Les effets de la mondialisation sur les salaires et l’emploi : le salaire minimum constitue-t-il une protection ?

Intervention prononcée par Tobias Seidel, Chercheur à l’Institute for Economic Research de Münich, au colloque du 17 mars 2008, Le commerce extérieur allemand : l’Allemagne au sommet de l’Europe ?

Je vous remercie. Ma maîtrise du français ne me permet pas de vous présenter mon exposé dans votre langue. Je vous remercie de cette invitation.

Le titre du colloque : « L’Allemagne au sommet de l’Europe ? » m’a fait penser qu’il y a quatre ans on parlait de « lanterne rouge » ou de « l’Allemagne au trente-sixième dessous ».
La question est de savoir comment on a pu passer d’une situation à l’autre. J’espère contribuer à vous éclairer sur ce point.
La mondialisation n’est pas un phénomène né au XXIe siècle. Pourtant, je ne crois pas me souvenir, dans les années récentes, de discussions aussi intenses que celles qui nous agitent actuellement, en Allemagne, à propos de la mondialisation, sur la question de savoir si notre pays tire profit ou non des transformations actuelles. L’opinion publique a pris conscience récemment de ce que les entreprises transfèrent tout ou partie de leur production vers des pays à bas salaires – en Europe de l’Est ou en Asie – avec des conséquences négatives pour l’emploi. Je voudrais insister ce soir sur quelques aspects de cette discussion (car il est impossible de vous résumer l’ensemble du débat en quelques minutes). L’opinion est chez nous de plus en plus inquiète et le pessimisme est de plus en plus répandu. Les salariés doivent accepter de faire des concessions de plus en plus importantes en termes de salaires, sans être jamais sûrs de garder leur emploi.

En même temps, l’exposé de mon prédécesseur amène à penser que les entreprises allemandes se tirent très bien de la situation actuelle, elles affichent des profits record, leur productivité est un modèle, elles sont adaptées à la production mondiale. Le tableau a l’air tout à fait positif et incite à voir les choses en rose quand on est du côté de ce que nous appelons « die Wirtschaft », les responsables économiques. La réponse à la question : « l’Allemagne au sommet de l’Europe ? » est positive quand on parle des entreprises.

Ce soir, plutôt que de répondre à la question « L’Allemagne au sommet ou l’Allemagne au fond du trou ? », je tenterai d’adopter un point de vue qui permette d’envisager tous les aspects du tableau économique (1).

C’est un des acquis de la science économique depuis deux cents ans : l’économie globale est gagnante en proportion de l’ouverture du commerce international (ainsi que de la mobilité de la main d’œuvre et du capital). Les salaires réels augmentent globalement. Il s’agit d’une moyenne et tel est bien le dilemme de la mondialisation : il y a des gagnants et des perdants (2). Tandis que les salaires réels des individus les moins qualifiés sont soumis à la pression de la concurrence des pays à bas salaires, les salaires des plus qualifiés et les profits des entreprises augmentent. La répartition des revenus au niveau d’une nation devient plus inégale et il se répand naturellement dans un secteur de l’opinion un sentiment d’injustice. D’un autre côté, les salaires moyens augmentent dans les pays en développement ; si bien que la différence s’amenuise entre pays industriels et pays en développement (3). La répartition des revenus devient provisoirement plus « juste » au niveau international tandis qu’elle est plus inégale au niveau national. « Provisoirement » s’entend ici au sens d’une génération au moins ; il faut plusieurs décennies pour arriver à un nouvel équilibre de l’économie internationale.
Bien entendu, les syndicats et une partie de la classe politique adoptent le point de vue national car il touche au quotidien des gens. La question du rôle que pourrait jouer l’Etat pour assurer une meilleure répartition des gains de la mondialisation est de plus en plus passionnément discutée.

L’une des propositions actuellement les plus populaires en Allemagne actuellement est l’instauration d’un salaire minimal dont le montant serait garanti par l’Etat. Si l’intégration avec la Chine conduit à la baisse du salaire des moins qualifiés, l’idée est de contrer cette tendance par une limite inférieure des salaires à ne pas dépasser. Mais c’est une grosse erreur économique : au contraire, les problèmes en seraient accrus. L’intervention dans le mécanisme des prix, contre la loi du marché – et le salaire plancher qui en résulterait – ferait naturellement monter le chômage. Il n’y a aucune contestation sur ce point chez les économistes (4). La baisse de l’activité qui en résulterait ferait baisser le revenu national, rendant d’autant plus pesant le financement du chômage. Plus le salaire minimum garanti par la loi dépasserait le salaire naturellement fixé par le marché, plus le chômage serait élevé (et plus les indemnités de chômage seraient difficiles à maintenir), plus, aussi, on contribuerait à un chômage de longue durée, première cause du déclassement social et de la déchéance dans la nouvelle pauvreté. Et pourtant, nous savons que l’absence de salaire minimal garanti conduit, dans la mondialisation, à une baisse du salaire réel des salariés les moins qualifiés et donc à un renforcement des tensions sociales. Aurions-nous donc le choix entre la peste (du salaire minimum) et le choléra (de l’absence de salaire minimum) ?

Ce n’est pas sûr. Si l’Etat ne doit pas intervenir contre les forces du marché, il peut jouer un rôle redistributeur grâce à l’impôt. Plusieurs économistes envisagent un impôt négatif sur le revenu. Voici quel en serait le mécanisme : tous les salariés qui ne peuvent pas vivre des revenus de leur travail – et c’est en l’occurrence aux hommes politiques de définir ce qu’est ce niveau de revenu insuffisant – toucheraient un supplément salarial qui leur serait directement versé par l’Etat au titre de la redistribution de l’impôt sur le revenu – d’où cette notion d’impôt négatif. Le système a l’avantage de ne pas perturber les mécanismes du marché et d’agir comme une subvention salariale versée directement aux individus concernés, et non à leurs entreprises (5).

