Débat final

Débat final, au colloque « La Russie en Europe » du 23 septembre 2014.

Jean-Michel Quatrepoint
J’enchaînerai sur ce que disait Jean-Pierre Chevènement en faisant remarquer qu’il y a un absent : les États-Unis. Car tout ce qui se passe en Ukraine, mais aussi en Asie du sud-est, où les tensions sont très fortes, vient de la stratégie américaine.

Car les États-Unis ont une stratégie. Peut-être n’a-t-on pas très bien vu comment elle s’est mise en place.

Cela commence en 2004, à l’époque de la Révolution orange, avec ce qu’on appelle le smart power, synthèse entre le hard power, le pouvoir militaire, symbolisé par les opérations de G.W Bush en Irak et en Afghanistan, mais qui date de l’époque de la Guerre froide, et le soft power que certains démocrates américains avaient idéalisé dans les années 1990 en s’imaginant que la réussite américaine, la « victoire » sur le communisme, allait suffire à ce que tous les peuples adoptent le « kit » idéologique américain. Ce soft power n’a pas tellement bien marché.

En 2004, Suzanne Nossel, qui vient des ONG (Amnesty International et Human Rights Watch), théorise le smart power (dans un article de la revue américaine Foreign Policy) et le popularise quand elle est intégrée dans le cabinet d’Hillary Clinton au Département d’État. Je vous invite à lire le livre, pesant mais fort instructif, d’Hillary Clinton [1], où tout est dit sur la politique qu’elle a mise en place. Il y a une divergence entre Barack Obama et Hillary Clinton. Cette dernière représente ces démocrates qui pensent que le système américain est le nec plus ultra et qu’il faut l’adopter dans son ensemble : les droits de l’homme, la lutte contre les tyrans, la non-dissémination nucléaire, le libre-échange, l’adoption des normes et du système juridique américains… C’est un kit complet. Et qui n’adopte pas ce kit complet incarne le mal.

En 2009-2010, en pleine crise financière, les États-Unis commencent à développer une stratégie – dont on n’a pas eu conscience tout de suite – de containment de la Chine mais aussi de la Russie : La Chine, qui est dans l’OMC, veut bien commercer mais elle ne veut pas adopter ce kit idéologique. Les Russes, qui veulent commercer, souhaitent rentrer dans l’OMC, mais ce n’est pas suffisant, il faut qu’ils adoptent l’intégralité du modèle américain, notamment en matière de droits de l’homme et de tout ce qui s’ensuit, et surtout les standards américains en matière de normes. Hillary Clinton l’écrit noir sur blanc : Poutine est son ennemi. Un instant les Américains ont espéré que Medvedev « ouvrirait » le pays. Mais le retour au pouvoir de Poutine est le chiffon rouge et, dès 2010-2011, les Américains lancent l’offensive sur l’énergie.

L’énergie est leur axe principal pour contraindre la Russie à adopter le modèle américain faute de quoi elle sera sanctionnée. Et c’est ce qui se passe. C’est un bouleversement complet de la géostratégie. Les Américains cessent d’être dépendants de l’Arabie saoudite, d’où un certain désintérêt pour le Proche Orient. En même temps, ils veulent que l’Europe ne dépende plus du gaz russe, d’où la tentative de détournement du gaz russe (par le gazoduc sud) avec les manœuvres pour sortir le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan etc. de l’influence russe.

Mais il y a aussi tout ce qui est fait auprès des Allemands pour que ceux-ci comprennent que leur avenir n’est pas la Russie mais les États-Unis. Les Allemands ont abandonné le nucléaire et ipso facto ils ont abandonné les liens qu’ils devaient tisser sur le nucléaire avec la France mais aussi avec la Russie. Une décision très symptomatique vient d’être prise par Siemens, qui, repositionné sur le solaire, l’éolien, les turbines, vient de racheter (en la surpayant) une entreprise américaine (Dresser-Rand) [2] spécialisée dans la fracturation hydraulique, les gaz de schiste. Siemens s’installe aux États-Unis pour être partie prenante à l’exploitation du gaz de schiste américain qui redonne un avantage compétitif aux États-Unis en matière d’énergie.
Les deux traités, transatlantique et trans-pacifique, sont donc partie prenante de cette stratégie : si vous adoptez les normes de libre-échange, c’est-à-dire les normes américaines, tout ira bien pour tout le monde. Si vous ne les adoptez pas, vous êtes dans le collimateur… je vous sanctionne et je vous entoure, je vous « contiens ».

