Un regard historique sur l’internationalisation des grandes entreprises allemandes

Intervention prononcée par Hervé Joly, chargé de recherche au CNRS, au colloque du 17 mars 2008, Le commerce extérieur allemand : l’Allemagne au sommet de l’Europe ?

Après le regard général porté par Edouard Husson, je vais traiter plus spécifiquement des grandes entreprises allemandes et de la question de leur internationalisation, en partant de la situation actuelle pour remonter dans le temps – démarche peut-être inhabituelle pour un historien – au regard de trois critères :
• Le chiffre d’affaire réalisé à l’étranger,
• les effectifs employés à l’étranger,
• les détenteurs étrangers du capital.

La situation actuelle :
• La part du chiffre d’affaire réalisé à l’étranger est plus ou moins élevée selon les entreprises. Je choisis d’évoquer plus particulièrement trois grands groupes industriels pour avoir une base comparative avec la situation antérieure. Une grande entreprise chimique comme la BASF réalise aujourd’hui 58 % de son chiffre d’affaire avec l’étranger ; une grande entreprise de sidérurgie et construction mécanique, Thyssen-Krupp (les deux entreprises ont fusionné), 64 % ; un grand groupe électrique, Siemens, 83 %.
• Autre indicateur, celui des effectifs : ces trois entreprises comptent entre 50 et 60 % de leurs effectifs à l’étranger.
• Le troisième indicateur : à qui appartiennent ces entreprises ? Environ 60 % du capital de Siemens appartient à des investisseurs étrangers ; dans le cas de BASF, c’est à peu près 50%. Thyssen-Krupp se distingue avec seulement 30 %, mais cette exception est liée à l’existence d’une fondation allemande qui détient une part importante du capital.

Donc au regard de ces trois critères, ces entreprises travaillent massivement pour l’étranger, à l’étranger et appartiennent pour une part importante (mais moins que les entreprises françaises équivalentes) à des capitaux étrangers. Ces capitaux étrangers ne sont pas non plus qu’américains, la part des autres pays européens est importante.

Dans quelle mesure ce phénomène est-il vraiment nouveau ?

Comparons avec la situation à la veille de la Première guerre mondiale :

• Pour ce qui est du chiffre d’affaire, la part réalisée à l’étranger était en général bien moindre mais avec de fortes variations selon les secteurs. Pour la sidérurgie le chiffre d’affaire avec l’étranger était très faible, mais pour Siemens il atteignait 35 % en 1913. En revanche, pour la chimie, si on reprend l’exemple de BASF, à l’époque le chiffre d’affaire réalisé avec l’étranger était de l’ordre de 80 %. On voit donc que l’importance des échanges extérieurs n’est pas nécessairement un phénomène linéaire et croissant.
• Si, au moins dans le cas de la chimie, on exportait plus à l’époque qu’aujourd’hui, on produisait beaucoup moins à l’étranger. Dans le cas de BASF, on ne peut relever avant 1914 que deux usines de colorants, en France et en Russie, n’employant que quelques centaines de salariés. Il en était de même pour la sidérurgie qui, de toute façon, exportait peu, elle n’avait pas d’usines à l’étranger. En revanche, la construction électrique (Siemens) avait déjà un certain nombre d’usines à l’étranger (22 % des effectifs en 1913), en Europe exclusivement (une tentative d’implantation en 1892 aux Etats-Unis ayant échoué).
• Le changement plus important concerne les capitaux. A cette époque les capitaux étaient presque exclusivement allemands. Krupp et Thyssen, par exemple, étaient des entreprises exclusivement familiales, la question d’internationalisation de capital ne se posait pas. Siemens était une société par actions encore durablement sous contrôle familial dominant et, même dans le cas d’une entreprise au capital ouvert, comme BASF, le capital était encore peu internationalisé.

En résumé, on distingue trois types de grandes entreprises en 1914 :
La grande industrie chimique allemande domine le marché mondial de manière écrasante avec des pourcentages d’exportations extrêmement élevés, en particulier dans la branche reine des colorants textiles dont est issue la grande industrie chimique. Elle écrase tous ses concurrents français, anglais et même américains ; elle est en avance en matière de recherche et de brevets. Sa seule (petite) concurrente est l’industrie suisse bâloise, juste de l’autre côté du Rhin. Les produits chimiques sont assez facilement exportables. Les colorants sont des produits de grande valeur ni dangereux ni encombrants (on n’est pas dans la chimie lourde qu’on connaîtra ensuite avec, par exemple, les engrais). C’est donc une chimie qui s’exporte assez facilement. On n’a pas besoin de s’implanter à l’étranger pour la produire et la vendre, sauf lorsque des barrières douanières l’exigent, ce qui est le cas en Russie et en France où il est nécessaire de faire au moins une petite partie de la fabrication sur place pour échapper aux barrières protectionnistes.

Dans le cas de la construction électrique, le rapport de forces mondial est différent. Deux grandes industries dominent à cette époque le marché mondial : l’industrie allemande et l’industrie américaine se partagent les marchés dans une politique de cartels. L’Allemagne domine les marchés européens. Les Etats-Unis sont maîtres chez eux et sur d’autres marchés extra-continentaux.

