Les conséquences de la crise ukrainienne sur la position de la Russie en Europe

Intervention de M. Jacques Sapir, Directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), au colloque « La Russie en Europe » du 23 septembre 2014.

La situation actuelle est marquée depuis le printemps 2014 à la fois par un retour des sanctions économiques et financières, qui n’étaient plus à l’ordre du jour depuis les années 1980, et par la prise de conscience tardive du risque d’un basculement de la Russie vers l’Asie. Ce sont deux faits majeurs. Ils déterminent le cadre général dans lequel on se trouve aujourd’hui quand on essaye d’évaluer les conséquences de la crise ukrainienne sur la position de la Russie en Europe.

L’Union Européenne et les États-Unis ont pris, entre ce printemps et cet été, trois vagues de sanctions. Cependant, ce sont les sanctions prises par les États-Unis qui tendent aujourd’hui à s’imposer à cause de ce que l’on appelle désormais la « jurisprudence BNP Paribas sur les opérations financières ». Néanmoins, il est clair que les sanctions visant la Russie ne sont pas de même nature et on peut faire un premier bilan de ce qui s’est passé.

La mesure qui porte le plus tort à l’économie est bien raréfaction de l’alimentation en financement de l’économie russe. Elle est en train de pousser la Russie vers d’autres marchés financiers que les marchés financiers occidentaux. Il est intéressant d’observer qu’au gré des sanctions – et des contre-sanctions prises par la Russie – un mécanisme extrêmement dynamique de substitution aux importations se développe actuellement dans l’économie russe. Ce mécanisme ne porte pas simplement sur l’embargo pris contre les producteurs de fruits et légumes européens ou contre les poulets importés des États-Unis, il va beaucoup plus loin. Il suffit de parler à des responsables pour en avoir la confirmation. Le gouvernement russe a fait parvenir à toute une série d’entreprises un message leur recommandant de ne plus passer de contrats avec des entreprises occidentales, cela pour des raisons de sécurité. Cela touche évidemment les grandes entreprises du secteur énergétique (Rosneft, Gazprom, Novatek…) mais aussi des entreprises du secteur métallurgique et on observe depuis quelques mois une chute des exportations allemandes vers la Russie, estimée à plus de 15 % sur les mois de juillet et d’août. C’est un chiffre très significatif et qui dépasse de loin le simple effet direct et mécanique des sanctions. Cette chute des exportations occidentales, et en priorité allemandes, vers la Russie s’explique aussi en partie par la difficulté qu’ont des entreprises russes à trouver les financements pour ces produits. Mais alors il faut comprendre que le choc concerne et l’Europe et la Russie.

Que se passe-t-il en réalité ?

Les mécanismes de substitution aux importations qui sont mis en place par la Russie ont évidemment un effet extrêmement positif sur l’économie russe. C’est déjà visible dans le domaine de l’agroalimentaire. Cela commence à se voir dans le domaine de l’industrie : alors que la production industrielle était quasiment stagnante au premier trimestre de cette année, elle a augmenté de 2,5 % dès le deuxième trimestre et elle atteint 2,9% en septembre. Ce mouvement est essentiellement porté par les événements de mai et juin. On observe donc aujourd’hui une remontée de la production industrielle qui est très largement le fait de ce mécanisme de substitution engendré par la compétitivité accrue des entreprises russes sur leur marché intérieur résultant de la dépréciation du Rouble.

La Russie a aussi mis en place des mécanismes de substitution financière. Alors que 84 % des transactions (biens ou capitaux) traitées à la Bourse de Moscou se faisaient en dollars, les autorités de la Banque centrale ont demandé aux principaux opérateurs, et en particulier au MICEX, le marché interbancaire des changes, de réaliser dans les devises chinoise ou indienne jusqu’à 50 % du commerce avec ces pays. C’est un montant important et il n’est pas sûr que l’on puisse y arriver en quelques mois. Compte tenu du volume des échanges avec la Chine et les autres pays d’Asie, cela devrait entraîner d’ici la fin de l’année une chute importante des transactions en dollars (probablement aussi en euros) et une montée des transactions libellées en yuan… mais aussi en rouble en raison du développement d’un marché non résident du rouble qui, comme le marché du yuan, se développe très rapidement aujourd’hui sur la place de Moscou. Par ailleurs, se met en place le système russe de transfert des paiements qui se veut une alternative à SWIFT [1].

