La crise ukrainienne

Intervention de Mme Hélène Carrère d’Encausse, Secrétaire perpétuel de l’Académie française, au colloque « La Russie en Europe » du 23 septembre 2014.

Je naviguerai entre les tableaux historico-politiques de MM. les ambassadeurs Dejammet et de Brichambaut dont les analyses – auxquelles j’adhère totalement – vont au cœur du sujet et l’idée du « basculement » de Jacques Sapir, question qui m’est très chère et sur laquelle j’ai beaucoup travaillé.

Je vais revenir à ce qui me paraît aujourd’hui être la manifestation de toutes les incompréhensions, de tous les malentendus, c’est-à-dire à la crise ukrainienne. Cette crise, qui se déroule sur le sol européen, prend une proportion dramatique parce qu’elle se traduit par une guerre civile sur le sol ukrainien où un gouvernement fait la guerre à ses administrés. Elle illustre, comme l’a dit l’ambassadeur Dejammet, la confrontation des deux principes sur lesquels a reposé notre sentiment de la sécurité de l’Europe : l’intangibilité des frontières, en tout cas la nécessité de les conserver, et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, qui, bien qu’il fasse partie de notre univers mental, n’a pas été mis en œuvre jusqu’à présent.

J’essaierai de parler de cette question du point de vue de la Russie.

Je situerai le point de départ en 1991, date à laquelle s’est produit un phénomène historique sans précédent, rappelé pat l’ambassadeur Dejammet : un puissant empire décide en son sein même que c’est fini. On met aussi fin à un système politique qui certes se portait mal mais pas au point de justifier cette liquidation. Ce sont les Russes eux-mêmes, par la voix de Boris Eltsine, qui ont annoncé à leurs administrés la dissolution de l’empire, invitant chacun à aller de son côté.

L’affaire avait été préparée par Gorbatchev qui ne souhaitait pas liquider le système communiste. Conscient que l’empire n’allait pas, il avait cherché diverses solutions de transformation sans y parvenir, pris de court par la rapidité des événements et de la révolution qui secouait la société russe.

C’est en effet une vraie révolution de la société qui, à ce moment-là, a précipité la fin du communisme. En définitive, Boris Eltsine n’a fait que traduire la certitude que c’en était fini de l’empire, qu’on ne pouvait pas aller plus loin.

On n’a jamais vu un empire qui disparaît dans un calme absolu, sans une goutte de sang, par la volonté de ceux qui le gouvernaient et avec l’adhésion de la société (même s’il y a des nostalgies).

Je voudrais tout de suite mettre un terme à la discussion à propos de la phrase de Vladimir Poutine : « La plus grande catastrophe géopolitique du XXème siècle est la fin de l’Union Soviétique ». On en tire la conclusion que Vladimir Poutine n’a qu’une seule idée : reconstituer l’empire. Non, Vladimir Poutine est un homme intelligent qui appartient à cette génération qui a participé à la fin de l’Union Soviétique. Le mot « catastrophe » signifie pour lui cet « ébranlement » qui secoue toute la société, toutes ses certitudes. Sa phrase ne signifie pas qu’il souhaite retourner en arrière. Ce n’est pas la base de sa politique.

La Russie est alors confrontée à plusieurs défis.

Elle doit construire un système sur les ruines d’un système totalitaire qu’il faut démanteler. Cela explique les décisions tragiques qui ont plongé la Russie dans le chaos pendant dix ans mais dont la logique était tout de même de démanteler le système, de couper tous les liens avec le passé.