C’est ce que peut-être les dirigeants français n’ont pas bien compris à propos du traité transatlantique. Les Allemands sont partagés mais ils sont en train de basculer du côté américain, d’abord parce qu’il y a un côté américanophile, notamment dans la CDU et la CSU et aussi parce que Mme Merkel n’est pas spécialement russophile même si elle parle russe et connaît très bien Poutine. Les Allemands sont donc naturellement aspirés vers l’atlantisme.

La France risque d’être totalement isolée dans cette affaire.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Jean-Michel Quatrepoint.

Il y a un mystère allemand sur lequel je vous invite à réfléchir.

L’attitude allemande montre que, vingt ans après sa réunification, l’Allemagne n’a pas encore complètement assimilé l’idée d’une « Europe européenne ». C’est d’autant plus étonnant qu’un ambassadeur m’a raconté il y a plusieurs années avoir été raccompagné par la Chancelière, alors qu’il prenait congé d’elle, avec ces mots : « Il est dommage que vous Français abandonniez l’idée d’Europe européenne alors que nous sommes en train de nous l’approprier ». La façon dont l’Allemagne réagit me surprend. Je pensais que, tellement engagée dans ses échanges avec la Russie, elle réagirait d’une manière plus pragmatique que ça ne semble être le cas.

Aleksandar Protic
(Conseiller fédéral de la Fédération Française Pour l’UNESCO)

Je vous remercie de vos exposés qui nous ont beaucoup éclairés.

J’aimerais savoir ce que pensent l’ambassadeur Dejammet et M. Sapir des recommandations récemment adressées par les représentants de l’Union Européenne à la Serbie, priée de rompre les contrats privilégiés et de cesser ses relations économiques avec la Russie.

Une autre question, qui s’adresse à Mme Carrère d’Encausse, concerne la désinformation de l’opinion publique sur la Russie. Quel impact les médias ont-ils sur des institutions comme l’Académie française ? Les esprits éclairés subissent-ils aussi cette influence des médias ?

Alain Dejammet
La Serbie n’est pas membre de l’Union Européenne. Je ne suis pas au courant de consignes, de recommandations qui auraient été données par les représentants de l’Union Européenne mais je ne serais pas surpris que dans le monde de l’UE il se trouve des gens pour faire savoir aux Serbes que, s’ils veulent pousser leur dossier de candidature à l’Union Européenne, ils auraient intérêt à suivre l’exemple de ceux qui ont adopté les sanctions décidées par Bruxelles. Cela pourrait faire partie de l’environnement intellectuel dont l’Union Européenne a entouré la Serbie depuis pas mal d’années. Toutefois je n’ai pas connaissance de déclarations péremptoires de la part de la Commission européenne et, encore une fois, la Serbie, qui n’est pas membre de l’Union Européenne, n’est pas tenue de se soumettre à ses diktats. Mais il est des gens qui savent jouer des candidatures pour exercer d’aimables pressions.

Jacques Sapir
Il est très clair que depuis quelques semaines une confrontation oppose l’Union Européenne et la Russie. Il est tout aussi clair que, pour l’instant, l’intérêt économique de la Serbie l’attire beaucoup plus vers la Russie, comme c’est aussi le cas – on ne l’a peut-être pas suffisamment noté – de pays comme la Slovaquie et la Hongrie, membres de l’Union Européenne. On observe dans cette nouvelle Europe une fracture très nette entre les pays proches de la Pologne (comme les Pays baltes) et de la Suède qui développent une position très antirusse et ceux qui, comme la Slovaquie et la Hongrie, ont déclaré qu’ils pourraient ne pas appliquer des sanctions de l’Union Européenne. La Roumanie elle-même, en dépit de la question de la Transnistrie et de la Moldavie, manifeste une attitude nettement moins antirusse, de même que la Bulgarie.

