Le retour de l’économie réelle

Intervention de Christian de Boissieu, président du Conseil d’analyse économique (CAE), au séminaire « Approches théorique et pratique d’une monnaie commune » du 13 février 2012

Merci.
Pour moi le sujet que nous essayons de traiter autour de cette table a à voir avec des problèmes d’économie réelle. C’est ce que j’appelle la vengeance de l’économie réelle face au nominalisme de Maastricht.

L’économie réelle et les problèmes d’hétérogénéité

Le traité de Maastricht a des qualités mais aussi un certain nombre de défauts. Certains de ses inconvénients ne m’étaient pas immédiatement apparus mais, dès le départ, en 1991-1992, j’avais été gêné par le fait que les conditions d’entrée dans l’euro sont exclusivement des critères de convergence nominale : taux d’inflation, taux d’intérêt à long terme et critères de finances publiques (que je classe parmi les critères de convergence nominale).

Lors des débats au Parlement français sur la ratification du traité la discussion avait été ouverte sur l’absence, dans les termes du traité de Maastricht, des mots « croissance, emploi, productivité, compétitivité ». Les désaccords au sein de l’Europe expliquaient sans doute pourquoi il était plus facile de définir des critères de convergence nominale que des critères de convergence réelle.
Ce fut la première erreur politique.

C’était d’abord un choix politique, qui fut peut-être accentué par des aspects techniques. J’ai quand même voté pour le traité de Maastricht parce que je pensais et continue à penser que les avantages l’emportent sur les inconvénients mais j’ai beaucoup regretté cette omission. Je pense que nous la payons encore aujourd’hui. Peut-être par excès d’optimisme, j’ai pensé à l’époque que, bien que le traité ne parle pas de convergence réelle, l’arrivée de la monnaie unique serait une force qui pourrait rapprocher les pays membres. Une hypothèse implicite dans le traité de Maastricht est que la convergence nominale peut faciliter une certaine convergence réelle.

Je me suis trompé. Les taux de croissance, les taux de chômage, les performances de productivité, les écarts de compétitivité entre pays membres les ont plutôt éloignés que rapprochés. Les écarts de compétitivité entre la Grèce et l’Allemagne, la dispersion des taux de croissance et des taux d’inflation montrent que la monnaie unique n’a pas facilité les convergences réelles.
Il serait intéressant de comprendre pourquoi on s’est trompé.

L’hétérogénéité fait partie de la vie économique et sociale. Christian Saint-Étienne a dit que les taux de croissance, les taux de chômage, les taux d’inflation ne sont pas les mêmes entre le Massif Central, l’Alsace et la région PACA. Il est absurde de chercher à éliminer l’hétérogénéité. Le débat consiste à savoir si on a les moyens de la gérer, de la réduire. La bonne manière de la gérer est en effet le budget fédéral, c’est-à-dire les transferts centralisés et la redistribution comme en témoigne l’exemple américain.

Une autre réponse se trouve au cœur de la théorie économique de Robert Mundell (économiste canadien qui enseigne aux États-Unis) et lui a valu le prix Nobel. En 1961, bien avant l’euro, quand il a fait la théorie de l’union monétaire, il parlait peu de fédéralisme budgétaire mais il a beaucoup insisté sur la mobilité des personnes : pour que des pays s’unissent du point de vue monétaire, une assez grande mobilité des facteurs de production, en particulier des personnes, est nécessaire. Cette condition-là est bien davantage satisfaite aux États-Unis, pour de nombreuses raisons, y compris linguistiques, qu’à l’intérieur de l’Europe (ou même à l’intérieur de la France où la mobilité des personnes est asymétrique, du nord vers le sud plus que l’inverse).

Le débat sur l’hétérogénéité est au cœur des problèmes de la Grèce d’aujourd’hui et constitue un défi pour les politiques comme pour les économistes. Les écarts de compétitivité ont plutôt augmenté au regard des coûts salariaux unitaires. On ne va pas les éliminer entre la Grèce et le Portugal d’un côté et l’Allemagne ou la France de l’autre, mais il faut sans doute ramener ces écarts de compétitivité à des seuils soutenables.

J’introduis la notion de seuil (ou d’écart) soutenable (ou supportable). Je ne sais pas a priori le fixer. Mais ce n’est pas parce qu’on ne sait pas le définir qu’il n’existe pas. Mme Joan Robinson, disciple de Keynes disait : « Je ne sais pas définir un éléphant mais quand il y en a un dans la salle je m’en aperçois ». C’est un peu la même chose. Je ne peux pas définir le seuil à partir duquel des écarts de compétitivité posent problème mais, quand on l’atteint, on s’en aperçoit.