Les produits de la sidérurgie-métallurgie sont lourds à transporter, les exportations lointaines sont difficiles et les grands pays ont leur industrie nationale. Il y a donc peu de possibilités d’exportation. En revanche cette industrie a besoin de matières premières, en particulier de minerai de fer, ce qui explique les visées stratégiques de l’Allemagne, notamment en direction de la partie de la Lorraine restée française en 1870 (bassin de Briey) et du Luxembourg.

La situation dans l’entre deux guerres.

La chimie enregistre une régression, la part du chiffre d’affaire à l’étranger est plus faible. Les exportations de l’ensemble IG Farben, résultat d’une fusion géante, atteignent seulement 57 % du chiffre d’affaires en 1928 (contre 80 % avant la Première Guerre mondiale). En revanche, les exportations de Siemens restent à des niveaux semblables (35 %) ; l’entreprise s’est relevée de la défaite de 1918 dans ses débouchés extérieurs.
En ce qui concerne les effectifs employés à l’étranger, la situation a peu évolué : les quelques établissements à l’étranger ont été confisqués à la suite du Traité de Versailles, après 1918. Dans le cas de la chimie, IG Farben n’a pas mené de politique de réimplantation ensuite, continuant d’exporter depuis l’Allemagne. En revanche, dans le cas de la construction électrique, on peut remarquer que Siemens a fortement réimplanté des usines en Europe, contrainte par des barrières protectionnistes, notamment dans l’industrie du téléphone, de produire au moins une partie sur place pour pouvoir approvisionner ces marchés.
L’entre-deux-guerres est aussi marqué par la pénétration des capitaux américains dans les grandes entreprises allemandes. C’est le cas dans l’industrie électrique avec General Electric qui exerce une influence croissante sur le groupe AEG. Une partie de l’industrie automobile passe sous contrôle américain : Opel devient une filiale de General Motors en 1929.

Cette forte implantation ne concerne pas seulement le marché européen (même si celui-ci constitue une part importante). Dans le cas de la chimie, notamment, les débouchés américain et asiatique étaient importants dès avant 1914. Cette forte implantation sur les marchés étrangers interdit d’imputer à la grande industrie capitaliste allemande le déclenchement des deux grandes guerres mondiales et les visées impérialistes de l’Allemagne. En 1914, comme je l’ai dit, seule l’industrie sidérurgique pouvait avoir un intérêt à des conquêtes territoriales pour s’assurer des approvisionnements en minerai de fer. Les autres industries n’y avaient aucun intérêt évident : leur échelle était beaucoup plus grande et les marchés d’Europe centrale étaient déjà acquis ou assez marginaux. En revanche, dès que le conflit a été lancé en 1914, l’industrie a largement joué le jeu en participant à l’effort de guerre.
Après la Grande Guerre, la situation est évidemment difficile pour l’industrie allemande, les pertes territoriales amènent à renoncer à certaines entreprises (notamment celles implantées en Alsace-Lorraine ou dans la Silésie devenue polonaise). Les biens allemands sont confisqués dans les pays ennemis. Les produits allemands sont frappés de discrédit sur les marchés étrangers. Le démantèlement des empires austro-hongrois et ottoman est favorable aux intérêts français (Schneider en Tchécoslovaquie, la Compagnie française des pétroles en Irak, etc.) et britanniques qui récupèrent des participations allemandes. Une nouvelle concurrence se dessine avec des industries étrangères qui se sont renforcées en participant à l’effort de guerre national (c’est le cas, par exemple, dans la chimie, notamment en France). Mais, dans l’entre-deux-guerres, les grandes entreprises allemandes retrouvent les positions commerciales dans les anciens pays ennemis, même si elles restent prudentes dans les investissements en raison de l’expérience de 1918.

De même, en 1933, ce n’est pas la grande industrie allemande qui porte Hitler au pouvoir ; les dirigeants des grandes entreprises étaient rarement membres du NSDAP avant 1933. Mais qu’ils soient libéraux, nationalistes ou qu’ils proches du parti catholique centriste, ils se rallient rapidement au régime et y trouvent leur compte. Le déclin des débouchés extérieurs qui s’amorce, avec la crise des années 1930 et la montée des protectionnismes, est compensé par les nouveaux débouchés intérieurs que leur offre l’économie autarcique du régime, avec toutes les productions de synthèse, peu rentables dans une économie ouverte mais intéressantes dans le cadre d’une économie fermée.
Mais les grands groupes gardent souvent deux fers au feu, ils s’engagent dans cette politique autarcique tout en continuant le plus longtemps possible d’exporter à des niveaux encore assez importants jusqu’à l’engagement total dans l’économie de guerre en 1942, sur les marchés qui leur sont encore accessibles.
On peut remarquer aussi que les occupations successives et les conquêtes territoriales, à partir de 1938, ne débouchent pas forcément sur des prises de contrôle d’entreprises étrangères (tout au plus note-t-on parfois, en France par exemple dans l’industrie chimique, une volonté de revanche par rapport à la situation d’avant 1918). Globalement les entreprises allemandes hésitent à investir à l’étranger, notamment en Europe occidentale occupée, conscientes que ces investissements risquent de ne pas pouvoir être durables. Lorsqu’elles le font, c’est plutôt dans les pays d’Europe orientale et centrale, sur les territoires de la Pologne ou de la Russie, sous forme de pillages et de spoliations qui ne leur coûtent rien.

