Débat final au séminaire « Approches théorique et pratique d’une monnaie commune » du 13 février 2012
Merci, Jean-Michel Quatrepoint.
Pour nous Français le problème se pose d’une manière dramatique. Je ne vois pas comment nous pouvons nous remettre à niveau sans passer par un certain nombre de secousses qui nous permettront de retrouver une compétitivité qui a été perdue. Les chiffres donnés par Christian Saint-Étienne sont malheureusement vrais. Le commerce extérieur est un indicateur très intéressant. Nous avons perdu 40 % de nos parts de marché (nous sommes passés en douze ans de 5,8 % à 3,5 % de parts de marché).
Comment allons-nous remonter la pente ?
Christian de Boissieu a posé la question de savoir s’il y avait un autre choix que la déflation. Par rapport à la déflation sous la forme d’une baisse autoritaire des revenus, la dévaluation, qui a le même effet, paraît plus indolore car les gens ne s’en aperçoivent que très progressivement et avec une bien moindre ampleur.
Bien sûr il faut contrôler l’inflation mais le contexte aujourd’hui n’est pas inflationniste.
Je voudrais souligner que pour créer un budget fédéral, il faut une volonté européenne de la part de ceux qui alimenteront ce budget, d’abord l’Allemagne, peut-être les Pays-Bas, l’Autriche… Aujourd’hui, cette volonté n’est pas présente. Je ne vois pas comment la susciter. Les Allemands nous répondent que chacun est responsable de ses choix et doit faire les efforts nécessaires ou sortir de la zone euro. Mme Merkel l’avait proposé à l’origine pour la Grèce. Pour la France, cela poserait un problème, pour des raisons sur lesquelles je préfèrerais que M. l’ambassadeur Martin s’exprime.
Nous sommes devant un problème difficile dont les solutions ne sont pas seulement techniques. C’est un problème immensément politique qui met en cause la relation majeure, la relation franco-allemande, qui s’inscrit dans le temps long de l’histoire. Il faut avoir à l’esprit l’histoire de la France et de l’Allemagne depuis un peu plus de deux siècles pour comprendre comment on peut traiter ce problème avec subtilité. La France a cessé d’être le numéro un en Europe dès la fin de l’année 1968, quand De Gaulle avait demandé le secours de la Bundesbank pour éviter la dévaluation du franc. Cela ne s’était pas très bien passé, le rapport de forces avait commencé à changer. Il a changé définitivement avec la fin de la Guerre froide puis la réunification allemande que l’Allemagne a, sur dix ans, conduite avec succès. Il faut en être conscient.
Je donne la parole à M. l’ambassadeur Martin.
Claude Martin [1]
Je vais m’exprimer hors du champ de ma compétence, en m’appuyant sur ma seule expérience.
Ne devrait-on pas introduire les Anglais dans cette discussion sur la relation franco-allemande ? Car ce sont eux qui ont instillé dans le projet européen cet égoïsme financier, cette approche étroitement comptable, qui lui étaient étrangers.
Dans le projet communautaire initial, dans cette communauté à six dont je suis encore nostalgique, on avait institué entre les Etats-membres une étroite solidarité institutionnelle mais aussi financière. Et puis Mme Thatcher est venue et elle a, la première, introduit l’idée qu’un État ne devait contribuer au budget commun qu’en fonction de ce que l’Europe lui rapportait. Au delà, chacun devait récupérer sa mise. C’était une dénaturation totale du système des ressources propres de la Communauté européenne qui ne fonctionnait pas, sur la notion de contributions « nationales » au budget. La CEE avait ses ressources, les prélèvements et les droits de douane perçus aux frontières de la Communauté, dont le montant était fonction, non de la taille ou de la capacité contributive des États, mais du montant des achats qu’ils effectuaient à l’extérieur Évidemment les Britanniques, qui achetaient plus que d’autres sur le marché mondial, et en particulier dans le Commonwealth, payaient beaucoup, mais il leur aurait suffi, pour corriger cette situation et réduire les prélèvements perçus à leurs frontières extérieures, de s’approvisionner davantage sur le marché européen au lieu de réclamer qu’on leur rende l’argent trop perçu. Mais finalement ce sont les Britanniques qui ont imposé leur vision. L’Europe a intégré, et de plus en plus, la « théorie du juste retour ». Il y a eu le chèque britannique, puis le chèque allemand, et tout le monde a voulu savoir combien l’Europe lui rapportait et combien elle lui coûtait, et obtenir un ajustement entre les deux montants. C’était d’autant plus facile que les ressources budgétaires de l’Union ont évolué vers un système de transferts de contributions nationales pour remplacer les prélèvements et droits de douane déclinants.