Je fais partie des gens qui écartent l’hypothèse de sortie de la Grèce de l’euro ou d’implosion de la zone euro. Reste l’hypothèse sympathique mais totalement irréaliste (c’est pourquoi j’en parle pour l’écarter) qui consisterait à dire que la Grèce va rattraper tout ou partie de ses retards de compétitivité par une prodigieuse et soudaine accélération des gains de productivité. Il n’y a aucune raison pour que ça se produise. Pour qu’il y ait des gains de productivité il faut qu’il y ait de l’investissement et pour qu’il y ait de l’investissement il faut arriver à les financer. Même le Portugal, qui a plus de choses à vendre que la Grèce en termes de spécialisation, ne peut espérer cette sortie-là.

Nous sommes dans un contexte de déflation salariale qui met le feu aux poudres, presque au sens propre du terme. Le choix est-il entre la dévaluation et la déflation salariale ? Y a-t-il d’autres voies ? J’aimerais qu’on en parle car je ne prétends pas avoir la solution.

La monnaie commune

Dans le scénario qu’évoque Jean-Pierre Chevènement, la monnaie commune est un retour au système monétaire européen, une manière de permettre des ajustements de taux de change pour corriger des écarts de compétitivité.

Je vous livre une expérience personnelle. En 1981, Eric Orsenna, alors au cabinet de Jean-Pierre Cot, ministre de la coopération, avait demandé à quelques économistes français – dont votre serviteur – de réfléchir à l’avenir de la zone franc. Dans un rapport (publié dans un livre sous la direction du regretté Charles-Albert Michalet), j’avais envisagé un système pour la zone franc inspiré des ajustements autorisés dans le cadre du système monétaire européen (le SME existait depuis 1978-79) : taux de change fixes mais ajustables avec des réajustements de parités. Un tel système me semblait adapté à l’hétérogénéité des pays africains membres de la zone franc. J’avais proposé un système à deux étages qui permettait aux pays membres de la zone franc d’avoir un système à plusieurs vitesses pour essayer de compenser certains écarts de performance. Ce rapport m’avait valu d’être interdit de ministère de la coopération pendant plusieurs années ! J’étais en effet un dangereux individu qui osait remettre en cause le fonctionnement de la zone franc. Cela ne devait rien aux clivages politiques. La zone franc faisait partie des tabous.

Nous avions parlé de la monnaie commune lors d’un récent colloque sur le système monétaire international [1]. Jean-Pierre Jaillet a rappelé que, du côté britannique, c’était le conseiller le plus monétariste de Mme Thatcher, Sir Alan Arthur Walters, qui s’était fait, si mes souvenirs sont exacts, le pourfendeur du SME.

J’ai toujours été sceptique sur une monnaie commune qui se rajouterait aux monnaies nationales. Ce pourrait être certes une formule transitoire. Je n’y crois pas sur le long terme. Je ne crois pas que ce soit une formule durable de faire coexister des monnaies nationales et une monnaie commune, quel que soit le nom qu’on donne à cette formule.

L’histoire monétaire montre que la coexistence entre les monnaies est rarement pacifique. J’ai vécu à partir de 1992 en Russie les problèmes de circulation parallèle du rouble et du dollar. Avant l’étalon or, vers 1860, il y eut des régimes bimétalliques or-argent. Il se produit le plus souvent un effet de hiérarchie entre monnaies qui se traduit soit par la loi de Gresham (la mauvaise monnaie chasse la bonne), soit par l’inverse (la bonne monnaie chasse la mauvaise). De toute façon, dans un tel système, à un moment donné les agents montrent une préférence pour une monnaie plutôt que pour l’autre. Si on avait au départ des monnaies qui remplissaient toutes les fonctions de la monnaie, la concurrence fait qu’aucune des deux ne remplit plus, à l’arrivée, la totalité de ces fonctions. En effet, la bonne monnaie (qui a une demande infiniment grande) sert de réserve de valeur, la mauvaise monnaie « brûle les mains », sa vitesse de circulation tend vers l’infini parce que sa demande tend vers zéro. C’est pourquoi je dis que la coexistence entre les monnaies est rarement pacifique.