Sur la question de l’énergie, les tentatives pour sortir le Kazakhstan, le Turkménistan etc. de l’influence russe datent en fait de 1992-1993 et ne peuvent donc être liées à la logique des événements récents. Et les Russes savent parfaitement comment jouer face à cela.

De même on a beaucoup parlé, et à juste titre, du rôle du gaz de schiste dans la reprise de l’économie américaine. Il faut savoir que le coût du gaz de schiste est en train de monter extrêmement vite et va atteindre le coût du gaz naturel. Là encore, il ne faut pas rêver des stratégies sur des éléments de très court terme qui peuvent se retourner extrêmement rapidement.

Il est absolument indiscutable que des éléments de stratégie américaine s’appuient sur le smart power. Y a-t-il pour autant une stratégie cohérente des États-Unis ? Pour avoir travaillé aux États-Unis sur la question de la Russie, dans les années 1990 et au début des années 2000, pour le ministère de la Défense français avec les gens du Pentagone et de la CIA, j’ai de très grands doutes sur l’existence d’une stratégie cohérente de la part des États-Unis. Je crois qu’il y a des stratégies américaines et non pas une stratégie américaine. C’est d’ailleurs une partie du problème auquel nous sommes confrontés, nous Européens : nous sommes pris en otages par une certaine stratégie américaine qui n’est pas nécessairement la stratégie des États-Unis. Les Russes sont probablement ceux qui ont le mieux compris ce conflit entre des stratégies alternatives au sein même de l’appareil politique américain. Ils en ont une lecture très inquiète et inquiétante. L’usage de plus en plus régulier du terme « aventuriste » pour décrire le comportement des Américains renvoie au langage qui, à la fin des années 30, a été appliqué à l’Allemagne.

Les Russes savent gérer une stratégie qui leur est adverse. Cela ne leur pose pas de problème. Une stratégie imprévisible est en revanche un problème beaucoup plus grave. S’il y a aujourd’hui quelque chose que la Russie redoute, c’est l’imprévisibilité de l’attitude américaine beaucoup plus qu’une stratégie qui serait construite contre eux.

Hélène Carrère d’Encausse
La question, très importante, de l’influence des médias sur les institutions est très difficile. Il faudrait y répondre catégorie par catégorie.

Je pense que les médias traditionnels sont en train de perdre de leur influence, même si celle-ci reste considérable, parce que nous sommes entrés dans une période technologique nouvelle, la période du web. La légitimité de toute information donnée par les médias est mise en cause par n’importe quel propos qui circule sur le web. D’une certaine façon les médias commencent à courir derrière le web. Dans cette compétition, ils ne veulent pas être en arrière de ce qu’ils pensent être l’opinion qui court sur les réseaux sociaux.

Vous posez une question qui suscite ce qui serait un très grand débat que personne n’ose engager (je me demande si Jean-Pierre Chevènement ne pourrait pas le faire un jour) : les nouvelles technologies de communication ne modifient-elles pas complètement les rapports de l’opinion publique au pouvoir ? Ne sont-elles pas une délégitimation de toute parole classique ?

Face aux tentatives américaines pour attirer le Kazakhstan, le Turkménistan etc. hors de l’influence russe, du voisinage russe, la politique russe a été très remarquable.
À cet égard, on sous-estime la construction et le développement du Groupe de Shanghai [3]. Cette institution, souvent ignorée, est à sa manière une sorte de petite OTAN, même si elle n’est pas militaire. Idéologiquement, politiquement, c’est une institution importante qui rassemble les pays d’Asie centrale autour de la Russie et de la Chine. Le groupe de Shanghai s’étend à des pays qui jouent – ou peuvent jouer – un rôle considérable dans la vie internationale (l’Iran a été invité au Groupe de Shanghai).
Le Groupe de Shanghai n’était pas une invention russe mais une initiative chinoise, ce qui est intéressant du point de vue de la conception de Vladimir Poutine. Cela fait partie de ce que Jacques Sapir appelle la vision du retournement. Pour les pays d’Asie la Russie est un pays occidental, les relations russo-chinoises en témoignent. C’est par la volonté de se construire un visage asiatique que la Russie a réussi à pénétrer le groupe de Shanghai et à le co-présider avec la Chine, ce qui est très important, notamment pour ses relations avec les pays d’Asie centrale. C’est quelque chose qu’il ne faut pas sous-estimer. Je suis toujours étonnée de constater que les gens méconnaissent le Groupe de Shanghai. Il me semble que c’est une étape dans cette espèce de désillusion russe. La Russie s’est aperçue que construire aimablement un commonwealth autour d’un soft power ne menait pas très loin d’où l’idée de bâtir plusieurs petits systèmes alternatifs plus cohérents, avec des projets plus clairs. À cet égard il me semble que la volonté de détacher les pays de l’Asie centrale de la Russie supposerait qu’on investisse ce Groupe de Shanghai, qu’on le détruise et qu’on détruise un sentiment de solidarité qui n’a cessé de se développer.