Le second défi, considérable, est de construire sur les ruines de cet empire un mode de relations avec ceux qui avaient vécu avec la Russie au sein du même ensemble, souvent pendant des siècles. La Russie a regardé divers modèles. Le Commonwealth était un bon modèle, pensèrent un moment Boris Eltsine et ceux qui l’entouraient. Il s’agissait de maintenir des relations et de ne pas détruire un monde qui avait existé. J’ai travaillé sur les archives. On peut y lire qu’au moment de la dislocation de l’Union Soviétique, le 8 décembre 1991, quand Boris Eltsine, avec le président ukrainien (Kravtchouk) et le président biélorusse (Chouchkévitch), signa dans la datcha de Bélovèje l’acte qui mettait fin à l’Union Soviétique, ses collaborateurs attirèrent son attention sur la Crimée, qui avait été transférée à l’Ukraine en 1954 dans des conditions stupides : « Vous ne pouvez pas la laisser à l’Ukraine ! Et encore moins Sébastopol ! » Boris Eltsine leur répondit que pour construire une communauté de destins, il ne s’agissait pas de faire un empire de nouvelle manière mais d’établir des relations possibles de coexistence. Afin d’éviter les discussions, il décida de laisser la Crimée à l’Ukraine, sans modifier les frontières. Même Sébastopol, qui n’était pas dans les frontières ukrainiennes, est resté à l’Ukraine. La Russie a donc fondé le point de départ de ses relations avec les pays de l’ancien empire sur le principe de l’intangibilité des frontières, sans la moindre intention de reconstituer l’ancien empire, c’est là-dessus qu’est fondée la Communauté des États indépendants (CEI)[1].

De 1992 à la fin du siècle, la CEI a rencontré des difficultés imputables à deux « mauvais clients », l’Ukraine et la Géorgie qui ne pèsent pas du même poids dans la pensée russe.

Pour des raisons historiques, l’Ukraine est inséparable de la Russie. Kiev est le berceau de la Russie. Dans chaque famille russe, il y a un Ukrainien. Il y a une population russe en Ukraine de même qu’il y a une population ukrainienne en Russie. Tous les Ukrainiens parlent russe. En 1992, m’étant rendue en Ukraine pour assister à des discussions d’intérêt politique, j’ai constaté que le gouvernement ukrainien ne parlait pas ukrainien, il parlait russe ! Il leur a bien fallu apprendre l’ukrainien, Mme Timochenko elle-même a appris l’ukrainien au moment où elle prenait le pouvoir. Des liens extrêmement puissants, anciens et quasi familiaux unissent l’Ukraine et la Russie.

La Géorgie est un des joyaux de la Russie. La Russie a un immense respect pour la culture géorgienne mais l’attachement n’est pas de même nature.

Ces deux pays ont tout de suite renâclé, soit à rentrer dans la Communauté, soit à participer à divers événements. Les choses se sont passées extrêmement mal pendant des années où la patience russe a été tout à fait remarquable.

J’entends dire que la Russie a mis la main d’emblée sur l’Abkhazie et l’Ossétie. C’est absolument délirant ! L’Abkhazie et l’Ossétie ne se sont pas rebellées contre la Géorgie sous l’impulsion russe. En réalité, le président Gamsakhourdia, premier président de la Géorgie indépendante, a manifesté un chauvinisme intolérable qui a blessé profondément les non-Géorgiens. C’est ce qui a décidé les uns et les autres à faire sécession. Les Adjars ont fait la même chose. Ce ne sont pas des pépites que la Russie se serait gardées. La Russie n’a pas suscité ces rébellions. La rébellion est née à l’intérieur même de l’État géorgien en réaction à une volonté de détruire les éléments nationaux différents que personne n’a tolérée.

Jusqu’aux années 2000, la Russie a essayé de faire fonctionner le système de sécurité collective à travers ses diverses composantes, elle s’est efforcée de tisser des liens avec ces pays et a réussi à les maintenir sans crise majeure.