« Il faut spécialiser les monnaies ! », pourrait-on me répondre. Une seule des deux prétendrait alors être complète (unité de compte, intermédiaire entre les échanges et réserve de valeur) tandis que l’autre ne prétendrait pas remplir toutes les fonctions de la monnaie. Dans ce cas, les phénomènes de concurrence joueraient moins. Le SME (Ecu/monnaies nationales) fonctionnait parce que l’Ecu ne servait que d’instrument financier. Pendant vingt ans, entre 1979 et 1998, l’Ecu n’avait aucun pouvoir libératoire dans les transactions commerciales. On ne pouvait acheter ni sa baguette de pain ni sa voiture en Ecus. Nous avions un système de « division du travail » entre une monnaie commune, l’Ecu, qui n’exerçait pas la fonction transactionnelle, et la monnaie nationale qui était complète dans chaque aire nationale.
C’est peut-être la réponse. Voilà d’où vient mon interrogation.

Les scénarios de sortie de crise

Aujourd’hui, je n’exclus pas un scénario de sortie de crise par le haut.
L’Allemagne a obtenu ce qu’elle voulait au sommet de décembre : la discipline budgétaire. Le débat va porter sur les règles d’or qui peuvent différer d’un pays à l’autre. Mais l’Allemagne a gagné sur ce point.

Officiellement, elle refuse de céder sur d’autres points qui sont importants pour éviter des crises à répétition et pour sortir de la nasse.
Elle refuse de donner un rôle plein à la Banque centrale européenne. Le rôle de prêteur de plein exercice permettrait à la BCE de jouer le même rôle que la Fed ou la Banque d’Angleterre.

L’Allemagne est réticente sur les moyens alloués aux mécanismes de soutien (Fonds européen de stabilité financière puis Mécanisme européen de stabilité), donc sur leur force de frappe. Il est absurde de vouloir fixer un montant (trop important pour la Grèce et trop petit pour traiter l’Italie ou l’Espagne). Il eût été préférable de ne pas donner au marché d’indication sur le montant du FESF (c’est tenter le diable car cela donne au marché l’envie de tester la force politique de l’engagement sur le chiffre) et de se satisfaire de la garantie des États membres sans fixer a priori de limite chiffrée, exprimant ainsi une volonté politique. Voilà pourquoi, depuis deux ans, je dis que vouloir calibrer le FESF et demain le MES est une erreur politique et technique.
Enfin l’Allemagne s’oppose aux eurobonds (euro-obligations).

Pour éviter de tomber dans le gouffre, il faudra que l’Allemagne cède un peu sur ces trois points sans que Mme Merkel perde la face. Ce sont des problèmes de coalition internes à l’Allemagne. Le FDP freine des quatre fers. Peut-être l’Allemagne ira-t-elle vers une grande coalition CDU-SPD si véritablement une fracture apparaît au sein de la coalition. Ce pourrait être pour Mme Merkel la manière de gérer ce virage plus facilement maintenant que les Allemands ont obtenu le principe d’un accord sur la discipline budgétaire. Par ailleurs, le débat sur les sanctions à appliquer aux « déviants » reste ouvert.

En résumé, je suis encore dans le scénario où on n’envisage pas l’implosion de la zone ni même le retour au SME. Peut-être l’avenir me donnera-t-il tort mais au moins aurai-je essayé de croire à un scénario qui me paraît préférable.

Articuler des horizons temporels différents

Le problème essentiel de l’Europe est aujourd’hui d’arriver à articuler des horizons temporels différents, à court et long terme. Il y a le feu dans la maison, il faut l’éteindre.

Nous sommes très mauvais sur la projection à moyen et long terme. Ce n’est pas le fait de parler de l’agenda Europe 2020 qui règle le problème d’autant plus que cet agenda n’est à ce jour absolument pas financé et n’est donc pas crédible. L’Europe court le risque de se ridiculiser sur l’agenda Europe 2020 comme elle s’est ridiculisée sur l’agenda de Lisbonne.

Comment marcher sur les deux jambes ? Comment, dans un tempo qu’on peut discuter (y compris pour la Grèce à qui on ne laisse pas à mon avis assez de temps pour s’ajuster) concilier consolidation des finances publiques et initiative de croissance ?
Je considère que le dernier sommet a été faible sur le volet de la croissance, se contentant d’intentions générales.
J’ai un certain nombre de propositions concrètes à faire, dont je n’ai pas le monopole.