Alain Dejammet
Un vote à l’Assemblée générale des Nations Unies, le 21 mars 2014, demandait aux États membres de ne pas reconnaître la modification de statut de la Crimée [4]. Dès le lendemain, la presse titrait : « La Russie isolée », « La communauté internationale condamne la Russie »…

En fait, sur les 193 membres des Nations Unies, 100 pays ont voté cette résolution, 11 pays ont voté contre, 58 États se sont abstenus et les autres n’ont pas participé au vote (la Serbie, par exemple, n’a pas participé au vote). La Chine s’est abstenue, l’Inde s’est abstenue, le Pakistan, le Bangladesh, la Birmanie, le Vietnam, le Cambodge se sont abstenus, de même que la plupart des pays d’Asie. En ce qui concerne le monde arabe, la Syrie a bien sûr voté contre, l’Algérie s’est abstenue, un Soudan a voté contre, l’autre s’est abstenu. En Afrique, l’Afrique du sud s’est abstenue, plusieurs pays d’Afrique francophone se sont abstenus, le Sénégal s’est abstenu, le Burundi s’est abstenu, le Tchad s’est abstenu. En Amérique latine, le Brésil, excusez du peu, s’est abstenu, le Chili s’est abstenu. Cela fait quand même beaucoup de monde ! « La communauté internationale est prête à sanctionner la Russie » ? Non, pas tout à fait, deux tiers de l’humanité ont pris une position différente. Le Tuvalu, en revanche, a voté la résolution, comme Kiribati, les îles Marshall, les États-Unis et, quand même, les 28 pays de l’Union Européenne.

Ceci relativise un peu l’unanimité des titres de presse.

Sur les 700 pages que compte le livre d’Hillary Clinton en français, 30 pages sont consacrées aux relations avec la Russie. L’élément majeur est le fameux bouton « reset » offert aux Russes pour leur signifier que l’administration Obama allait faire redémarrer les relations entre États-Unis et Russie. Pour ce faire, Hillary Clinton a offert à Lavrov un bouton symbolique de « redémarrage » (« reset ») sur lequel était inscrit ce que les Américains croyaient être la traduction russe de « reset ». C’est bien la bonne traduction ? a-t-elle demandé à Sergueï Lavrov. Pas exactement, répondit celui-ci, le mot inscrit sur le bouton signifie « surtaxé ».

Jean Pégouret
(Saphir Eurasia)

L’Organisation de coopération de Shanghai, créée en 2001 par la Russie et par la Chine, avait pour objectif de stabiliser les problèmes de frontières autour de l’Amour, où des conflits frontaliers éclataient régulièrement entre ces deux pays. La Chine souhaitait pouvoir les résoudre, cela s’est fait dans le cadre de l’Organisation de coopération de Shanghai.

Une fois ces conflits résolus, l’Organisation s’est orientée vers la lutte contre les trois maux : terrorisme, séparatisme et fanatisme et elle est maintenant en train de se développer vers la coopération et le développement économiques.

C’est certainement ça qui inquiète énormément les États-Unis. Comme l’a dit Jacques Sapir, l’axe Chine-Russie a inquiété les Américains bien avant la crise ukrainienne et bien avant l’action américaine en Europe à travers l’Ukraine. Par exemple, le fait que grâce au changement climatique la route de l’Arctique va pouvoir s’ouvrir, permettant au commerce de la Chine de rejoindre le port de Hambourg en passant par des eaux russes embête beaucoup les Américains.