Aujourd’hui, dans une Union financée par un système de contributions budgétaires nationales, il est normal que l’égoïsme et l’esprit comptable l’emportent sur les reflexes de solidarité.
Il est assez surprenant que nous ayons construit dans ce contexte une union monétaire qui imposait des mécanismes de solidarité. Nous avons certes dit à ceux qui s’étaient posé le problème, les Allemands, que nous n’exigerions pas qu’ils volent au secours des partenaires en difficulté. Mais cette affirmation ne pesait pas au regard des réalités. Dans les faits, la création de la monnaie unique, et de la zone euro, créait des conditions dans lesquelles chacun bénéficiait de la part des autres d’une sorte de garantie, qui appelait en cas de crise une solidarité de fait.
La gestion très rigoureuse de la politique monétaire de l’Union par la BCE, dans le souci rigoureux de prévenir tout glissement vers l’inflation, dans l’Euroland a bénéficié à tous, aux Grecs et aux Espagnols comme aux Allemands et aux Français. Mais elle a créé des conditions de recours au crédit totalement inadaptées pour certains. Nos voisins du Sud ont pu s’endetter à des taux très faibles, sur des périodes très longues, sans qu’on examine sérieusement leur capacité à rembourser. La Grèce empruntait aux taux allemands, alors qu’elle n’était évidemment pas dans la même situation que la RFA. Le système permettait à tous, y compris aux mauvais élèves, de bénéficier de taux bas, mais il lui manquait le contrôle, nécessaire, de la capacité à emprunter de l’emprunteur.
Le système ayant produit les effets que l’on sait, il a été difficile de faire comprendre à l’Allemagne qu’il entraînait, malgré ce qui était écrit dans le Traité, une obligation de solidarité (alors même que ses banques étaient parmi celles qui ont aidé la Grèce à s’endetter). Mme Merkel a accepté un mécanisme de sauvetage limité mais elle l’a fait payer très cher, en imposant en contrepartie un Traité de discipline budgétaire dont les dispositions sont très lourdes et presque écrasantes.
Il me semble difficile d’imaginer que l’Allemagne assouplisse sa position et accepte de mutualiser les dettes, par exemple avec un mécanisme d’eurobonds. Cela reviendrait, aux yeux des Allemands, à réactiver la mécanique diabolique dont ils veulent se libérer. Les eurobonds ne sont à leurs yeux rien d’autre qu’une astuce pour rembourser la dette aux taux allemands. Et le débiteur n’aurait plus qu’à se réendetter…
Je pense que nous aurons beaucoup de mal à obtenir de nos partenaires de Berlin qu’ils complètent sur ce point les mécanismes du Traité, pourtant très déséquilibré, que nous venons d’accepter sous leur pression, Faut-il essayer de le compléter (par l’ajout d’un volet « marges de manœuvre pour une relance ») ou demander un assouplissement des contraintes (les mécanismes de « discipline » sont beaucoup trop brutaux et la mécanique institutionnelle juridiquement très contestable) ? Je suis convaincu que ce texte suscitera des discussions dans plusieurs pays et que la ratification en sera difficile.
Il faut, pour le corriger, obtenir des Allemands un geste, non de solidarité, si ce mot n’est plus dans l’air du temps, mais de réciprocité. Quand nous n’étions pas encore en régime de monnaie unique, nous procédions à des ajustements de parité de nos monnaies nationales par des mouvements symétriques. Le franc était dévalué, mais le mark était lui-même réévalué, et nous avions des MCM positifs et négatifs pour maintenir l’unité du marché. Aujourd’hui, l’Allemagne tire l’euro vers le haut, ce qui nous impose d’exporter vers le reste du monde à des conditions assez défavorables, alors que le taux de l’euro reste évidemment inférieur à ce que serait le taux du mark. En d’autres termes nous favorisons la compétitivité allemande et pénalisons la nôtre. L’Allemagne tire un avantage évident, supérieur à celui de tous ses partenaires, de l’existence de l’Euro et elle a un très grand intérêt à sa survie.Cette survie ne va pas de soi. Il faut que les Allemands réalisent que ce sont eux qui en décideront en apportant à leurs partenaires la solidarité nécessaire. La forme de cette solidarité peut être discutée, et il n’est pas évident que la mutualisation des dettes, qui fait si peur à Berlin, soit la seule voie possible. Des emprunts communautaires pour financer des projets européens, comme cela avait été envisagé en 1994, pourraient être l’expression d’une vraie volonté de relancer l’économie européenne en accompagnement des mesures d’assainissement des finances publiques.