On voit que la Russie met en place assez rapidement des mécanismes de substitution en production industrielle et en financement. La compréhension nécessite de regarder l’évolution de la situation depuis dix ans.

En 2004-2005, la Russie est lancée dans un développement largement appuyé sur les hydrocarbures mais cherche à diversifier son économie.

A ce moment-là l’idée essentielle est la construction d’un partenariat énergétique russo-européen. Les discussions sont parfois assez rudes, en particulier parce que l’Union Européenne essaie d’imposer à la Russie une charte de l’énergie dont cette dernière ne veut sous aucun prétexte. Mais l’idée fondamentale est bien la construction d’un partenariat entre l’Union Européenne et la Russie : la Russie, source d’énergie abondante et relativement bon marché pour les pays d’Europe, va trouver en Europe les biens de haute technologie dont elle a besoin pour reconstruire et moderniser son industrie. Précisons néanmoins qu’il s’agit tout autant d’un choix politique que d’un choix économique. Le choix est plus contraint pour les exportations russes puisque, d’une certaine manière, la Russie est dépendante des réseaux d’oléoducs et de gazoducs construits vers l’Europe du temps de l’Union Soviétique.

La grande différence avec les années 1970-1980, c’est que l’Europe occidentale et les États-Unis ne sont plus les seuls détenteurs des techniques avancées dont la Russie a besoin. Des entreprises coréennes, taiwanaises, japonaises, voire chinoises, ont acquis ces techniques et peuvent concurrencer les entreprises européennes et américaines. C’est pourquoi l’idée même de « sanctions » appliquées par un nombre limité de pays est absurde.

En 2007 la priorité est toujours donnée à l’Union Européenne. Peut-être les dirigeants russes ont-ils encore l’illusion de pouvoir utiliser à leur profit les grands marchés financiers occidentaux.

Tout ceci sera remis en cause à la fois par la crise financière qui secoue l’économie mondiale en 2008-2009 et par la crise économique européenne, crise de l’économie de la zone euro plus précisément, qui s’ensuit. À ce moment-là, l’ensemble des dirigeants russes, les dirigeants politiques mais aussi une partie de l’élite économique, font le constat que l’Europe occidentale et les États-Unis ne sont pas capables de gérer le système monétaire. En effet, ils n’ont pas été capables d’empêcher cette crise de survenir et s’ils ont finalement évité le pire, ce fut dans des conditions d’un grand amateurisme. Ceci représente pour les élites russes l’équivalent d’un tremblement de terre. Quels qu’aient pu être leurs désaccords, tant avec les États-Unis qu’avec l’UE, ils avaient à l’esprit l’image d’une efficacité et d’un professionnalisme dans l’action. Cette image vole en éclats lors de la crise de 2007-2009.

Ces problèmes ont été renforcés par l’image que les dirigeants européens ont fournie d’eux-mêmes dans l’épisode de la « sortie de crise » avortée à partir de 2009. On mesure aujourd’hui que l’Union Européenne est condamnée à connaître l’équivalent de la décennie perdue que le Japon a connue il y a vingt ans. En Russie, ce constat se construit de 2010 à 2012. La réponse que me fit le Président Poutine lors du « Club Valdaï » de 2012 est, à cet égard, instructive. À ma question portant sur sa perception des efforts des pays européens dans le domaine économique, le président Poutine, a répondu : « Nous craignons que l’économie européenne ne soit engagée dans une période de stagnation de longue durée ». C’est donc à partir de ce constat que se construit en Russie l’idée d’un nécessaire retournement vers l’Asie, notamment, mais pas seulement, vers la Chine. Ceci fait sens d’un point de vue économique et l’on voit que si la part de l’Union Européenne dans les exportations russes reste toujours très importante, sa part dans les importations russes, après avoir monté fortement jusqu’en 2008-2009, a recommencé à baisser tout aussi fortement (environ – 5 % depuis 2009).