Sur la question ukrainienne, la Chine avait signé sous Janukovitch la construction d’un port en eau profonde en Crimée. Donc la Chine avait déjà commencé à s’intéresser à l’Ukraine, porte d’entrée de l’une des  « routes de la soie » du président Xi Jinping vers l’Europe. C’est aussi la Chine, et pas seulement la Russie, qui est visée à travers l’attaque de l’Ukraine. Le fait que les gazoducs passent par l’Ukraine est aussi une des raisons qui font que les Américains craignent de voir l’Ukraine rentrer dans l’union eurasiatique pure.

Ma question s’adresse plutôt à Jacques Sapir : que pensez-vous de cette approche selon laquelle la crise ukrainienne est aussi une attaque contre la Chine et pas seulement contre la Russie ?

Autre chose. La Russie regarde vers l’Europe et elle est attirée vers l’Asie… Dans le cadre d’un monde multipolaire, la Russie cherche à avoir des partenariats avec l’Asie mais elle ne cherche pas à être asiatique.

Philippe Lecigne
(Revue Belvédère)

Je voudrais revenir sur un point soulevé par Mme Carrère d’Encausse, la question polonaise.

On a eu l’impression à un moment que la réconciliation russo-polonaise était en cours jusqu’à ce que le président polonais [5] décède dans un accident d’avion. Pourquoi la réconciliation russo-polonaise a-t-elle échoué ? Est-ce pour des raisons de politique intérieure ? Les souvenirs du passé étaient-ils trop lourds ? Y a-t-il eu des influences extérieures, par exemple américaines ?

Ma deuxième question porte sur la perception de la Pologne par les Russes. Selon les Russes le petit groupe ukrainien appelé Pravy Sektor [6] serait composé de néofascistes. Or, la littérature de Pravy Sektor comporte des références très récurrentes à la Pologne-Lituanie [7] qui avait été très agressive : le premier roi de Pologne avait poussé jusqu’à Kiev, voire jusqu’en Biélorussie. Y aurait-il dans la perception russe un retour au temps des troubles d’avant les Romanov ?

Jacques Sapir
Si la Chine est touchée par la crise ukrainienne, c’est par ricochet. Elle n’est pas aujourd’hui particulièrement visée.

Cette crise ukrainienne provoque un très grand malaise à la fois aux États-Unis et dans l’Union Européenne. Ce malaise tient à une chose très simple que j’illustrerai par une anecdote : en 2002, avant la Révolution orange, le responsable de la CIA pour les questions de la Russie et de l’Eurasie, mort en 2005, me demandait au cours d’un repas : « Que devons-nous faire pour arriver à décoller l’Ukraine de la Russie ? » «  La moindre des choses, lui répondis-je, serait de prendre à votre charge la facture énergétique ukrainienne ». Cela supposait, à l’époque, que les États-Unis fussent capables de débourser 9 à 12 milliards de dollars par an, pendant plusieurs années, sans aucun espoir de retour. « Jacques, me dit-il, ce n’est pas envisageable ! Le Congrès a refusé un crédit de 300 millions pour l’Ukraine ! » « alors, tu fais une croix sur la possibilité de décrocher l’Ukraine de la Russie », conclus-je. C’est très exactement la situation dans laquelle nous sommes. L’économie ukrainienne est en train de s’effondrer. Au-delà de la question de la facture gazière il y a le fait que l’Ukraine n’aura pas de charbon pour faire tourner ses centrales thermiques, pour produire son électricité. L’Ukraine va donc être confrontée à des problèmes économiques et sociaux tout à fait dramatiques, ce qui, selon moi, va entraîner un changement assez rapide dans l’attitude et des États-Unis et de l’Union Européenne. L’Union Européenne a déjà commencé à baisser le ton : « Si vous pouviez vous entendre avec les Russes, au moins a minima pour reprendre un certain type de commerce… ». On a oublié dans cette histoire-là que l’Ukraine, qui achetait beaucoup à la Russie, vendait aussi à la Russie. Or, tant que durera la situation de quasi-guerre, les importations ukrainiennes seront bloquées alors que l’Ukraine a besoin de vendre aux Russes. C’est une situation de déséquilibre extrêmement profond. Je pense que cette situation va amener les États-Unis et l’Union Européenne à changer de position, sans le dire ouvertement, dès la fin de cet automne ou au début de cet hiver. À mes amis de Novorossia qui me disent que les accords de Minsk sont une catastrophe, qui estiment avoir été « vendus » par Poutine etc., j’explique qu’avec le protocole de Minsk la Russie joue gagnante à six mois parce que dans six mois l’Ukraine n’aura pas d’autre solution que de demander une renégociation dans les conditions les plus favorables pour la Russie et pour les gens de Novorossia.