Mais pour moi la vraie concession à obtenir de l’Allemagne, en échange de notre détermination à maintenir entre nous une monnaie unique (et donc à ne pas revenir à la « monnaie commune » qu’était l’Ecu, en fait simple unité de compte permettant les ajustements en monnaie nationale évoqués plus haut) c’est que cette monnaie européenne soit bien gérée en fonction des intérêts de l’Union. L’euro est maintenu aujourd’hui à un taux insupportable face aux monnaies de nos grands concurrents, un taux qui tue l’industrie européenne. Il ne survivra que si nous le laissons s’ajuster, face à ses concurrents, à une valeur qui permette à tous les États-membres, et pas seulement à l’Allemagne, de produire et d’exporter.
En conclusion, notre intérêt est d’abord d’essayer de rétablir nos comptes sans avoir l’air d’obéir à l’Allemagne et même, si possible, sans obéir à l’Allemagne, ensuite de traiter d’urgence notre problème de compétitivité. On n’est peut-être pas en mai 40 mais on n’en est pas loin.
Il faudra aussi rétablir un arbitre sur la scène européenne entre la France et l’Allemagne. Les Allemands sont convaincus d’avoir raison et nous ne doutons pas de la nécessité de la relance. Il faut donc quelqu’un qui dise quel est l’intérêt de l’Europe aujourd’hui par rapport au reste du monde. Il nous faut, d’une façon ou d’une autre, crever l’abcès de la gouvernance européenne entre M Van Rompuy, M. Barroso et la présidence danoise. J’ai participé cet après-midi à une réunion où l’on tentait de dresser un bilan de la présidence danoise (qui n’a commencé, il est vrai, que le 1er janvier 2012) : ce bilan est vide. La présidence semestrielle européenne n’existe plus et ne sert qu’à embrouiller le fonctionnement de l’Europe (Eurogroupe etc.). Il faut certainement que nous ayons de nouveau un mécanisme institutionnel de gouvernance européenne qui puisse dire que l’intérêt de l’Europe exige de la relance… Les accords de décembre ne suffiront pas à nous sauver. Il faut une vraie Commission qui travaille et fonctionne normalement, ce qui n’est plus le cas depuis longtemps. Et il faut un dialogue franco-allemand fondé des bases et un rapport de force équilibré. Les Allemands eux-mêmes reconnaissent qu’ils en ont besoin.
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Dans un magnifique discours au congrès du SPD, Helmut Schmidt rappelait que l’Allemagne n’est pas un pays comme les autres, que les Allemands, au lieu de se poser constamment en policiers de l’Europe, devraient tenter de comprendre ce que pensent les autres à la lumière de leur passé. Les excédents allemands sont les déficits des autres et les déficits des autres sont les excédents allemands, ajoutait-il. Avoir des excédents ne peut donc être une fin en soi pour l’Allemagne. Il est très important que les autres puissent continuer à acheter les voitures allemandes, il faut donc trouver un équilibre entre les excédents des uns et les déficits des autres. Enfin, concluait-il, l’intérêt de l’Allemagne est que l’Europe ne soit pas un wagon à la traîne de la croissance mondiale. La relance est aussi importante que le reste.
Je suis convaincu que lors des échéances électorales allemandes l’Allemagne changera de ton. Pour l’instant, elle exerce sur ses partenaires une pression maximale et le fait d’autant plus que tous les autres États membres sont en situation de dépendance ou de faiblesse. Elle n’a donc pas de raison de se montrer accommodante. Mais je pense qu’il y a à l’intérieur de l’Allemagne des forces d’autodiscipline, de rééquilibrage, de réflexion, de mesure. Et dans le mouvement politique en cours de l’autre côté du Rhin on retrouve une certaine possibilité de rééquilibrage. Même si la CDU reste leader d’une coalition en 2013, celle-ci se fera avec le SPD ou avec les Verts et l’orientation en sera modifiée dans un sens plus favorable aux idées que nous défendons sur la relance économique.
Le problème, c’est qu’il faut attendre l’échéance de septembre 2013. D’ici là, il faut essayer de résister, de se trouver des alliés, de rappeler que l’Allemagne ne se porte bien que parce qu’elle a des partenaires en Europe qui achètent ses produits. Nous devons faire respecter notre droit de participer à la gestion de l’union monétaire.
Je ne pense pas qu’il soit très réaliste de parler de monnaie commune. En tout cas, la monnaie (unique ou commune) est notre monnaie à tous. Nous avons tout à fait le droit de décider de la politique monétaire. L’Allemagne n’est pas seule à diriger l’Europe.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur l’ambassadeur.
Je cède la parole à Madame Bechtel [2].
Marie-Françoise Bechtel
Je reviendrai sur la dimension politique de ces questions, évoquée par la plupart des intervenants, et d’abord sur la dimension géopolitique.
