Crise de l’euro : des solutions européennes

Intervention de Pierre Jaillet, directeur général des Etudes et des Relations internationales à la Banque de France, au séminaire « Approches théorique et pratique d’une monnaie commune » du 13 février 2012

Merci, Monsieur le ministre. Je vais essayer d’être moins pessimiste que Christian Saint-étienne, qui a été extrêmement éloquent. Si nous divergeons sur certains points, je partage avec lui beaucoup d’analyses en particulier son diagnostic sur la dégradation des échanges extérieurs français. En l’écoutant, je me demandais d’ailleurs s’il ne parlait pas plus des erreurs de politique économique française que des défauts de la monnaie unique. C’est un débat que nous aurons.

L’euro me semble vivre une crise d’adolescence.
Bien né ? Mal né ? Il est né. Peut-être à la fin de cette soirée nous poserons-nous la question : Faut-il ou non garder l’euro ?
Si on garde l’euro, il faut trouver des solutions pragmatiques pour le faire vivre.
Je parle d’une crise d’adolescence parce que l’euro n’a que douze ans d’existence et qu’une union économique et monétaire se juge sur le moyen et long terme.

Le procès qui est fait à l’euro actuellement, y compris par les marchés, est sans doute trop sévère. On voit comment les dettes souveraines de l’euro sont sanctionnées par le marché qui, n’ayant pas joué son rôle avant la crise, le « surjoue » actuellement. La situation des dettes souveraines de l’Italie n’est pas aussi noire que certains le disent. Les indicateurs, tels que le solde primaire (avant paiement des intérêts de la dette), le déficit total, la dette publique, révèlent que la zone euro est plutôt en meilleure position que le Royaume-Uni, les États-Unis ou le Japon. Le FMI, dans son rapport de septembre dernier, avait noté qu’au regard des ajustements qui resteraient à faire d’ici 2020 une fois mis en œuvre les programmes en cours de consolidation budgétaire, la marge serait beaucoup plus importante à accomplir du côté du Japon (6 points de PIB) ou des États-Unis (4 à 5 points de PIB) qu’en Italie ou en France.
C’est pourquoi je pense qu’on a été un peu injuste avec cet adolescent qu’est l’euro.

En même temps, l’UEM est un modèle extrêmement original et inédit qui associe la dévolution d’une politique souveraine, la politique monétaire, à une institution fédérale et le maintien de dix-sept politiques économiques nationales, ce qui conduit à un policy mix extrêmement complexe, à certains égards indéterminé, pour lequel on n’a pas encore trouvé de solution optimale.

Les débuts de la zone euro semblent avoir été marqués par une triple méprise :

1. On a cru que l’entrée en union monétaire, en faisant disparaître la contrainte de change, dispensait d’une discipline d’équilibre des balances des paiements. Or la crise fait parfaitement bien ressortir que dans l’union économique et monétaire, les balances des paiements, les déséquilibres extérieurs comptent. C’est très clair dans la phase actuelle, d’autant plus que la distinction entre déficit extérieur et déficit public s’estompe dans la crise. Lorsqu’un pays (comme l’Espagne) accumule plusieurs années durant des déséquilibres extérieurs importants eux-mêmes liés à l’accumulation des dettes, c’est l’État qui, au bout du compte, est amené à en prendre en charge une partie dans ses liabilities en se substituant au secteur privé, ce qui accroît la dette publique. Ce risque n’avait pas été bien perçu avant la crise.

2. La surveillance macroéconomique s’est du coup focalisée sur les déficits publics avec un seul instrument : le Pacte de stabilité et de croissance, contrevenant par là à la règle de Tinbergen [1], qui recommande de ne pas tenter d’atteindre plusieurs objectifs avec un seul instrument. En outre, cet instrument, pour différentes raisons, a mal fonctionné.