Comme l’ambassadeur de Brichambaut je situerai la rupture avec les pays de l’ancien empire vers 2004-2006. Mais l’affaire yougoslave, en 1999, avait déjà constitué un choc pour la Russie qui, au-delà de l’établissement de liens avec son ancien empire, manifestait la volonté de rejoindre la communauté internationale, ce dont on n’a pas eu assez conscience. La Russie se sentait européenne, comme en témoignent les déclarations réitérées d’Eltsine : « Nous sommes prêts à rejoindre l’OTAN et l’Europe… ». Le désir de rentrer dans cet ensemble, dessiné au Sommet de Paris (septembre 1990), était profondément inscrit dans l’esprit russe. 1999 fut un choc, d’abord parce qu’on prit la décision extrêmement grave de bombarder la Serbie en contournant le Conseil de sécurité pour éviter un véto russe. C’était nier l’existence de la Russie dans la communauté internationale. Pendant ces dix années de chaos, de recherche d’elle-même, la seule chose qui maintenait le statut de puissance de la Russie était sa qualité de membre permanent du Conseil de sécurité. Ce refus de la laisser s’exprimer au sujet de la Serbie fut un affront insupportable pour la sensibilité nationale russe car c’était la négation de tous ses efforts pour appartenir à la communauté internationale. S’ajoutent à cela la décision de détruire la Serbie et le changement de frontières. C’est un précédent formidable ! M. Biden répète à propos de la Crimée : « C’est la première fois qu’on touche aux frontières de l’Europe ! » Mais on y a touché en 1999 ! Chaque fois que j’évoque le précédent du Kosovo, je m’entends répondre : « Non, le Kosovo, ce n’est pas pareil, cela se passait au siècle dernier »… Je trouve cet argument tout à fait extraordinaire !

En effet, avec le nouveau siècle on est entré dans un temps différent.

Confrontée à ces défis, la Russie s’est beaucoup inquiétée pendant ces dix années. Non seulement elle a eu le désir d’être un membre de la communauté internationale comme les autres mais de surcroît elle a eu un problème avec sa propre identité. La Russie avait été le cœur d’un empire qui avait commencé à se construire au XVIème siècle et dont toujours elle fut une des composantes. Dans le système soviétique il n’y avait pas de Russie. Cela se passait en Russie mais il n’y avait pas de Russie. Après 1991, elle dut, toute seule, trouver ce qu’elle était, ce qui supposait qu’elle se définisse. Dans cette période-là, la Russie est européenne, elle veut être d’Europe. Elle a l’impression de refaire le chemin qu’elle avait fait au XVème siècle, quand l’invasion mongole s’était arrêtée et qu’elle avait recommencé à avancer vers l’Europe. Ce problème identitaire est extrêmement important.

Avec le nouveau siècle les choses se sont compliquées. Vous l’avez dit, Messieurs les ambassadeurs, l’élargissement de l’OTAN a été un problème. J’en dirai autant de l’élargissement de l’Union Européenne. L’Union Européenne a raté quelque chose parce qu’on n’a pas réalisé que les pays qui rentraient dans l’UE avaient souffert de la domination soviétique, parfois de la Russie (c’est le cas de la Pologne). C’est une longue histoire de souffrances, de frustrations, de rancunes. Ces pays ont vécu leur entrée dans l’Union Européenne comme une revanche sur la Russie. Je citerai un seul exemple : m’adressant au président Aleksander Kwaśniewski, qui avait été communiste, je remarquais que la Pologne, devenue membre de l’Union Européenne, tenait l’occasion de jouer son rôle historique en servant de pont avec la Russie. Il me regarda sévèrement : « Vous n’y pensez pas ! Nous ne sommes pas là pour ça. Nous sommes là pour emmener l’Ukraine dans l’Union Européenne, après quoi la frontière avec la Russie pourra se fermer, tel un nouveau rideau de fer ! ». C’est devant témoin que furent tenus ces propos que j’ai dûment notés non sans m’être assurée que j’avais bien compris les paroles de M. Kwaśniewski, qui avait confirmé. C’est extrêmement grave.

Cela nous conduit à l’Ukraine. Pour ces pays qui rentrent dans l’UE, l’Ukraine est le pays décisif, qui les protège et les isole de la Russie dans une sorte de revanche historique. Cela explique l’enthousiasme.