L’ambassadeur Martin l’a rappelé, l’Allemagne, puissance mondiale, « pense mondial ». On peut se demander si le fait d’être devenue la première puissance européenne n’est pas quelque chose de relativement mineur dans ses visées. Elle l’est devenue d’une certaine manière par accident. On pense à ce mot de Malraux qui, disait des Américains : « en gros, ils voulaient vendre des machines à coudre « et non créer un empire… Est-ce autre chose qui a porté l’Allemagne sur le devant de l’Europe ? Si ce n’est pas autre chose, peut-être faut-il adapter notre stratégie culturelle, politique, à cette mentalité très marquée par le moralisme ?
Sur la dimension politique proprement dite, je reprendrai les propos de Christian Saint-Étienne : « Pas de monnaie sans gouvernement économique et sans budget fédéral ». Pensez-vous que cela suffise ? Je ne suis pas économiste mais il me semble qu’on ne peut pas faire une monnaie unique si on n’a pas de gouvernement tout court, si on n’est pas dans un espace politique. Que ce gouvernement politique ait ensuite une politique économique, voilà ce que pour ma part j’appellerais le gouvernement économique de l’Europe. Mais comment, en l’absence d’Europe politique, peut-on même imaginer les instruments qui permettent d’éponger les disparités, c’est-à-dire un budget fédéral ? Comment peut-on l’imaginer, à côté d’un simple « gouvernement économique » et en dehors d’un espace politique structuré, cohérent, donc démocratique ? Il y aurait beaucoup à dire sur le rôle de la Commission mais je me borne à le pointer ici.
Je terminerai par une question adressée à M. Christian Saint-Étienne. Vous semblez dire qu’un budget fédéral à hauteur de 2 %, 3 % ou 5 % du PIB suffirait à équilibrer les disparités les plus criantes entre l’Allemagne et la Grèce. Est-ce vraiment le niveau critique suffisant ? Ne faudrait-il pas un budget fédéral à la hauteur d’au moins 20 % pour créer une véritable solidarité européenne, rééquilibrer les disparités les plus criantes ? Finalement, vous l’avez dit en creux, tout cela ne peut se faire qu’à l’intérieur d’un espace politique.
Christian Saint-Etienne
Avant de répondre à cette question, je réagirai à la remarque de Pierre Jaillet qui se demandait si je ne parlais pas « plus des erreurs de politique économique française que des défauts de la monnaie unique ». En fait je pense que c’est totalement lié. Si, en 1997-98, nous avions, comme l’Allemagne, adopté un modèle industriel exportateur, la Grèce aurait eu les problèmes qu’elle connaît mais la zone euro n’aurait pas été affectée comme elle l’est aujourd’hui. C’est pourquoi j’ai dit dans mon introduction que la crise actuelle était l’effet du double problème d’un euro mal né et de la divergence de modèles économiques.
Je répondrai à Mme Bechtel qu’il y a trois scénarios possibles d’évolution de la situation.
Celui dans lequel on est engagé est la version allemande de la solution qui revient à dire aux cigales de devenir fourmis. Je ne crois pas que ce soit possible, moins en raison de la difficulté de rattraper dix-huit points d’écart de compétitivité qu’à cause d’une impossibilité théorique : imaginons (hypothèse peu vraisemblable qui supposerait des efforts énormes) que la France, l’Italie et l’Espagne redeviennent compétitives au niveau de l’Allemagne, avec des excédents extérieurs très significatifs. Cela poserait un problème insoluble au plan mondial. En effet, l’économie mondiale dessine trois zones, les États-Unis, la zone euro et Chine-Japon. La Chine a de gros excédents extérieurs. Les Japonais ont eu des problèmes l’année dernière à cause du tsunami mais ils vont revenir à de gros excédents. La zone euro est à l’équilibre. Si la zone euro redevenait fortement excédentaire, le déficit américain s’aggraverait, entraînant une chute violente du dollar face à l’euro. Et nous devrions nous réindustrialiser alors même que l’euro passerait à deux dollars, ce qui est une impossibilité folle ! Donc il y a une impossibilité technique à la solution allemande, à la solution de la fourmi.
Dans ce contexte, ne restent que deux possibilités : l’une c’est l’éclatement, l’obligation de faire de façon réelle l’ajustement qu’on ne peut pas faire nominalement (pour retrouver la possibilité de le faire de façon nominale). Dans cette hypothèse, ce ne sont pas les pays faibles qui pourraient sortir mais les pays forts. La solution serait donc la sortie de l’Allemagne qui, à un moment donné, préférerait sortir plutôt que de financer deux mille, trois mille ou quatre mille milliards de dollars milliards d’euros d’aide pour la France, l’Italie ou l’Espagne.