On voit aussi la montée très rapide des BRICS et des pays dits « autres asiatiques » qui, ensemble, représentent, pour 2012, 27 % des importations russes, contre 9 % en 2000 : Les importations en provenance des BRICS et des autres pays asiatiques ont donc été multipliées par trois en pourcentage dans le volume global des importations russes. C’est un fait. Ce fait est soumis à un phénomène d’accélération à cause de la crise actuelle. Quand les grandes entreprises russes ouvrent la discussion avec des entreprises taiwanaises, coréennes, japonaises, voire chinoises (en fait, la Russie s’adresse aux entreprises de Taïwan et de Corée plutôt qu’aux entreprises chinoises), sur la possibilité de monter des projets d’investissement extrêmement importants – donc, la plupart du temps, uniques – elles ont besoin de construire une relation de confiance dans la fiabilité à la fois technique, financière et technologique de leurs partenaires. La construction de cette relation de confiance requiert un investissement lourd en temps et en argent, d’où une très forte incitation à exploiter cette relation pour les projets suivants, ce qui veut dire qu’à terme ce tournant vers l’Asie risque d’être irréversible, aux dépens des entreprises européennes et américaines.

C’est dans la dimension financière que la Chine affirme son rôle tout à fait dominant. D’ores et déjà, le yuan est la deuxième monnaie derrière le dollar pour les transactions financières (les statistiques du système SWIFT montrent que le yuan a dépassé l’euro, devenant donc la deuxième monnaie pour les transactions financières).

La Russie a concrétisé d’immenses contrats avec la Chine au mois de mai dernier lors du Forum de Saint-Pétersbourg [2]. Ces contrats étaient en fait en négociation depuis quatre ans. Ce qui est important, du côté russe comme du côté chinois, c’est la décision de conclure cela sur des volumes tout à fait impressionnants. Certaines des opérations liées à ces contrats sont d’ailleurs très politiques. Par exemple la Russie va faire construire un pont à la fois routier et ferroviaire (qui portera aussi des oléoducs et des tuyaux d’approvisionnement en eau) reliant la Crimée à la péninsule du Kouban. Cette opération sera financée à 75 % par des banques chinoises (dont 60 % en yuans). Là aussi, c’est très significatif de cet abandon du dollar et de l’euro (lequel a toujours été une monnaie mineure pour les dirigeants russes) et de ce tournant vers la Chine.

Donc, on voit que ce qui s’est passé cette année n’a pas été la cause première de ce retournement qui était déjà en discussion depuis plusieurs années. N’eût été la crise de la zone euro, qui dure et va durer encore plusieurs années, très clairement la Russie aurait joué l’Europe. Si la Russie a décidé de ne pas jouer l’Europe c’est parce qu’elle a pris conscience il y a un an ou un an et demi que l’Europe allait connaître une période de stagnation, voire de dépression, de relative longue durée.

C’est donc un tournant qui s’inscrit dans la durée mais qui a évidemment été accéléré et même justifié par la crise que nous connaissons depuis janvier dernier. Attendons-nous à entendre toute une série de discours énumérant des justifications d’ordre politique ou idéologique de ce tournant. Mais celui-ci s’appuie sur un changement de réalité qui se déroule sous nos yeux depuis trois à quatre ans. Cela me fait penser qu’il ne s’agit pas de simples mesures de substitution qui pourraient être renversées si, par exemple, les sanctions étaient annulées dans les semaines qui viennent mais d’un véritable changement de trajectoire qui va peser pour une période de quinze, vingt, vingt-cinq ans, de manière extrêmement durable.

Il ne faut pas non plus sous-estimer le sentiment très profond de solidarité avec les insurgés ukrainiens dans la population russe. On a tendance en France à considérer qu’il s’agit de gens manipulés par Moscou. À bien regarder la situation, je tends à penser que c’est plutôt Moscou qui est obligé de tenir compte de ce qui se passe sur le terrain. La capacité réelle d’influence de Moscou sur ces insurgés est relativement faible. Ils ont leur propre ordre du jour qui d’ailleurs aujourd’hui rentre en conflit avec certains des intérêts objectifs de la Russie. Mais ils peuvent se prévaloir d’un réel soutien dans la société russe.

