Intervention de Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica, au colloque « La Russie en Europe » du 23 septembre 2014.
Je suis allé en touriste à Sotchi. C’est en effet très impressionnant, la ville est complètement transformée.
J’ai beaucoup apprécié le fait que vous ayez dit ce que je pense au fond de moi : le projet de Vladimir Poutine n’est pas un projet impérial mais un projet national, un projet de modernisation de l’économie russe, un projet de diversification par rapport aux hydrocarbures. Ce fut au départ un projet d’européanisation, dans les premiers temps au moins. Je rappelle que Poutine était chargé des investissements internationaux (c’est-à-dire de faire la recherche d’investisseurs étrangers) aux côtés de Sobtchak [1] à Saint-Pétersbourg.
On a parlé de la russophobie des pays de la « nouvelle Europe » (comme la nommait M. Rumsfeld il y a déjà onze ans), mais elle est très présente aussi dans les pays de l’ancienne Europe. Et, même dans notre beau pays, la liste des organes de presse qui ne peuvent pas être suspects de russophobie serait assez courte. L’information que nous avons ne nous permet pas de comprendre l’ampleur et les conséquences immenses que peut avoir la crise que nous vivons.
Je ne crois pas que la Russie veuille envahir ni annexer l’Ukraine et je ne vois pas l’intérêt qu’elle aurait à la déstabiliser durablement. Si, comme je le crois, le projet de Poutine est un projet national de modernisation, est-il compatible avec une quasi-rupture des liens avec l’Europe ?
Sur ce sujet je diffère un peu de notre ami Jacques Sapir. Les liens avec l’Europe sont très forts (grosso modo la moitié du commerce extérieur) alors qu’ils ils sont très faibles avec l’Amérique. Les sanctions contre la Russie visent aussi l’Europe et la France.
Or, 9 milliards d’exportations représentent ½ point de PNB. De plus, ces exportations concernent pour les deux tiers de la haute technologie et constituent donc un important relais de croissance.
Les sanctions publiées au Journal officiel de l’Union Européenne et les sanctions américaines seront évidemment surinterprétées par nos banques, extrêmement frileuses, inquiètes à l’idée que Tracfin (Traitement du Renseignement et Action contre les Circuits FINanciers clandestins) pourrait frapper (je parle d’expérience).
Les sanctions visent les technologies « duales », ce qui désigne tout et n’importe quoi. En poste à l’ONU à l’époque de la guerre contre l’Irak, l’ambassadeur Dejammet vous racontera que même les crayons à mine étaient alors considérés comme des technologies « duales » !
Les sanctions compromettent aussi le financement du commerce. Les dirigeants d’une grande entreprise européenne exportatrice de produits de très haute technologie m’ont confié qu’ils ne pouvaient plus financer leurs exportations vers la Russie, qui représentent des milliards, car ils avaient l’habitude de faire appel au marché financier en dollars, ce qui est désormais interdit.
La balance commerciale française est affectée par ces sanctions. Je pourrais vous citer une entreprise française qui va délocaliser la fabrication de composants dans ses filiales indiennes ou chinoises pour exporter vers la Russie car elle ne peut plus produire en France, pays sous sanctions.
Je rappelle que nous avons de forts investissements (plus de 15 milliards), notamment dans le domaine du pétrole et de la recherche gazière. Nous sommes associés à Novatek [2] : comment le groupe Total pourra-t-il travailler avec cette entreprise sous sanctions ?
Autre exemple : à l’ouverture de l’appel d’offre sur la ligne à grande vitesse Moscou-Kazan, seuls Siemens et Alstom étaient sur les rangs. Aujourd’hui les Chinois sont appelés à concourir.
C’est vrai dans tous les domaines.
Le retournement dont Jacques Sapir parle à juste titre va donc s’accélérer du fait des sanctions. D’autant que ces sanctions ont été prises non pas à l’unanimité mais par « consensus », un mode de décision peu rigoureux : « Qui s’oppose ? Personne ? C’est décidé ! ». Mais quand il faudra revenir en arrière on peut faire confiance à un certain nombre de pays de la « nouvelle Europe » qui ont – mais qui n’en a pas ? – des liens très étroits, avec l’administration américaine (les contacts sont quotidiens) pour s’y opposer fermement.