Le seul scénario réellement sérieux, même si l’éclatement négocié est une solution rationnelle qui permettrait de régler beaucoup de problèmes, est une fédéralisation de la zone. La vraie question devient alors celle du périmètre. Je ne pense pas que nous soyons fédéralisables à dix-sept. Nous serions fédéralisables à neuf, les neuf pays de l’ouest de la zone qui représentent 92 % du PIB de la zone et qui ont des niveaux de vie comparables. C’est pourquoi je dis que c’est une solution rationnelle sur le plan stratégique même si, politiquement, on ne peut pas anticiper toutes les variables. Je veux faire remarquer qu’en fédéralisant les neuf pays de l’ouest, on ferait apparaître la deuxième puissance du monde, avec un PIB représentant 80 % du PIB américain, 150 % de celui de la Chine et devancerait largement la Chine comme première puissance exportatrice et première puissance industrielle.
Le scénario de la fourmi, c’est-à-dire la continuation de la situation actuelle où on fait ce que les Allemands nous demandent, a quatre-vingt chances sur cent de continuer pendant deux à quatre ans, avec un taux de chômage qui continuera de monter, des impôts qui s’additionneront, jusqu’au jour où les Français en auront assez.
J’attribue vingt moins ε chances sur 100 au scénario de l’éclatement.
Et, ce soir, je donne à la fédéralisation ε chance sur cent, ce qui ne veut pas dire que je ne crois pas que la fédéralisation arrivera.
On peut penser qu’un jour à trois heures du matin, trois, quatre ou cinq réels décideurs seront réunis à Bruxelles, à Paris ou à Berlin pour choisir avant la réouverture des marchés entre l’éclatement et la fédéralisation à neuf. On découvrira ce matin-là que l’Europe souffre de l’extrême faiblesse stratégique, économique et politique de la France. Si, face aux Allemands obsédés par leur déclin démographique, il y avait une France debout, elle pourrait leur démontrer qu’à l’horizon 2030, il est préférable d’être neuf (soit trois cents millions d’habitants) pour cesser d’être à la merci des Américains, des Chinois… Ce sont, par exemple, les Américains qui fixent la parité euro-dollar. J’ai été très marqué par la réunion finale de Copenhague où, face à la Chine, les États-Unis et le Brésil, l’Europe n’était représentée ni par la Commission, ni par la France, ni par l’Allemagne ni par aucun pays européen… personne !
On voit bien la complexité de la monnaie commune. Quitte à envisager des choses complexes, pourquoi ne pas envisager la complexité d’une fédération à neuf ? La monnaie commune serait au mieux, en cas de succès, une timide avancée mais l’objet complexe « fédération à neuf » changerait l’histoire du monde ! C’est un peu ma réponse, in fine très politique.
Personne n’en parle parce qu’aujourd’hui la probabilité est égale à ε.
Il faut quand même y penser : une mine d’or sous le parquet attend celui qui donnera le premier coup de pioche. S’interdire à jamais de penser ou simplement d’évoquer la possibilité de devenir, à trois cents millions, la deuxième puissance du monde est aussi fou que d’envisager tous les autres scénarios comme s’ils étaient naturels.
Jean-Pierre Chevènement
Je dois vous rappeler que trois cents millions sera en 2050 le chiffre de la population du Nigéria, du Pakistan… Ce n’est pas ainsi que fonctionnent les relations internationales.
J’ajoute que le bond fédéral, le saut fédéral dont on nous parle, n’est quand même pas facile à faire.
La solidarité européenne, c’est 1 % du PIB, le prélèvement obligataire moyen, c’est plus de 40 %. La solidarité communautaire représente donc 2,5 % des mécanismes de solidarité qui existent en réalité en Europe. Passer de 2,5 % à 5 %, c’est-à-dire 2 points de PIB, n’est déjà pas simple.
Qui dit fédéralisme dit redistribution. Je voudrais vous rendre sensibles au fait que ce sera très difficile, très douloureux pour les pays qui devront accepter et payer cette redistribution. Chacun a compris que l’union monétaire suppose la redistribution financée par les riches, c’est-à-dire les Allemands. Or la précarité s’est beaucoup étendue en Allemagne et le niveau de vie allemand n’est pas tellement plus flambant que le nôtre. Le pouvoir d’achat stagne depuis dix ans.
La Confédération helvétique est la fédération la plus comparable à ce que serait l’Europe. Il a fallu une guerre civile (la guerre du Sonderbund en 1848) pour transformer la Suisse en un État fédéral. Mais ce processus, à partir des cantons originaires, s’est étalé sur six ou sept siècles. La Suisse comporte une partie alémanique, une partie romande, une partie italienne. Mais c’est la partie alémanique qui domine. Il y a un fédérateur.