À cet égard, j’ai recueilli des témoignages assez impressionnants : des collègues qui travaillent dans l’administration de l’oblast de Smolensk me disent qu’environ 25 000 jeunes sont venus spontanément vers les autorités pour leur demander où et comment ils pouvaient s’enrôler dans les milices d’autodéfense de Novorossia. La réaction des autorités locales a été de les inviter à se calmer : « Si des gens veulent partir, nous ne les empêcherons pas mais il n’est pas question pour nous d’organiser cela, en tout cas certainement pas à cette échelle ». Un phénomène du même ordre s’est passé dans le Caucase du nord. Au Daghestan on parle actuellement de 30 000 à 40 000 volontaires qui sont « retenus » par les autorités locales. Tout ceci montre qu’il y a en Russie un soutien extrêmement important et les dirigeants de Donetsk et de Lougansk jouent sur ce sentiment pour faire avancer leur cause face à Moscou… dont les intérêts ne sont pas ceux des gens de Donetsk et de Lougansk.

Vladimir Poutine doit tenir compte de ce sentiment en Russie. Il se trouve que lors de son discours du 17 mars [3] j’étais probablement l’un des très rares Occidentaux à être présent dans la salle de presse. Autant il exprimait dans ce discours le ressentiment d’une Russie trop longtemps humiliée qui, d’une certaine manière, tenait là sa revanche, autant il était très clair pour lui à ce moment-là qu’on s’arrêterait à la Crimée. Il n’y avait nul plan, nulle idée de développer la même stratégie à l’est de l’Ukraine. Mais il y eut ce qu’il faut bien appeler une insurrection, un conflit militaire extrêmement violent en juin, juillet et août et la défaite, on peut même dire la déroute, des forces ukrainiennes. Si la Russie n’avait pas imposé le cessez-le-feu aux insurgés, on ne sait pas jusqu’où ceux-ci auraient pu aller.

Aujourd’hui, je pense que le gouvernement russe est obligé de tenir compte du poids acquis par les gens de Novorossia dans l’opinion publique russe, ce qui limite d’une certaine manière ses capacités de négociation et l’entraîne peut-être plus loin qu’il ne l’avait pensé au début de cette année. Certains faits, comme ce qui s’est passé avec le directeur du groupe Sistema [4] il y a quelques jours à Moscou, m’incitent à penser qu’il s’est résolu à reprendre à son compte une partie des revendications de Novorossia et à assumer ce changement d’orientation et de trajectoire.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Jacques.

Je nuancerai un peu votre approche : De mon point de vue les raisons du changement de trajectoire résident davantage dans la politique des sanctions que dans des choix géopolitiques qui ne peuvent se faire qu’à moyen et long termes. J’étaierai cela avec des faits, bien entendu.

Je donne la parole à Mme Hélène Carrère d’Encausse.

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[1] Ou Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication.
[2] Le 18e Forum économique international de Saint-Pétersbourg s’est déroulé du 22 au 24 mai 2014.
« Le Forum économique de Saint-Pétersbourg est un succès, comme en témoignent les contrats pour 400 milliards de roubles (environ 8,5 mds EUR) conclus par les participants, a annoncé le ministre russe du Développement économique Alexeï Oulioukaïev. » ( 28 mai – RIA Novosti)
[3] Discours du Président Vladimir Poutine sur l’intégration de la Crimée à la Fédération de Russie adressé le 17 mars 2014 aux députés de la Douma, aux membres du Conseil de la Fédération, aux délégués des régions russes et aux représentants de la société civile au Kremlin.
[4] Le 16 septembre 2014, Vladimir Evtouchenkov, le patron du holding Sistema, soupçonné de blanchiment d’argent, est assigné à domicile. Le patron de Sistema est en effet propriétaire de la compagnie pétrolière Bachneft. Or c’est cette acquisition, en 2005, puis en 2009, qui lui vaut d’être inculpé de blanchiment d’argent. Autrefois sous la coupe des pouvoirs publics, Bachneft fut, selon les enquêteurs, illégalement privatisée en 2002, au profit du fils du président de la Bachkirie – région au sud de l’Oural très riche en pétrole – avant d’être vendue à Evtouchenkov, qui se serait alors rendu complice d’une opération frauduleuse.

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