Il faut partir de 2004 et de la Révolution orange. Si les deux révolutions de couleur ont été, en effet, des éléments de rupture, la Révolution orange a été particulièrement dramatique en raison du slogan ukrainien : « Nous sommes la démocratie modèle dont la Russie devra s’inspirer ». Les Russes qui, en 1990, avaient fait une révolution sans équivalent historique, s’entendaient dire qu’ils avaient besoin d’un modèle pour apprendre ce qu’est une révolution et comment s’émanciper ! L’opinion publique russe, très sensible à cette question ukrainienne, a ressenti cela comme une formidable gifle. C’était comme si les dix années de chaos, la fin de la puissance soviétique, la fin du statut de la Russie au cœur de ce système, l’humiliation de 1999… comptaient pour rien ! La Russie devait apprendre de l’Ukraine comment on fait une bonne petite révolution ! De surcroît, Jacques Sapir, qui était sur le terrain en 2004, sait comme moi qu’il ne s’agissait pas d’une révolution purement ukrainienne. Les influences de l’Occident, des États-Unis, des ONG, jouèrent un rôle considérable… (influences renouvelées et amplifiées en 2014). On voyait très bien que cette « révolution » était manipulée. De même, une manipulation a existé à Tbilissi, même s’il y a eu un mouvement populaire.

La question de l’OTAN va se poser d’une façon constante à partir de ce moment-là. Quand l’Otan s’est élargie aux Pays baltes, leurs gouvernants se sont inquiétés de la réaction de la Russie, car, contrairement aux engagements pris au moment de l’unification allemande, l’Otan arrivait aux frontières de la Russie. Je me souviens d’une discussion avec le président lituanien. À sa question : « Que nous réservent les Russes ? », «  Rien, ai-je répondu, à condition que ça n’aille pas plus loin ». Historiquement, les Pays baltes n’ont pas, dans la conception russe, le même statut que l’Ukraine. Il ne s’est rien passé.

En revanche, entre 2004 et 2008, lorsqu’il a été question de l’Ukraine et de la Géorgie (les deux marchent de pair), Medvedev président et Vladimir Poutine ont voulu montrer ce qui n’était pas possible. L’expédition de Géorgie fut un coup d’arrêt donné et tout le monde a compris.

Je remarque que chaque fois qu’un mouvement antirusse agite l’Ukraine, on voit surgir la question de la Crimée. Un mouvement national se réveille en Crimée où la population manifeste son attachement, voire son appartenance à la Russie. On l’a vu dès 1994 puis en 2004 (où Vladimir Poutine n’a pas bougé). Et dès que les choses se calment, quand on voit le changement se profiler en Ukraine, la question s’éteint.

La crise de 2014, d’une certaine façon, rappelle 2004. Je ne reviendrai pas sur les détails mais je crois qu’il n’y a pas eu de plan russe de mainmise sur la Crimée ou d’exploitation de la situation de l’Ukraine. Je vais me permettre de vous raconter un fait vécu : au moment des Jeux olympiques, avant le changement de statut de la Crimée, je m’étais rendue à Sotchi, mandatée par la francophonie, pour assister à l’ouverture des Jeux Olympiques. Il se trouve que je connaissais très bien Sotchi où j’étais allée plusieurs fois. C’était l’endroit le plus affreux de toute la côte de la Mer noire. La pauvre Russie, après avoir sacrifié la Crimée, Soukhoumi et toutes les stations de la côte qui sont des merveilles, n’avait gardé qu’un endroit abominable qui accueillait les maisons de repos destinées aux sous-prolétaires de l’Union Soviétique. C’était très laid. En arrivant, je me suis demandée où j’étais, je ne reconnaissais rien. Très étonnée, j’ai sillonné Sotchi avec l’impression d’être en Crimée ! Il y a tout un débat pour savoir qui a empoché l’argent des Jeux olympiques. Je laisse à l’économiste le soin de répondre mais j’émets l’hypothèse qu’une partie de la somme a servi à redessiner complètement les paysages à Sotchi. Poutine s’est fabriqué une Crimée au seul endroit qu’il possédait sur les bords de la Mer noire. Aurait-il réalisé cette opération spectaculaire s’il avait prévu de s’emparer de la Crimée ? Je conseille à tout le monde de faire du tourisme à Sotchi, c’est devenu un endroit magnifique, méconnaissable.