Aujourd’hui le fédérateur c’est l’Allemagne. Sergio Romano l’avait d’ailleurs remarqué au début des années 1990 : « Si l’Europe doit avoir un fédérateur, c’est l’Allemagne ». M Kinkel, alors ministre des Affaires étrangères, y voyait la manière de réussir pacifiquement, là où l’Allemagne avait échoué deux fois par la force, à devenir la puissance hégémonique. Aujourd’hui, le mot hegemon ne fait plus peur de l’autre côté du Rhin. Même Joschka Fischer, un Vert, a employé l’expression d’ « hégémonie pacifique ». Les Allemands considèrent effectivement qu’ils sont les seuls à raisonner mondialement. Ils ne se contentent pas de « vendre des machines à coudre », ils vendent des machines beaucoup plus perfectionnées, des biens d’équipement. Leur commerce avec la Chine n’est pas équilibré mais ils vendent beaucoup de produits à la Chine. Ils considèrent qu’ils sont le grand et solide pays en Europe.
De la France, ils disent quelquefois qu’elle « voyage en première classe avec un billet de seconde ». C’est d’autant plus irritant que les Français n’ont pas réalisé que dans le regard allemand la France ne pèse pas ce que l’Allemagne pèse dans le regard français. Il y a beaucoup de malentendus, beaucoup de difficultés qui résultent de cette asymétrie.
Par conséquent je pense que le scénario de la monnaie commune qui préserve l’énorme acquis symbolique sans exclure la possibilité de progresser ultérieurement vers une Europe géographique étendue, vers l’est ou vers le sud, n’est pas complètement à exclure, même si on peut espérer préserver la monnaie unique. Après tout elle existe et je suis de ceux qui pensent qu’on ne peut pas faire comme si elle n’existait pas.
En même temps, je vois bien la difficulté de crever l’abcès entre la France et l’Allemagne. Nous aurons peu de temps, après l’élection présidentielle de mai 2012, avant les législatives et les vacances d’été, pour faire entendre aux Allemands que s’ils ont une compétitivité très forte, c’est un peu grâce à nous et qu’ils doivent jouer davantage « européen ».
Christian de Boissieu
Il y a deux étages à la fusée compétitivité. Il y a le problème intra-européen et le problème de l’Europe vis-à-vis du reste du monde. La solution monnaie commune vise à régler les problèmes intra-européens mais, en tant que telle, ne règle pas le problème des relations avec le reste du monde. C’est un autre sujet qui concerne par exemple le problème de la politique de change de la BCE. Pour reprendre l’expression utilisée par Pierre Jaillet, il est difficile avec un seul instrument d’atteindre deux objectifs.
Pierre Jaillet
La « politique de change » de la BCE n’existe que par défaut, c’est-à-dire du fait de l’incapacité des États membre de l’UEM de s’accorder sur des orientations communes lorsque c’est nécessaire. Selon le traité, en effet, les grandes orientations politiques de change sont fixées par la réunion des ministres des Finances de la zone. Il y a donc un problème d’attribution négative. En tout cas le partage des responsabilités doit être clarifié dans ce domaine. En principe, la responsabilité en matière de politique des changes appartient au niveau politique, c’est-à-dire aux ministres qui font partie du Conseil Ecofin [3]. L’Eurosystème n’a pas d’objectif de change, ce qui serait d’ailleurs potentiellement conflictuel avec son objectif de stabilité des prix. Toutefois c’est de facto la Banque centrale européenne qui, effectivement, a semblé avoir le leadership, par l’intermédiaire de son président J.-C. Trichet, devenu « Monsieur euro ».
Dominique Garabiol
Je voudrais faire un rappel et poser une question.
Le rappel c’est que le schéma d’une monnaie unique externe et d’une monnaie domestique inconvertible est la situation qu’on a connue entre 1999 et 2002. Ce n’était pas tellement complexe. C’était gérable. Le seul changement que je comprends dans le schéma qu’a développé Jean-Pierre Chevènement, c’est que les sub-divisions de l’euro (ce qui était la définition des monnaies nationales) resteraient ajustables entre elles. Mais c’est le schéma qu’on avait connu pendant trois ans, il n’y a pas si longtemps, et qui a bien fonctionné.
Ma question : la crise de l’euro est une crise de l’endettement de certains pays. Vous n’avez pas mis en cause la politique monétaire unique. L’erreur n’est-elle pas là ? Une politique monétaire unique signifie un taux d’intérêt unique appliqué dans des pays à dynamique inflationniste et de croissance différente, ce qui n’a pas du tout le même effet sur l’endettement.
Dans les dix dernières années la politique monétaire de la BCE a été extrêmement permissive en Espagne et, au contraire, un peu plus restrictive dans des pays moins inflationnistes. La solution pour sauver la monnaie unique n’est-elle pas d’introduire des différenciations dans la politique monétaire ?