Au niveau européen, je répète depuis trois ans qu’il faut utiliser beaucoup plus qu’on ne le fait la Banque européenne d’investissement (BEI) qui emprunte soixante-cinq milliards d’euros par an. Elle pourrait très bien emprunter cent vingt milliards d’euros par an sans pour autant faire monter les taux d’intérêt en Europe. Cela permettrait d’aider les pays membres à financer des infrastructures, plus de R&D et d’innovation…
J’ai participé à la Commission Attali dans ses différents moments. Au début de la Commission Attali II, en 2010, on a interrogé Bercy sur la croissance européenne potentielle à l’horizon 2020. La croissance effective d’un pays ne peut pas s’écarter durablement de sa croissance potentielle. Si on a une croissance potentielle de 1 %, on ne peut pas rêver à des taux de croissance de 3 % durablement. Donc, pour relever la croissance effective et mordre sur le chômage, il faut relever la croissance potentielle. Les prévisions indiquaient une croissance potentielle, réduite par la crise, de l’Europe (les vingt-sept), de la zone euro (les dix-sept) et de la France (dans la moyenne des deux) à 1 % ou 1,3 % par an. Peut-on accepter politiquement, socialement, économiquement de vivre dans une zone qui tombe en deuxième division, non seulement par rapport aux grands pays émergents mais même par rapport aux États-Unis (la croissance potentielle américaine est aujourd’hui plutôt autour de 2 % ou 2,5 %) ? Malgré mon âge (je suis moins concerné que mes enfants), je ne l’accepte pas !

Le sujet central est de prendre des mesures pour relever la croissance potentielle, la croissance effective et mordre sur le chômage. Pour cela il faut trouver des modes de financement.

La France a fait le Grand emprunt. On peut discuter de son financement mais je pense qu’on a fait un usage intelligent des trente-cinq milliards d’euros : vingt-deux milliards sont destinés à l’enseignement supérieur et à la recherche. Malgré toutes les réformes qui se sont succédé depuis quarante ans, je n’ai jamais vu le système universitaire bouger autant que depuis un an (laboratoires d’excellence, initiatives d’excellence etc.).

Au niveau européen je pense que la BEI peut très bien, sans faire monter les taux d’intérêt, doubler le volume de ses emprunts et aider les États à financer plus l’éducation, l’innovation, la recherche, la croissance des PME.

Il faut intervenir aux deux étages de la fusée (niveau européen et niveau national) si on veut financer une relance de la croissance potentielle et mordre sur le chômage. Le chômage est en effet le seul problème, il n’y a pas de risque d’inflation en Europe dans les trois ans qui viennent. Ne nous trompons pas d’ennemi.

Au niveau national, j’appelle à une politique plus intelligente de mobilisation de l’épargne privée disponible (les Français épargnent en moyenne 17 % de leurs revenus). Sert-elle vraiment à financer la croissance ? Je n’en suis pas sûr. Ne pourrait-on pas, par une politique intelligente d’instruments financiers et de fiscalité, sans créer de nouvelles niches fiscales, essayer d’attirer un peu plus de cette épargne vers le financement du long terme, du développement durable, de la croissance, de l’investissement, des PME ?
Cette question-là est tout aussi importante, même si son horizon n’est pas tout à fait le même, que la nécessité d’éteindre l’incendie à court terme.

Merci de votre attention.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Christian de Boissieu, de cette approche très constructive, humaniste, approche heuristique, celle d’un esprit qui cherche.

La situation est très difficile. Il faut envisager beaucoup d’hypothèses. Vous avez eu raison d’inscrire la solution de nos problèmes dans une perspective temporelle.
Les discours sur l’Europe donnent l’illusion qu’on peut, du jour au lendemain, réaliser une fédération. Aucune expérience historique ne corrobore cette hypothèse. Cette perspective exige au moins de travailler avec des horizons temporels crédibles.

Comme vous, je pense que le vrai problème est l’hétérogénéité.

La coexistence des monnaies serait possible, me semble-t-il, dans l’hypothèse d’un euro qui serait à la fois monnaie pour les transactions internationales et monnaie de change, les autres monnaies n’étant convertibles que dans cet euro, leur parité étant fixée de manière stable, négociée, revue périodiquement en fonction d’indicateurs objectifs. Mais je me trompe peut-être. C’est un domaine ouvert à la recherche.

Pourra-t-on faire ployer l’Allemagne sur un des trois sujets que vous avez évoqués ? M. Martin, qui fut notre ambassadeur en Allemagne, nous répondra peut-être tout à l’heure.

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[1] Quelles solutions pour le système monétaire international ? Colloque organisé le lundi 14 novembre 2011 par la Fondation Res Publica, avec la participation de Christian de Boissieu, Président du Conseil d’Analyse Economique, Jean-Michel Quatrepoint, Journaliste économique, Paul Jorion, Docteur en Sciences Sociales de l’Université Libre de Bruxelles, Jean-Hervé Lorenzi, Président du Cercle des Economistes, Sami Naïr, Administrateur et membre du Conseil scientifique de la Fondation et Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica.

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Le cahier imprimé du colloque « Approches théorique et pratique d’une monnaie commune » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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