L’ambassadeur Dejammet a évoqué le Partenariat oriental. Ce Partenariat oriental, tout en prétendant ne pas exclure la Russie, est une opération qui correspond à l’état d’esprit qui s’est développé dans l’Union Européenne sous l’influence des nouveaux entrants d’une nouvelle Europe fondamentalement antirusse dont le pilier central, l’État puissant, est la Pologne. Il ne faut jamais oublier qu’aux États-Unis une très importante diaspora polonaise constitue un des grands lobbies du pouvoir. La seconde grande diaspora européenne qui compte est la diaspora ukrainienne qui joue un rôle de pression considérable aux États-Unis et au Canada. Elle a considérablement contribué à attirer l’attention du pouvoir américain sur ce qui se passait en Ukraine. Ce n’est pas par hasard que l’Ukraine a été un des pivots de l’érosion de l’influence russe à ses frontières. La Russie en a tout à fait conscience.

2014 est une répétition de la situation de 2004, avec la pression très forte d’une Europe assez antirusse sous l’influence de cette nouvelle Europe qui impose une vision selon laquelle les affaires de l’est européen ne concernent pas la Russie. C’est aujourd’hui le véritable sujet de débat, ce qui n’était pas encore le cas en 2004. Mais, en 2014, cela explique pourquoi l’accord d’association ne se conçoit que s’il exclut la Russie (« C’est nous ou la Russie »).

C’est pour la Russie extraordinairement difficile à supporter.

Dans les années récentes le statut des Russes ou des russophones dans les États indépendants a été une préoccupation constante pour Vladimir Poutine. Il a assisté à l’érosion des moyens d’acquisition de la langue russe et a été particulièrement sensible à l’important recul des écoles où on enseignait le russe en Ukraine. Nous qui sommes attachés à la francophonie, pouvons-nous être indifférents à l’espoir que les Russes ont placé dans ce lien culturel formidable que constitue la langue commune ?

Le 21 février 2014, la merveilleuse « troïka » (les trois ministres occidentaux, polonais, allemand et français) que nous avions déléguée en Ukraine s’était retirée aussitôt après avoir fait signer un accord. Le lendemain, l’accord était désavoué par la foule de Maïdan. La première décision que prirent les Ukrainiens fut d’enlever le statut de langue officielle à la langue russe dans les régions russophones ! Que pouvait faire Vladimir Poutine devant l’indignation provoquée par cette provocation ? Pouvait-il se désintéresser de ces Russes ou ces russophones ? Il s’agissait en outre d’un territoire très particulier dont la place dans l’Ukraine était tout à fait artificielle. Il est clair que l’occasion lui était donnée mais il n’a pas préparé l’occasion.

Toute cette crise est la démonstration d’une adaptation de la stratégie de Poutine aux circonstances. Les circonstances lui ont été fournies par cette crise de la Crimée puis la révolte de l’Ukraine oriental. Jacques Sapir l’a dit très justement et j’ai moi-même recueilli de nombreux témoignages. Tout part de l’inquiétude de ces populations sur leur statut, du refus ukrainien de reconnaître les particularités des régions russophones et d’une véritable guerre civile engagée par le pouvoir.

Que pouvait faire Vladimir Poutine ? La seule chose que je puisse dire c’est qu’il n’y avait pas de projet, pas de grand plan mais des circonstances qu’il n’avait pas prévues et qui ont des conséquences formidables en Russie. En effet, la population russe a applaudi au retour de la Crimée non seulement parce qu’elle la considérait comme russe mais aussi parce qu’elle se sentait lavée de bien des humiliations infligées par ces « frères » à qui la Russie avait donné l’indépendance, qui refusaient de participer à la Communauté, au système de sécurité collectif, et voulaient à tout prix rentrer dans l’Otan. La société russe a poussé un soupir de soulagement, non qu’elle rêvât au retour de l’Union Soviétique ou d’un empire mais parce qu’elle avait souffert de frustrations et d’une humiliation constante. Personne ne croit à l’humiliation russe qui est pourtant très profonde et si elle ne s’est pas exprimée dans les dix années de chaos, elle s’exprime maintenant au quotidien à travers de nombreuses manifestations. Et c’est tout à fait naturel.