La marche arrière sera très difficile. Si elle ne se fait pas dans les prochaines semaines elle ne pourra plus se faire et l’effet d’éviction pour les entreprises françaises et européennes concernées sera majeur.
J’ai écouté ce qu’a dit Jacques Sapir avec l’intérêt que je porte à tout ce qu’il dit et tout ce qu’il écrit car j’ai beaucoup de respect pour son travail, son intelligence, sa compréhension des phénomènes. Je lui dirai qu’il faut se méfier d’un langage qu’on entend souvent chez les Russes qui feignent l’indifférence à l’égard de ces sanctions qui ne les affecteraient pas (« Même pas mal ! »). C’est une posture de défense et, en réalité, ils ne le pensent pas. Si nous devions annuler le contrat sur le navire Mistral, le langage changerait et nous apparaîtrions comme ayant abandonné la politique d’indépendance, et même de souveraineté, qui était traditionnellement la nôtre. Ce contrat, qui ne porte pas sur des armes mais sur une coque non armée, est devenu un symbole. Et l’on sait qu’il est très bien vu dans certains milieux, y compris en France, de faire de l’anti-France.
Ce que dit Jacques Sapir est juste, Vladimir Poutine a certainement observé la stagnation de l’économie européenne et cela se répercute dans les ventes de gaz russe aussi bien que dans le commerce, dans les deux sens. L’Europe est à l’évidence aujourd’hui une zone de non-croissance par rapport à l’Asie, les États-Unis, les émergents etc. Et tout sera programmé pour réorienter dans une certaine mesure l’économie russe. Mais, comme l’a dit Mme Carrère d’Encausse, les Russes se sentent fondamentalement européens. J’ai quitté Moscou vendredi soir. Les avions vers l’Europe étaient assaillis par des milliers de jeunes Moscovites qui allaient passer leur week-end à Paris, à Londres ou partaient vers le soleil de la Turquie.
Il existe une classe moyenne dont le sentiment avait complètement changé vis-à-vis de Poutine dont elle était plutôt contestataire. Elle a cessé de l’être à la suite de l’affaire de l’Ukraine. Mais cela peut encore changer. Le développement de ces couches nombreuses, lié à la modernisation de la Russie, était quand même la meilleure promesse de la démocratie. Ces classes nouvelles portent l’évolution vers un style de vie adapté à la vie moderne (je raisonne comme Samuel Pisar autrefois). Sur ce point les Russes ont fait d’immenses progrès, il faut ne pas avoir d’yeux pour ne pas le remarquer.
Je ne dis pas que tout est parfait et je pourrais critiquer un certain nombre d’orientations mais gardons un jugement équilibré, ne cédons pas à cette idéologie mortifère qu’est une russophobie qui aurait peut-être pu se justifier au temps de Custine [3] mais pas aujourd’hui. Des raisons géopolitiques ont pu intervenir concernant l’Angleterre ou l’Allemagne mais pas la France. Les plaques tectoniques que représentent le monde russe et le monde francophone ne se sont jamais vraiment heurtées. L’expédition de Napoléon en Russie – une erreur – était en réalité dirigée contre l’Angleterre, ce que je rappelle régulièrement aux Russes que je rencontre. Et nous concluons toujours en rappelant que Borodino [4] est célébrée comme une victoire tant par les Français que par les Russes.
Ce qui se passe est extrêmement grave par les effets économiques, psychologiques, politiques que cela aura dans la longue durée. Le danger est grand si nous voulons faire l’Europe contre la Russie. Pour moi l’Europe est « européenne » (je reprends l’expression du Général de Gaulle) mais elle ne peut pas être une Europe contre la Russie, contre le peuple russe. Nous n’avons pas accepté qu’adhèrent à l’Union Européenne les pays de la « nouvelle Europe » pour qu’ils nous dressent contre la Russie et mettent notre politique étrangère à la remorque d’impulsions que nous pouvons certes comprendre, en raison de leur histoire propre, mais que nous ne pouvons pas faire nôtres.