3. On a enfin pensé qu’une coordination d’essence intergouvernementale, donc dépendante d’accords entre pays ou des coalitions, sans véritable arbitre, pouvait aboutir à une coordination efficace. En outre, je rejoins Christian Saint-étienne lorsqu’il souligne qu’un régime d’unanimité ne permet absolument pas de se caler sur une solution coopérative moyenne ou optimale, mais conduit à des solutions extrêmes.

Le résultat a été un policy mix peu cohérent, souffrant d’un défaut supplémentaire : comme la coordination des politiques économiques était faible , on a « surchargé » le rôle de la politique monétaire en donnant sans doute une responsabilités excessive à la seule institution souveraine qui avait une responsabilité fédérale, le système européen de banques centrales (l’Eurosystème), y compris d’ailleurs dans la conduite de la politique de change.

J’évoquerai trois facteurs aggravants :

1. La concurrence fiscale demeure très imparfaitement traitée dans le cadre du marché unique, a fortiori dans le cadre de la zone euro. C’est un gros problème sur lequel on n’a pas encore trouvé de solution.

2. Les marchés financiers n’ont absolument pas été efficients pour signaler en temps voulu les déséquilibres macroéconomiques au sein de la zone euro ;

3. Les dynamiques financières ont conduit jusqu’en 2007 à une dynamique d’endettement dans certaines économies de la zone qui a suscité l’émergence de bulles de prix d’actifs, lesquelles ont à leur tour accentué divergences structurelles au sein de l’union monétaire. Clairement, il reste beaucoup de réponses à apporter du côté de ce qu’on appelle les politiques macro-financières.

S’agissant des solutions de court terme sur lesquelles nous travaillons tous :

1. D’abord il faut sauver la Grèce. Les négociations sont en cours. On trouvera une solution qui sera douloureuse pour le secteur privé mais aussi pour le secteur « officiel » (même si je pense que c’est une erreur que de mettre le secteur « officiel » et le secteur privé sur le même plan du point de vue de leurs implications respectives dans le processus de résolution des crises d’endettement).

2. Il faut éviter la contagion, ce qui implique de convaincre tous les acteurs que la situation du Portugal, a fortiori celle de l’Irlande, sont complètement différentes de celles de la Grèce. C’est un enjeu de communication.

3. Il faut des annonces crédibles dans le domaine des réformes relatives à la surveillance et à la gouvernance de l’UEM. De ce point de vue, les acquis des sommets d’octobre, de décembre et de fin janvier, notamment dans le cadre du nouveau traité, apportent des éléments de réponse qui feront partie de la solution globale.

4. Et bien sûr, cela a été dit, l’Eurosystème et la BCE doivent jouer pleinement leur rôle. Il faut éviter à tout prix les effets de feedback loop [2], où la crise bancaire et la crise souveraine s’entretiennent mutuellement dans une spirale incontrôlable et autoréalisatrice. À cet égard, les actions engagées par l’Eurosystème pour éviter un grippage des canaux de financement, en particulier du crédit bancaire, ont été utiles pour prévenir la propagation de la crise.

Mais ces solutions de court terme doivent être complétées par un triptyque de solutions à moyen terme :

1. D’abord il faut rendre la coordination budgétaire plus efficace. Comme Christian Saint-étienne, nous pouvons rêver bien sûr d’un budget fédéral. Le problème, c’est qu’il n’y a pas le début de l’esquisse du commencement d’ accord politique en Europe pour le faire. Peut-être arrivera-t-il, dans dix, vingt ou trente ans. Sans doute ne couvrira-t-il pas 25 % des besoins d’ajustement à l’intérieur de la zone, comme aux États-Unis, mais il excédera le budget communautaire actuel de 1 % du PIB, largement gagé par des dépenses structurelles et des dépenses de fonctionnement qui n’ont aucun effet du point de vue des ajustements à l’intérieur de la zone. Pour crédibiliser les politiques budgétaires et la coordination de ces politiques budgétaires, il faut aussi améliorer le Pacte de stabilité et de croissance. En effet, en l’absence de véritable budget fédéral au sein de l’Union économique et monétaire, ce sont les budgets nationaux qui doivent assurer les ajustements indispensables. Cela implique qu’ils retrouvent les marges de manœuvre pour que leurs politiques contracycliques et leurs politiques structurelles redeviennent efficaces. À cet égard, les mesures qui ont été annoncées pour renforcer (notamment dans le cadre de la majorité qualifiée inversée) le pouvoir de la Commission, dans son rôle d’arbitre, à la fois dans la phase préventive et la phase corrective du plan, sont bienvenues. De même, l’idée de mieux prendre en considération la dynamique de la dette publique est en soi une bonne idée puisqu’elle vise à maîtriser, à horizon des vingt ans, le retour de dettes publiques sur un sentier soutenable.