Hélène Carrére d’Encausse
Les relations entre la Pologne et la Russie sont un sujet très difficile, très délicat, qui comporte deux « étages » :

1. La réconciliation polono-russe a été effectivement de courte durée. Le voyage de Poutine à Katyn [8] avec Donald Tusk fut un moment extraordinaire. Mais il n’était pas sorti par miracle. Depuis 1986, la question s’imposait dans l’analyse soviétique, surtout chez Iakovlev, grand conseiller de Gorbatchev et homme tout à fait exceptionnel : comment dire aux Polonais que nous regrettons ce qui s’est passé à Katyn ? Il fallait à tout prix lever l’affaire de Katyn qui avait joué un rôle terrible dans la relation extraordinairement difficile entre la Pologne et la Russie. Gorbatchev a pensé qu’il fallait d’abord reconnaître les faits et transférer progressivement aux Polonais les documents qui leur permettraient de savoir exactement ce qui s’était passé. Tout a été soigneusement préparé et les documents transférés sont très impressionnants tant ils révèlent l’ampleur de la tragédie. J’entends dire qu’au fond les Russes ne reconnaissent rien, ce n’est pas vrai du tout ! L’aboutissement du travail extraordinairement compliqué réalisé par les Russes a été ce voyage à Katyn. Nous n’avons pas assez apprécié, nous n’avons pas compris l’ampleur de cette réconciliation que personne n’a soutenue sur la scène internationale (ce qui aurait pu aider). En avril 2010, l’opinion polonaise était un peu hésitante. Mais on sentait bien que tous, y compris Poutine, s’étaient engagés assez loin. Survint ce terrible accident d’avion dans lequel les Russes n’avaient aucune responsabilité (l’erreur résidait dans le fait que toute l’élite polonaise avait emprunté le même vol, ce qui ne doit pas se faire). Pourtant, cela a immédiatement réveillé une suspicion à l’égard des Russes qui n’auraient pas bien mené l’affaire. Là encore, l’opinion internationale n’a pas aidé. Les titres des journaux suggéraient que les Russes avaient peut-être quelque chose à voir dans cette triste affaire. Pour son malheur la Russie est entourée de sentiments qui ne sont pas très amicaux.

Jean-Pierre Chevènement a fort utilement cité Custine, dont l’ouvrage (« La Russie en 1839 »), une « bible », fut peut-être à l’époque le premier best-seller. C’est admirablement écrit, il faut le lire pour le bonheur de la littérature. Mais Custine a traversé la Russie dans une voiture aux rideaux tirés, tant il était effrayé, ce qui n’est pas la meilleure méthode pour rapporter l’état d’un pays. À mon avis, le livre de Custine est admirable littérairement mais absolument nul comme témoignage. Nul et redoutable.

Cette réconciliation était donc fragile parce que l’opinion n’y était qu’à moitié préparée et que l’opinion internationale n’y était pas favorable. Certaines analyses extérieures ont alimenté le sentiment que cette affaire était bizarre, pour ne pas dire suspecte.

2. Le fond du sujet, l’étage important, est la perception qu’ont l’une de l’autre la Russie et la Pologne.

La perception de la Pologne par les Russes est très intéressante et remonte très loin dans l’Histoire.

Si une partie de l’Ukraine s’est jetée en 1654 dans les bras des Russes [9], c’est parce que les Ukrainiens ne supportaient plus la domination du royaume polono-lituanien, une des grandes puissances régionales dont la Russie a beaucoup souffert.

