des règles et un dialogue social parfois difficile à instaurer en Afrique.

On a déjà parlé de la nécessité d’investir dans des formations courtes et professionalisantes. Les universités ont besoin que nous les aidions à organiser, sur le modèle des IUT et des BTS qui ont si bien marché en France ou des cégeps (collèges d’enseignement général et professionnel) [4] du Québec, des formations Bac + 2, Bac + 3 professionnalisantes qui correspondent à des besoins sur le marché de l’emploi.

Enfin, il faut investir dans les sciences humaines (anthropologie, sociologie). La réouverture d’un département de sociologie est un marqueur de démocratie. Quand on rouvre la sociologie à l’université, c’est que les choses vont mieux. Or ces départements se rouvrent partout, c’est bon signe. L’essor des sciences humaines est un signe du développement de cette Afrique qui a besoin de réfléchir à la façon de repenser sa tradition et de l’ouvrir à la modernité. Pour cela il faut des anthropologues africains ayant travaillé sur l’Afrique mais aussi sur nos banlieues.

J’insiste sur la nécessité de favoriser l’accès à Internet. À Madagascar, une formation des maîtres à distance s’opère grâce à des téléphones (via Orange, notre opérateur national), les contenus arrivent par le numérique. Une baisse des coûts d’Internet et des frais de douane pour l’importation des téléphones et des tablettes serait souhaitable.

L’Afrique s’est saisie de la technologie, l’Afrique a de bons ministres et des présidents qui les soutiennent. Les grands financeurs ont compris que l’enseignement supérieur doit être aidé. Il faut travailler collégialement, proposer des formations, des cursus, des modèles de gouvernance, des curriculum vitæ modernisés – la conférence des doyens de facultés francophones y travaille -, mettre des cours en ligne massivement

Tout cela est nécessaire parce que l’enseignement supérieur est un levier et que l’enseignement supérieur africain est en émergence.

Une troisième raison dont l’AUF est consciente : Il y a urgence. Depuis un siècle les universités des États-Unis se sont développées grâce au drainage des cerveaux européens, indiens, chinois. Demain, ce seront les cerveaux africains. Si nous voulons que la francophonie perdure, il faut aussi aider à développer un enseignement supérieur francophone en Afrique. Sinon, les Américains, qui sont déjà derrière la porte et distribuent des bourses, attireront les meilleurs cerveaux africains.

La francophonie est un combat. Nous devons nous battre, avec nos amis africains, pour que le français reste une grande langue de savoir et de formation, en Afrique comme ailleurs.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Bernard Cerquiglini, pour cet enthousiasme rafraichissant.

Pourriez-vous nous en dire plus sur sur la formation des enseignants de l’enseignement supérieur ?

Bernard Cerquiglini
Aujourd’hui, comme la France, l’Afrique se préoccupe de la formation des enseignants du supérieur. Grâce au CAMES (Conseil africain et malgache pour l’enseignement supérieur) qui recrute les enseignants africains et leur donne des promotions, les recteurs africains se préoccupent maintenant de pédagogie, de numérique, de gouvernance et de formation scientifique, manifestant une préoccupation de la formation des universitaires analogue à celle que l’on rencontre en France, au Québec et en Belgique, en particulier à propos du doctorat comme prérequis. L’AUF considère qu’un universitaire doit être recruté au niveau du doctorat. Ce n’est pas encore le cas mais c’est une priorité que se sont fixée les recteurs africains. Et ils vont s’en donner les moyens. De même, le Vietnam, où 17 % des enseignants du supérieur sont docteurs, vient de lancer une sorte de « gosplan » : 20 000 docteurs formés dans les années qui viennent pour les universités. Il y a vingt ans cela aurait été du rêve ; aujourd’hui c’est une perspective.

Jean-Pierre Chevènement

J’observe qu’en France, beaucoup des enseignants du supérieur sont encore des PRAG (PRofesseurs AGrégés). Cela ne va pas aussi vite que cela. Mais ce que vous avez indiqué est juste et profond, l’enseignement supérieur est un levier essentiel.

J’observe que l’Afrique est infiniment compliquée. On n’a pas beaucoup parlé d’économie. L’importance des matières premières et des produits agricoles bruts dans l’économie africaine confère un aspect rentier à la croissance de l’Afrique. L’évaluation des classes moyennes oscille entre 50 millions et 300 millions, l’aiguille se balade ! Nous sommes tous très conscients que dans notre discours sur « les Afriques » il y a beaucoup d’incertitudes et que nous ne savons pas toujours de quoi nous parlons. C’est le commencement de la sagesse.

L’intitulé du colloque est : « Que peut faire la France… ? ». Je rappellerai, du point de vue du politique, les conditions dans lesquelles a été prise la décision de l’intervention au Mali. Les autorités algériennes espéraient faire basculer du bon côté le groupe Ansar Dine (« Défenseurs de l’islam ») qui a malheureusement basculé du côté d’AQMI (Al-Qaida au Maghreb islamique). C’est ce qui a déclenché une intervention française très rapide où notre pays a montré qu’il était capable de la mener sur tous les plans, à l’ONU, en coopération avec l’Union africaine (et ses organisations régionales), avec l’Union Européenne et quelquefois en bilatéral, par exemple avec l’Algérie. La France a été à la hauteur d’une tâche compliquée, démontrant son art des synergies. Je ne dis rien de plus parce que, pour le reste, cela nous entraînerait trop loin.

Je me tourne vers l’éminent spécialiste des Afriques qu’est M. Gompertz. Il a occupé le poste de directeur de la direction Afrique au Quai d’Orsay, ce qui lui donne une vue assez générale de cette immense complexité où la France « peut peu » parce que la dynamique africaine est forcément la plus forte. Notre propos est de voir comment nous pouvons intervenir, si possible utilement. En effet, je ne suis pas partisan de l’intervention pour l’intervention, même sur le plan militaire. Il serait préférable de pouvoir l’éviter mais pour assurer la sécurité, condition du développement, on ne peut pas tout à fait s’en passer. Une forme d’ultime recours est nécessaire, ne serait-ce que pour garantir la présence de forces de maintien de la paix de l’ONU, qui n’accepteront de venir que s’il y a une force d’intervention rapide, même très petitement calibrée.

La question que je pose est économique et politique : Comment, avec nos petits moyens, en période de disette budgétaire, peut-on agir intelligemment, si tant est qu’on le puisse ?

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[1] Le 31 décembre 2014, Mme Michaëlle Jean succèdera à M. Abdou Diouf au poste de secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF).
[2] La Banque africaine de développement est une banque multinationale de développement dont le siège se trouve à Abidjan, en Côte d’Ivoire.
[3] « Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie ! » (René (1802) de François-René de Chateaubriand)
[4] Implantés dans toutes les régions du Québec, les cégeps constituent le premier niveau de l’enseignement supérieur. Avec 48 établissements publics et des écoles nationales à vocation spécifique telles que l’École nationale du meuble et de l’ébénisterie ou l’École nationale d’aérotechnique, ils proposent, dans un environnement multiculturel francophone, plus de 130 programmes d’études.

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Le cahier imprimé du colloque « Que peut faire la France en Afrique subsaharienne ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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