Ajoutons que tous les analystes sont d’accord pour souligner l’importance de l’investissement dans la formation. Plus un pays anciennement industrialisé compte de main d’œuvre peu ou non qualifiée plus il est exposé à la concurrence des pays à bas salaire. Il faut donc tout faire pour augmenter le niveau de qualification de la main d’œuvre. Mais bien entendu il s’agit d’investissements dont l’effet n’est sensible qu’à moyen terme.

On présente souvent les économistes hostiles au salaire minimum comme des gens sans cœur, indifférents aux problèmes rencontrés par les individus à bas niveau de qualification. C’est tout le contraire. C’est précisément la volonté de trouver le moyen le plus efficace de faire profiter des salariés en difficulté de l’accroissement global des richesses permis par la mondialisation qui amène ces économistes à refuser un salaire minimum garanti qui ne ferait qu’aggraver les problèmes déjà existants.

On assiste ces dernières années à une accélération de la mondialisation. Nous avons subi coup sur coup la fin du rideau de fer et l’irruption des pays à bas salaires. On pense à la Chine mais on pourrait aussi citer l’Ukraine ; on pourrait multiplier les exemples de pays où les salaires sont trente fois moins importants qu’en France ou en Allemagne.

Quels sont les effets de cette situation, en particulier sur les ouvriers et les salariés ?
Si vous interrogez les économistes, la majorité d’entre eux vous répondront que l’ouverture de l’économie mondiale à la Chine est une bonne chose puisqu’elle va renforcer la compétitivité de nos pays à long terme. En fait nous savons bien que ce n’est qu’une partie de la réponse puisque se pose alors la question de l’absence de flexibilité de nos marchés, comme le montrent les taux de chômage. Il faut donc envisager l’envers de cette question.

Entre la France ou l’Allemagne et la Chine il n’existait pas de relations économiques. Brusquement, l’ouverture confronte la Chine, un pays qui a, rapporté à sa population totale, peu de capital mais une main d’œuvre plus qu’abondante, à des pays comme la France ou l’Allemagne où, au contraire, les travailleurs peu qualifiés sont très minoritaires. Les Chinois ne vont pas fabriquer d’Airbus ni de TGV – en tout cas pas pour l’instant – mais des produits pour lesquels ils ont une très abondante main d’œuvre peu qualifiée, bien moins payée que les salariés de nos pays. C’est là que la catastrophe se produit.

Devant la question de savoir si nous sortons gagnants ou pas de la mondialisation, nous nous heurtons à un dilemme : nous savons bien que, sur certains produits il faudrait, pour concurrencer la main d’œuvre chinoise, que nos salaires s’effondrent. Nous pouvons nous demander si la mondialisation et l’ouverture, de ce point de vue, sont une bonne chose ou s’il ne faudrait pas au contraire que nous nous protégions.

Si, pour en tirer profit, nous acceptons les règles de la mondialisation, nous devons aussi accepter l’aggravation des inégalités pour dix, vingt ou trente ans, au risque, bien sûr, d’une catastrophe sociale. Si nous sommes d’accord sur ce point, j’en suis satisfait parce que l’opinion allemande ne veut pas accepter cette réalité. Pour l’instant, chez nous, le débat porte sur la question du salaire minimal, une partie de l’opinion publique y voyant le moyen de s’opposer au creusement des inégalités. En tant qu’économiste, la seule chose que je puisse vous dire c’est que laisser arriver les containers de Chine tout en instituant un salaire minimal est la pire des solutions. Si on veut un salaire minimal, il ne faut pas importer de produits chinois.

Mais je ne me résous pas à cette alternative. Le problème de nos entreprises étant précisément la rigidité du marché du travail, le salaire minimal n’est pas réaliste. La seule solution serait d’accepter la chute des salaires avec une compensation qui ne pèserait pas sur les entreprises mais prendrait la forme de ce que j’ai appelé un impôt négatif sur le revenu, reversé directement aux individus sacrifiés par la mondialisation pour leur permettre de vivre décemment.

Tout un pan du commerce extérieur échappe à ces problèmes, je pense par exemple aux relations commerciales entre la France et l’Allemagne dont les deux pays profitent.
Il est absolument nécessaire d’identifier et de situer les problèmes posés par l’ouverture commerciale.
J’ai fait un exposé peut-être trop schématique mais nous aurons l’occasion d’approfondir la réflexion sur ces sujets et, à cette fin, je suis à votre disposition pour répondre à toutes vos questions.

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1) Seidel, T. (2007), The impact of globalisation with rigid labour markets, Ph.D. thesis, University of Munich
2) Krugman, Paul (1995), Growing World Trade – Causes and Consequences, Brookings Papers of Economic Activity 1995(1), 327-362.
3) European Economic Advisory Group (2008), The EEAG Report on the European Economy, CESifo Munich
4) Neumark et Wascher, Minimum wages and employement, IZA, discussion paper 2570, 2007
5) Sinn, H.-W., Ch. Holzner, W. Meister, W. Ochel und M. Werding (2003), Welfare towork in Germany – A proposal on how to promote employment and growth, CESifo Reseach Reports 1, ifo Institut für Wirtschaftsforschung, München

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