De plus il y a dans l’opinion russe le sentiment que les Polonais leur imputent tous leurs malheurs… Or leur malheur c’est la suppression de la Pologne qui a duré du 18e siècle à 1918. Mais, contrairement à la vision polonaise, la Russie n’était pas seule dans cette affaire, ils s’y étaient mis à trois : la Russie, la Prusse et l’Autriche. À un certain moment, Catherine II s’était offert un roi de Pologne [10] et elle crut qu’on pourrait sauver la Pologne grâce au roi Stanislas Poniatowski.

De même, le Pacte germano-soviétique est reproché aux seuls Russes. Mais Staline n’était pas tout seul, il avait un partenaire ! étrangement, les relations polono-allemandes souffrent moins du souvenir du Pacte que les relations polono-russes.

La Russie a donc le sentiment d’une très ancienne hostilité que la Pologne concentre sur elle. Certes, le destin de la Pologne, qui fut une grande puissance qui dominait les pays voisins, fut tragiquement interrompu. Mais, pour les Polonais, la Russie est l’éternel et seul coupable, les autres États pouvant bénéficier d’une certaine mansuétude. Incontestablement cela contribue à nourrir en Russie le sentiment qu’il est bien difficile d’arranger les choses avec les Polonais.

J’étais en Russie au moment du voyage de Poutine à Katyn. Dans l’élite qu’en général nous pratiquons les gens étaient passionnés mais sceptiques, sans illusion, convaincus qu’il faudrait beaucoup de temps avant que les Polonais comprennent la portée du geste russe.

Le terme de « nouvelle Europe » n’est pas très bon mais il y a incontestablement une nouvelle Europe, même si elle est un peu hétérogène. Elle est dominée par la Pologne et la Lituanie. Au moment de l’affaire de Crimée en mars dernier, l’ambassadeur de Lituanie à Paris vaticinait : « Maintenant c’est notre tour d’être envahis ». Comme je lui faisais observer que la Lituanie est dans l’OTAN et qu’une invasion était hautement improbable en raison de la gravité des conséquences qu’elle entraînerait, « Oui, vous avez raison… », me répondit-elle, pour ajouter tout aussitôt : «  ça ne les empêchera pas de nous envahir… ».

Que voulez-vous faire face à cela ?

Alain Dejammet
J’ajouterai une petite note un peu moins inquiétante à propos des relations polono-ukrainiennes. On peut en effet se réjouir du fait que le Pape n’est pas polonais – Dieu merci – et que l’église catholique actuelle ne fait rien pour ranimer un thème qui, il y a quelques années, aurait pu être facile à exploiter : l’opposition entre les uniates [11], les catholiques et les orthodoxes. Dans cette affaire, jusqu’à présent, la religion n’a pas été évoquée. C’est le seul aspect un peu positif de cette redoutable situation.

Jean-Pierre Chevènement
Nous resterons sur ce bon mot.

Je crois que les forces de la paix existent et même qu’elles peuvent l’emporter si la conscience progresse. Aujourd’hui la conscience n’est pas vraiment au rendez-vous et ceux qui veulent que la situation tourne mal tiennent les commandes.

Notre pays peut jouer un rôle important. Les forces favorables à une issue pacifique doivent pouvoir l’emporter, y compris aux États-Unis (Jacques Sapir a raison de dire qu’aux États-Unis il existe des stratégies alternatives). J’espère que nous y aurons, si faiblement que ce soit, quelque peu contribué.

Merci à vous tous d’être venus si nombreux et merci surtout à nos intervenants qui nous ont beaucoup éclairés.