Nous assistons, comme cela a été dit, à une espèce de retournement de la Russie vers l’Asie. Je voudrais à ce propos nuancer le propos de Jacques Sapir. Économiquement il a raison. Mais une partie politique très intéressante a commencé dans les premières années du pouvoir de Vladimir Poutine.

Déjà, Boris Eltsine était conscient d’un certain dédain de l’Occident à l’égard de la Russie, du refus de la prendre vraiment en compte, et il avait pris conscience que la Chine était importante, qu’elle allait jouer un rôle. Il a eu l’intuition de la montée de la puissance chinoise et de la puissance de l’émergence de toute l’Asie sur la scène internationale.

Poutine est allé plus loin. Il a compris qu’un basculement géopolitique était en train de s’effectuer. Et il a orienté sa réflexion sur ce que cela pouvait représenter pour la Russie. Marginalisée en Europe depuis 2004-2006, menacée sur ses frontières occidentales par ces marginalisations, la Russie avait la possibilité, grâce à un territoire immense ouvert sur le Pacifique, de se retourner vers l’orient. À l’analyse, il apparaît que la pensée de Poutine n’a pas été celle d’un revirement politique ou idéologique, ni d’un revirement de civilisation, mais la pensée de ce qu’on appelait autrefois chez les historiens « l’alliance de revers ». Il s’agissait pour lui de construire un autre système sur lequel s’appuyer pour démontrer que si on ne la considérait pas comme un État qui comptait sur la scène européenne et dans les relations internationales occidentales, la Russie appuyée sur l’Asie avait un nouveau poids et qu’il fallait la prendre en compte.

Ce fut la première étape. M. Douguine, qui a prôné l’eurasisme, est un personnage folklorique et tout à fait excessif. La vocation russe est fondamentalement européenne. Mais, en même temps, la mondialisation fait qu’on regarde les choses autrement. Les Russes, qui se sont toujours sentis européens, prennent conscience d’appartenir à cet immense espace qui s’appelle l’Eurasie. Je suis allée dans l’extrême-orient russe, on y constate une interpénétration. Les Chinois viennent passer leur week-end en Russie, les Russes vont passer des vacances en Chine. Quand on leur demande s’ils projettent de voyager en Europe, ils répondent que la Chine, toute proche, moins chère, les attire davantage. Un changement est en train de s’opérer dans cette zone où les frontières présentent une porosité tout à fait nouvelle.

Si nous n’y sommes pas attentifs, nous risquons d’assister à une transformation de la vision russe qui, pour l’instant reste européenne. Mais l’Asie est la solution pour permettre d’exalter la puissance russe et nous pourrions passer au stade où la tentation asiatique l’emporterait si le rejet occidental perdurait. Nous sommes à la croisée des chemins.

Or, avec les sanctions, nous traitons la Russie comme un pays un peu sous-développé : on lui inflige une punition parce qu’elle n’est pas assez puissante pour montrer qu’elle ne peut pas être punie. À terme, nous risquons une « déseuropéanisation » de la Russie, ce que l’économie suggère, ce que l’opinion publique, qui reste européenne, ne cherche pas, ce que Poutine, qui est un Européen, ne cherche pas. Mais on ne peut pas vivre éternellement dans l’idée qu’on n’existe qu’à moitié et qu’on ne peut pas traiter d’égal à égal avec les autres États sur la scène internationale. J’ai évoqué tout à l’heure les défis russes : savoir ce qu’ils sont et trouver leur place dans la société internationale.

Le moment est venu pour nous de réagir : avec cette crise ukrainienne, nous pouvons encore rattraper les Russes… ou nous pouvons les perdre. En ce sens c’est certainement la crise la plus grave que nous ayons connue depuis la Seconde guerre mondiale parce que c’est le moment où l’Europe peut changer de visage et se trouver amputée de la partie dont elle ne peut pas être amputée.

Je vous remercie.

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[1] « Nous avons trouvé la seule formule possible pour continuer de vivre ensemble dans des conditions nouvelles : en créant une communauté d’États indépendants et non pas d’États où personne n’a d’indépendance » (Eltsine devant le soviet suprême de Russie).

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Le cahier imprimé du colloque « La Russie en Europe » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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