D’aucuns réfléchissent à une renationalisation des politiques monétaires. Mario Draghi a fait une ouverture sur le mécanisme de l’appel d’offres sur la seconde opération à trois ans (attendue pour la fin de janvier 2012).
Puisque nous sommes face à un problème de dettes, on pourrait imaginer qu’à côté de l’instrument qu’est le taux d’intérêt, on introduise aussi des objectifs quantitatifs, qui ont été oubliés depuis une douzaine d’années, et que des instruments (réserves obligatoires ou objectifs de croissance de la masse monétaire) puissent être utilisés d’une façon différenciée par pays.
Une politique monétaire unique vous paraît-elle soutenable ?
Pierre Jaillet
Ce que vous proposez se fait déjà. Dans la période de formation de la bulle immobilière, l’Espagne a obligé ses banques à constituer des réserves supplémentaires en fonction du risque de crédit immobilier, peut-être insuffisantes mais l’idée était là. Un certain nombre d’autres mesures allaient dans le même sens.
On touche toutefois assez vite les limites de ce que faire la politique monétaire unique, sauf à imposer des réserves obligatoires différenciées par pays, ce qui, au passage, traduirait une renationalisation de la politique monétaire unique et pourrait entrer en conflit avec les règles de concurrence du marché unique. En revanche, je crois que la bonne réponse serait de réintroduire à l’intérieur d’une zone hétérogène – qui peut avoir des dynamiques de marché différentes – les moyens et de véritables instruments pour réduire ces dérives. La meilleure approche est ce qu’on appelle la politique macro-financière (ou macro-prudentielle) dans laquelle une détection des déséquilibres au niveau de l’ensemble de la zone se décline ensuite au niveau national par un dialogue qui s’organise entre les régulateurs, le ministère des Finances, la banque centrale et les autorités de marché. Il existe désormais un forum européen associé à la BCE – Comité européen du risque systémique – pour prévenir des dérives et recommander des solutions coopératives. En France, c’est dans le cadre du Conseil de régulation financière et du risque systémique (Coréfris) que des solutions peuvent être discutées et apportées. Notons qu’il est difficilement imaginable de modifier considérablement le mandat des banques centrales de l’ensemble de l’Eurosystème pour leur permettre d’avoir des prérogatives très différentes de celles qui sont actuellement les leurs. La meilleure solution est donc une coordination entre les différentes autorités compétentes dans le domaine macro-financier.
Jean-Michel Quatrepoint
Qu’est-ce qui empêcherait la Banque de France de racheter de la dette française ?
Le traité ? Pourtant la Bundesbank a bien acheté de la dette allemande à l’émission [4].
Pierre Jaillet
Oui, mais elle l’a fait pour des raisons purement techniques, pendant quelques jours, pour permettre ensuite la remise des titres sur le marché. Ce n’était pas du financement, mais une opération technique intraday (opération d’achat et vente réalisée sur une même journée).
Je suis toujours un peu surpris quand on dit que la BCE et l’Eurosystème ne jouent pas le rôle de prêteur en dernier ressort. La mesure évoquée par Jean-Pierre Chevènement (presque cinq cents milliards alloués aux banques), relève du rôle normal de prêteur en dernier ressort de la banque centrale vis-à-vis des banques, qui correspond parfaitement à leur mandat de politique monétaire : la BCE dispose de canaux de transmission (le principal moyen d’influence est pour elle le canal bancaire) qui lui permettent d’alimenter le marché en liquidités quand c’est nécessaire.
En revanche aucune banque centrale ne joue le rôle de prêteur en dernier ressort des États. La Fed ne le fait pas (les États-Unis ne sont d’ailleurs pas à la recherche d’un prêteur en dernier ressort, ils ont accès normalement – c’est heureux – au marché), la Banque d’Angleterre ne le fait pas non plus. L’objectif de ces banques centrales n’est pas du tout de financer « en dernier ressort » leur État mais de faire en sorte que les marchés fonctionnent mieux, que les conditions de financement soient plus accommodantes, que les primes de risque sur les marchés baissent. Cela peut se faire par les opérations sur le marché des titres publics, comme par le marché des titres privés, comme enfin par le truchement du refinancement bancaire et le canal du crédit.
Christian de Boissieu
Le bilan de la Fed a été multiplié par trois depuis 2007.
Depuis 2010, Jean-Claude Trichet s’est engagé à stériliser ses interventions. Cet engagement, pris vis-à-vis de l’Allemagne et de la Cour de Karlsruhe, figurait dans le premier accord de sauvetage de la Grèce. C’est à cette condition que la Cour de Karlsruhe a finalement validé les plans de sauvetage de la Grèce. C’est aussi pourquoi la BCE avait accepté, à partir de mai 2010, de racheter des dettes souveraines à condition que cela n’ait pas d’effet significatif sur le bilan. Le bilan de la BCE depuis le premier temps de l’accord sur la Grèce, en mai 2010, a été relativement stable, du moins jusqu’aux opérations de refinancement massif à trois ans des banques de la zone.