Quand on examine les sanctions, quand on observe la peur des banques (l’amende sur la BNP Paribas, qui fait jurisprudence, n’a pas été critiquée politiquement puisque la banque a plaidé coupable), on constate que les États-Unis sont en train de s’octroyer un pouvoir normatif, s’ils ne l’ont pas déjà. Je songe aux normes Itar (International traffic in armes regulations) sur les composants américains. Quel produit exportons-nous qui ne comporte pas un composant américain ? Avec le traité transatlantique, nous allons assister à un transfert du règlement des litiges entre les entreprises et les États vers les juridictions américaines ou soumises à l’influence des États-Unis. Il y a donc un monde de normes qui correspond à la vision « The West against the Rest », l’Occident contre le reste, c’est-à-dire contre les émergents. C’est un non-sens complet du point de vue des intérêts de la France.
L’intérêt de la France est d’être un pont entre l’Occident, dont nous sommes une partie originale, et le reste du monde, les autres nations. Nous sommes naturellement des « universalistes », nous ne sommes pas des « occidentalistes ». Ou alors nous avons fait la Révolution française pour rien !
Le moment est grave et la prise de conscience est vraiment très difficile étant donné ce qu’est l’information dans le pays. Un concours d’émulation est engagé avec la Russie de Poutine pour savoir qui est le mieux informé – ou le mieux désinformé – mais il est certain qu’aujourd’hui nous n’avons pas les éléments qui nous permettent de juger de manière approfondie. Plus que le problème de l’Ukraine, plus que le problème des relations entre la Russie et l’Europe, cela pose le problème de la Russie et de la France et du sens du projet d’Europe européenne auquel la France, que je sache, n’a pas renoncé.
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[1] C’est sous le mandat d’Anatoli Alexandrovitch Sobtchak, élu maire le 12 juin 1991, que Léningrad a retrouvé le nom de Saint-Pétersbourg en septembre 1991.
[2] Associé au russe Novatek (dont il détient 18 %), le groupe français Total compte sur le projet d’usine de liquéfaction de gaz Yamal, dans l’Arctique russe, qui représente un investissement de 27 milliards de dollars, pour faire croître sa production après 2017 : grâce à lui, la Russie devrait devenir sa première zone de production dès 2020 (9 % du total aujourd’hui). Les sanctions adoptées par les États-Unis et l’Europe pourraient menacer le financement du projet.
[3] Jean-Pierre Chevènement parle d’Astolphe Louis Léonor, marquis de Custine, célèbre pour son ouvrage « La Russie en 1839 » (1843).
[4] La bataille de la Moskova ou bataille de Borodino (7 septembre 1812) est française dans la mesure où les forces russes battent en retraite et où Napoléon s’ouvre la voie vers Moscou. Mais les pertes de chaque côté sont immenses (environ 30 000 soldats français tués ou blessés pour 45 000 côté russe) et bien que fortement réduite, l’armée russe (qui dispose de réserves) peut encore représenter une menace. À quelques centaines de mètres de la Redoute de Schewardino, se trouve un obélisque de granit surmonté d’un aigle aux ailes déployées, monument français érigé dès 1812 à l’emplacement où se tenait Napoléon le 7 septembre. À Stoudianka, sur la rive orientale de la Berezina, une plaque sur l’obélisque érigé en 1962, porte ces mots : « C’est ici que du 26 au 28 novembre 1812 l’armée russe, sous le commandement du maréchal Koutouzov, a fini d’écraser les troupes napoléoniennes. La mémoire vit éternellement sur les exploits des peuples de Russie qui ont défendu l’honneur et l’indépendance de leur pays ».
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Le cahier imprimé du colloque « La Russie en Europe » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation
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