On en arrive au « miracle » (très explicable) de l’après-guerre.

Les destructions, la division de l’Allemagne, les démontages, la politique de déconcentration des grands groupes industriels (les konzerns), beaucoup de facteurs en apparence négatifs, vont être rapidement compensés par la présence de l’essentiel du potentiel industriel de l’Allemagne dans les zones occidentales (en particulier la Ruhr), les crédits du plan Marshall et la levée des protectionnismes en Europe. Tous ces éléments vont favoriser les engagements des groupes industriels allemands vers l’international.
Dans l’après-Seconde Guerre mondiale, ces groupes sont très bien armés. Après 1945, les produits allemands ne souffrent pas d’un discrédit durable. La question lancinante des réparations qui pesa dans l’entre-deux-guerres, jusqu’au début des années 1930, a disparu. La politique de déconcentration imposée par les alliés présente plutôt des avantages structurels pour les groupes allemands. La perte des territoires de l’Est est largement compensée par l’ouverture des marchés en Europe occidentale. Par ailleurs l’Allemagne fédérale reste un partenaire important des pays du COMECON. Les implantations industrielles perdues après 1945 ne sont plus aussi indispensables pour exporter avec la levée des barrières douanières. Quand cela s’avèrera nécessaire, on s’implantera à nouveau à l’étranger, cette fois dans des conditions de plus grande sécurité.

Le marché intérieur allemand connaît un développement important : la nécessité de la reconstruction exige une production importante de biens d’équipement où l’Allemagne est particulièrement bien armée.
Mais un marché s’ouvre aussi pour les biens de consommation : en témoigne l’extraordinaire succès de la production des « coccinelles » de Volkswagen qui vont être exportées dans le monde entier (Etats-Unis, Brésil, etc.) dans les années 1950.
En matière d’emploi, la situation en Allemagne est favorisée, dans les années 1950, par l’afflux de réfugiés des territoires orientaux.
Les groupes allemands bénéficient donc d’une main-d’œuvre abondante, de la modération des syndicats qui, associés à la gestion, sont relativement raisonnables dans leurs demandes salariales, d’une situation financière solide – ils ont souvent conservé des réserves de l’époque du nazisme – appuyée sur un capital très protégé entre les blocs familiaux, les soutiens bancaires et les participations publiques, non négligeables.
Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1960 que l’augmentation du coût du travail commence à poser un problème aux entreprises allemandes. Elles sont ensuite frappées par la crise de 1974. C’est alors qu’apparaît la nécessité d’implantation à l’étranger pour des raisons de coût du travail, accentuée dans les années 1990. Mais on sait que le Standort Deutschland s’est largement préservé, même s’il y a désindustrialisation. Il y a encore de l’industrie en Allemagne grâce au maintien d’un haut niveau technologique et d’une forte qualification professionnelle qui compensent un coût du travail relativement élevé : un certain type de production peut rester rentable en Allemagne.

Une autre particularité de l’Allemagne est le fait que les entreprises allemandes restent largement sous contrôle allemand, malgré les privatisations qui n’ont pas épargné l’Allemagne et le retrait des banques qui tendent à immobiliser moins de capitaux dans l’industrie. Les OPA restent très difficiles en Allemagne malgré les efforts de Bruxelles pour exiger le démantèlement des obstacles législatifs. Ces dernières années, seule l’entreprise Mannesmann a été attaquée par le groupe britannique Vodaphone (qui ne s’intéressait en fait qu’à la branche téléphonique, le reste des activités mécaniques et électriques étant resté sous contrôle allemand).
Les capitaux allemands, même s’ils ne sont plus forcément majoritaires dans les entreprises, sont importants grâce aux fondations, caisses de retraite etc. Les blocs familiaux sont souvent restés puissants ; il y a plus de capitaux privés pour le contrôle des entreprises allemandes qu’il n’y en a en France.
En Allemagne, la production reste importante malgré les obstacles : coût financier, obstacles écologiques dans certaines industries sensibles (la chimie par exemple). Volkswagen continue de produire l’essentiel de ses voitures non seulement en Allemagne mais dans le seul Land de la Basse-Saxe qui possède encore des actions de l’entreprise. En ce qui concerne la sidérurgie, Thyssen-Krupp est restée sous contrôle allemand.
On n’a pas d’exemple, dans la grande industrie allemande, de démantèlement industriel, tout au moins de perte de contrôle national comme ce fut le cas en France ces dernières années avec la dilution de la sidérurgie dans un groupe hispano-luxembourgo-français (Arcelor) puis indo-britannique (Mittal), et d’une manière encore plus marquante, avec le démantèlement de Péchiney au sein d’un groupe d’abord canadien (Alcan) puis australien (Rio Tinto). En Allemagne, l’industrie reste encore assez fortement sous contrôle national.

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