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[1] « Hard Choices » (« Le Temps des décisions »), de Hillary Clinton éd. Fayard 2014.
[2] Le géant allemand Siemens a annoncé le lundi 22 septembre 2014 le rachat du fabricant américain de turbines et de compresseurs Dresser-Rand. Son offre de 7,6 milliards de dollars (5,9 milliards d’euros) a été acceptée par le conseil d’administration de Dresser-Rand.
« En tant que marque de premier ordre sur le marché mondial des infrastructures de l’énergie, Dresser-Rand est parfaitement à sa place dans le portefeuille de Siemens. Les activités combinées (des deux groupes) vont donner naissance à un fournisseur de rang international sur les marchés porteurs du pétrole et du gaz », se félicite Joe Kaeser, directeur général de Siemens, dans un communiqué.
[3] L’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), regroupant la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan, a été créée à Shanghai les 14 et 15 juin 2001 par les présidents de ces six pays (l’Inde, l’Iran, le Pakistan et la Mongolie ont le statut d’États observateurs.). Elle succède à un groupe informel sans structure administrative permanente connue sous le nom des « Shanghai Five » (dit aussi « Groupe de Shanghai »), créé en 1996, qui avait pour but d’améliorer les relations entre membres : régler les problèmes de frontière sur l’ancienne frontière sino-soviétique, faciliter la coopération économique.
[4] Dans sa résolution, l’Assemblée générale note que le référendum qui s’est tenu dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol le 16 mars 2014 « n’était pas autorisé par l’Ukraine » et souligne que ce référendum « n’a aucune validité et ne saurait donc servir de fondement à une quelconque modification du statut de la République autonome et de Sébastopol ». L’Assemblée générale « demande à tous les États, organisations internationales et institutions spécialisées de ne reconnaître aucune modification du statut de la République autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol résultant de ce référendum et de s’abstenir de tout acte ou contact susceptible d’être interprété comme valant reconnaissance de ce statut tel que modifié ».
[5] Lech Kaczynski, président de la République de Pologne, son épouse et une importante délégation officielle comprenant de nombreuses hautes autorités polonaises civiles, militaires et religieuses trouvent la mort le 10 avril 2010 à Smolensk, dans l’ouest de la Fédération de Russie, alors qu’ils se rendaient aux cérémonies commémoratives du 70e anniversaire du massacre de Katyń.
[6] Pravy Sektor – ou Secteur Droit – est un des mouvements ultranationalistes paramilitaires les plus violents, dirigé par Dmytro Yarosh, qui a joué un grand rôle à Maïdan.
[7] Union dynastique entre le Royaume de Pologne et le Grand-Duché de Lituanie dont le commencement fut l’Union de Krewo (1385), accord politique et dynastique entre la reine de Pologne, Hedwige d’Anjou et le Grand-duc de Lituanie, Jogaila Algirdaitis.
[8] Le 7 avril 2010, Le Premier ministre russe, Vladimir Poutine, a rendu personnellement hommage aux victimes du massacre de Katyn (exécution de 22 000 militaires polonais par le NKVD, police secrète soviétique, en 1940) en présence du chef de gouvernement polonais et des familles de ces anciens militaires. À Varsovie, on a parlé d’« événement historique ».
[9] Le 27 mars 1654, le tsar Alexis Mikhaïlovitch signait le traité de Pereïaslav avec Bogdan Khmelnitsky, chef des Cosaques d’Ukraine, et toute la rive gauche du Dniepr passait sous le protectorat de la Russie.
[10] Stanislas II Auguste Poniatowski (1732-1798, roi de Pologne de1764 à1795) fut nommé grand écuyer de Lituanie en 1754. En 1755, nommé secrétaire de l’ambassade d’Angleterre, il se rendit à Saint-Pétersbourg où il eut une liaison avec la grande-duchesse Catherine. Celle-ci, devenue impératrice en 1762, se déclara en sa faveur pour la succession du trône de Pologne.
[11] La signature du traité de Pereïaslav (27 mars 1654) entre le tsar Alexis Mikhaïlovitch et Bogdan Khmelnitsky, chef des Cosaques d’Ukraine, mit fin à la tolérance religieuse du Grand-Duché de Lituanie (les Lituaniens eux-mêmes ne s’étaient convertis au catholicisme qu’en 1389). Les élites se sont rapidement converties au catholicisme tandis que l’Union de Brest (allégeance à Rome d’une partie de l’Église orthodoxe des provinces ruthènes de la République Polono-Lituanienne) a été proclamée en 1596. Nombre d’évêchés de la Rous’ occidentale se sont convertis tout en conservant le rite orthodoxe. C’est ainsi qu’est née l’Église dite « uniate » (gréco-catholique). Cette réforme du culte était concomitante à la formation de la nation ukrainienne.

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