2. Il faut renforcer le champ et la pertinence de la surveillance macro-économique. Je disais tout à l’heure qu’on s’était focalisé sur la question des déficits publics en négligeant trop d’autres variables fondamentales. L’idée du « Pacte euro plus » (effroyable jargon communautaire !) a au moins l’avantage d’une meilleure pertinence des indicateurs à suivre, tels que les déséquilibre de compte courant, de compétitivité.

3. Enfin, il faut mettre en place des mécanismes de solidarité. C’était un chaînon manquant dans la construction de l’Union économique et monétaire, qui laissait subsister un triangle d’incompatibilité entre : pas de défaut, pas de transfert communautaire, pas de financement par la banque centrale. C’est la variable intermédiaire, sous réserve de la mise en place d’une conditionnalité adaptée, qui devra servir de variable d’ajustement. C’est la logique de la mise en place de mécanismes de solidarité, tel le Mécanisme européen de solidarité (MES) qui reprendra à partir de 2012, avec une petite période d’overlap [3], le rôle du Fonds européen de stabilité financière (FESF).

Si l’on tient à l’euro, on peut imaginer des solutions idéales mais non réalisables à un horizon raisonnable ; mais la priorité est de trouver des solutions pragmatiques qui ne font peut-être pas rêver mais qui permettent de préserver notre bien commun, qui est la monnaie unique, elle-même l’aboutissement du marché unique.

Quid de la monnaie commune ?

Au début des années 1990, dans l’équipe qui, à la Commission, préparait le traité de Maastricht et la question monnaie commune versus monnaie unique, cette option a été examinée. Peut-être le fait que la monnaie commune était défendue par les plus irréductibles et les plus conservateurs des Anglais joua-t-il un peu contre cette option (qui, dans sa version britannique était devenue le hard Ecu).

Une difficulté de cette proposition, intellectuellement très séduisante, c’est d’abord sa complexité, liée en particulier à la coexistence entre une monnaie commune qui serait utilisée par exemple pour les échanges intra-zone et extra-zone des pays membres et les monnaies nationales qui seraient utilisées par ces pays dans leurs transactions internes tout en restant rattachées à cette monnaie commune.

Il faudrait d’abord déterminer les paramètres de rattachement. Seraient-ce des parités quasi-fixes ? Seraient-ce des systèmes de type « crawling peg » (ajustement progressif entre la monnaie interne et la monnaie commune) sur la base de l’évolution des prix relatifs ou des coûts salariaux unitaires ? Compliqué, et assorti sans doute d’un problème de visibilité.

Il serait aussi compliqué d’avoir des contrats, applicables à l’ensemble de la zone, qui se réfèrent soit à la monnaie commune soit aux monnaies nationales. De même, et c’est une difficulté pour la politique monétaire, comment gérer des anticipations d’inflation hétérogènes dans la zone de monnaie commune ? Comment, dans le cadre d’une telle coexistence, fonctionnerait le marché monétaire ou même l’ensemble des marchés des biens et services ?