C’est donc moins la nature des opérations différentes que l’ampleur de l’activisme qui caractérise une banque centrale qui est un prêteur de plein exercice.
En octobre 2011, la Fed portait à peu près 17 % de la dette publique fédérale et la BCE ne portait que 3 % ou 4 % de la dette souveraine des États. Voilà la différence.
Pierre Jaillet
Si on parle d’activisme, c’est l’ensemble des actifs de la BCE par rapport au PIB nominal de la zone euro qui importe. Le fait d’acheter des titres publics ou des titres privés est un autre sujet. Or les actifs de la BCE par rapport au PIB se montent à 26 % (15 à 20 % pour le Royaume-Uni ou pour la Fed).
Jean-Pierre Chevènement
Mais ce n’est pas particulièrement le rôle des banques que de prêter aux États. Or vous supposez que, parce que la BCE prête aux banques, les banques vont prêter aux États. C’est peut-être vrai momentanément mais rien ne nous garantit que cette situation va perdurer.
Jean-Michel Quatrepoin
Qui en tire profit ?
La BCE, notre bien commun, prête à 1 %. Au mieux on peut espérer que les banques achètent des dettes souveraines à 5 %. Mais rien ne les empêche de faire des opérations encore plus rentables. La BCE gave le système bancaire. C’est un choix qui pose un problème vis-à-vis des opinions publiques : on sauve les banques, on leur permet d’améliorer leur taux de profit alors que les États sont exsangues !
Christian de Boissieu
Je reviens à la question de M. Garabiol. Le scénario de renationalisation de la politique monétaire nous place dans un autre contexte que celui qu’on a évoqué ce soir qui est celui d’implosion de la zone euro.
Quelle était la marge de manœuvre de la politique française sous le SME ? C’était une apparence de souveraineté monétaire. On sait bien que la Banque de France modifiait son taux directeur cinq minutes après la Bundesbank (ou cinq minutes avant quand elle avait anticipé que la Bundesbank allait modifier le sien). Même dans l’hypothèse d’un retour au SME, le débat sur l’apparente nationalisation de la politique monétaire est plus compliqué qu’indiqué.
En économie, il faut aussi considérer les taux longs. Je déplore que certains spreads soient trop élevés. Le fait que l’État grec doive payer un taux d’intérêt de 34 % à dix ans me pose problème. Mais cela va dans le (mauvais) sens de la différenciation.
Une même politique économique, comme vous le savez, a des effets différenciés dans les pays membres parce que les structures de financement (par exemple la répartition taux fixe/taux variable) sont très différentes entre pays de la zone euro. L’Espagne se finance à 90 % par des taux variables. Une variation des taux de la BCE se répercute beaucoup plus sur un pays comme l’Espagne que sur des pays qui se financent à taux fixe. Le débat sur la différenciation des situations monétaires au sens large me paraît plus approprié que le débat sur l’unicité du taux directeur.
b{Dominique Garabiol]b
Je ne voulais pas aborder la question sous l’angle de la souveraineté mais sous l’angle de l’efficacité pour contrôler la croissance des dettes. Ce que vous avez dit me paraît aller dans le sens d’une dimension nationale des politiques monétaires car les réactions à un instrument monétaire unique sont très différentes selon les pays. Il ne serait pas aberrant, sur le plan de la simple efficacité de la politique monétaire, de différencier les instruments.
Ma démarche consiste à chercher la condition qui permettrait de sauver la monnaie unique. D’où ma question : peut-on sauver la monnaie unique en conservant une politique monétaire unique ?
Christian de Boissieu
Pour moi, la réponse est non. Les ajustements que vous évoquez peuvent être utiles en l’absence de tempête. Mais en période de tempête, ce n’est pas l’ordre de grandeur.
Jean-Pierre Chevènement
Je dois clore cette intéressante discussion.
Merci à tous les intervenants. Ces débats passionnants demandent à être prolongés et approfondis.
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[1] M. Claude Martin a été ambassadeur de France en Allemagne de 1999 à 2007.
[2] Marie-Françoise Bechtel, conseiller d’État, vice-présidente de la Fondation Res Publica.
[3] Le conseil ECOFIN (« ECOnomic and FINancial Affairs Council » décide, la plupart du temps à la majorité qualifiée, de la politique économique et financière de l’Union européenne.
[4] Le 23 novembre 2011, L’Allemagne n’est pas parvenue à vendre toutes ses obligations, sur les 6 milliards d’euros proposés, la demande n’a atteint que 3,89 milliards, forçant la Bundesbank à souscrire le reste.
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