Le risque est que cette complexité et ce défaut de visibilité n’entraînent une instabilité intrinsèque qui confèrerait à cette monnaie commune certains inconvénients attribués à la monnaie unique, sans en avoir les avantages. Un avantage indiscutable de la monnaie unique est en particulier d’avoir réduit fortement les coûts de transaction à l’intérieur du marché unique. Gardons aussi en mémoire les crises du SME des années 90.

A cet égard on peut évoquer à nouveau le début des années 1990. Un célèbre rapport de la Commission européenne, intitulé « Marché unique, monnaie unique » montrait qu’un marché unique dans lequel les hommes, les capitaux et les marchandises circulaient librement devait inévitablement déboucher à un moment ou à un autre sur l’unification monétaire. La monnaie unique paraît de ce point de vue la solution appropriée.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur le Directeur général.

Vous avez posé toute une série de problèmes très intéressants. Ce sont en effet ces arguments qui ont fait pencher en faveur de la monnaie unique : la visibilité, la moindre complexité et la possibilité d’anticiper par exemple l’inflation. Mais dans le commerce international les prix sont libellés en dollars et on retrouve le même problème.

Ce n’est pas insoluble. Tous ces arguments ne me paraissent pas démontrer l’impossibilité d’une solution que par ailleurs je ne préconise pas. Car je ne dis pas qu’il faut aller vers une monnaie commune, je dis simplement qu’il vaudrait mieux aller vers une monnaie commune si la monnaie unique ne tenait pas la route.

On doit toujours avoir à l’esprit que derrière les problèmes économiques et monétaires il y a des problèmes politiques, des problèmes de géopolitique, des problèmes de sensibilités, des problèmes de démocratie. Si à un moment on se rendait compte que la monnaie unique aboutissait à des incompatibilités absolues, il faudrait envisager une autre solution plutôt que d’aller à des affrontements comme on en voit aujourd’hui.

Je rappellerai que la réglementation de la monnaie unique issue des travaux du groupe Delors a été adoptée par un conseil européen de juin 1989, avant la chute du Mur de Berlin. Les Allemands, nullement pressés, n’étaient pas d’accord sur le calendrier. Karl Otto Pöhl répétait qu’en l’an 2000 les Allemands continueraient à payer en marks. La monnaie unique, extension à l’Europe du système allemand, n’était qu’un projet et les Allemands n’étaient pas pressés de passer aux travaux pratiques. C’est sous la pression de François Mitterrand, après la chute du Mur et parce qu’il fallait donner l’impression d’encadrer la réunification allemande qu’on a adopté la monnaie unique : il s’agissait d’enserrer l’Allemagne dans un réseau de bandelettes qui rendraient supportable le poids nouveau qui était désormais le sien. On s’est complètement trompé de ce point de vue-là. J’ai entendu des propos qui aujourd’hui feraient rire (on se faisait fort de priver l’Allemagne de son mark !) Tout cela ne paraît pas avoir vraiment résisté à l’expérience.

Je veux rappeler que notre sujet est une approche d’abord théorique, puis pratique, de ce qu’est une monnaie commune, de ses conditions de fonctionnement. Je rappelle que, si on y parvenait, une formule de ce genre permettrait d’agréger des pays très différents comme la Grande Bretagne, la Suisse, les pays scandinaves, les PECO, peut-être même un jour la Russie et les pays de l’Euroméditerranée, à un système de l’euro qui aurait évidemment sa pleine validité entre le dollar d’un côté et le yuan de l’autre.
Mais peut-être tout cela n’est-il qu’une spéculation prématurée.

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[1] La règle de cohérence de Tinbergen, énoncée dans On the Theory of Economic Policy (1952) par l’économiste néerlandais Jan Tinbergen, démontre que pour toute politique économique ayant des objectifs fixés, le nombre d’instruments est égal au nombre d’objectifs visés.
[2] Remontée de l’information
[3] Période de transition entre l’entrée en vigueur du MES (juillet 2012) et la dissolution du FESF (juillet 2013).

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Le cahier imprimé du colloque « Approches théorique et pratique d’une monnaie commune » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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