L’Allemagne, entre Europe et mondialisation

Intervention prononcée par Edouard Husson, Maître de conférence à l’Université de Paris IV, au colloque du 17 mars 2008, Le commerce extérieur allemand : l’Allemagne au sommet de l’Europe ?

Merci, Monsieur le Président.
Je vais introduire notre discussion de ce soir en montrant les rapports paradoxaux que l’Allemagne entretient avec l’Europe par son commerce extérieur.
Ensuite, mon collègue Hervé Joly abordera, lui aussi en historien, la question du comportement des entreprises allemandes sur la longue durée.
Ensuite nous entendrons Monsieur Seidel qui, dans un exposé plus théorique, nous parlera de l’actualité du débat allemand. Je tiens en commençant à remercier le Professeur Hans Werner Sinn de l’IFO de nous avoir envoyé un de ses assistants pour participer à ce débat. Je crois que nous allons en tirer beaucoup parce que l’IFO est l’un des endroits en Allemagne où l’on débat de façon très intensive de la question du commerce extérieur.

Capacités exportatrices et chômage

Durant le premier mandat de Gerhard Schröder, le « modèle économique allemand » apparaissait mal en point. Et puis, durant son second mandat, à partir de 2002, malgré la persistance d’un chômage de longue durée, le précédent chancelier a pensé pouvoir mesurer la réussite relative de sa politique économique aux chiffres du commerce extérieur allemand : depuis quelques années la République Fédérale d’Allemagne accumule des excédents gigantesques : environ 130 milliards d’excédents en 2002 et 2003. Environ 160 milliards d’excédents en 2004 et 2005, et 190 milliards en 2007 (1).
Ces chiffres font penser à beaucoup, en particulier en France où l’on crédite spontanément les Allemands d’une supériorité intrinsèque en matière économique, que la machine productrice allemande est repartie, après quelques années de stagnation dues essentiellement à la réunification et que la résorption du chômage n’est qu’une question de temps.
Un simple examen des chiffres, sur une plus longue durée, permet d’en douter. Les années de plein emploi de la République Fédérale d’Allemagne, entre les années cinquante et le milieu des années 1970 sont des années d’excédents commerciaux modérés, inférieurs à dix milliards d’euros jusqu’en 1972. Depuis les années 1980, la République Fédérale d’Allemagne a régulièrement des excédents commerciaux spectaculaires mais est entrée aussi dans l’ère du chômage de masse : sous Helmut Kohl (1982-1986), le chômage a été multiplié par deux (4,5 millions de chômeurs en 1998), tout comme les excédents commerciaux (65 milliards d’euros en 1998). On ajoutera, en s’établissant dans une plus longue durée historique, que lors de la phase de mondialisation de l’économie du début du XXe siècle, le Reich était commercialement déficitaire (1 milliard de mark-or en moyenne pour les années 1899-1903 et 1,5 milliards pour les années 1909-1913) ; cela n’empêchait pas le pays d’être le cœur industriel du continent européen (2).
Bien entendu, il ne s’agit pas ici d’établir une corrélation entre capacité à l’exportation et croissance du chômage mais de souligner que les chiffres spectaculaires du commerce extérieur allemand, depuis les années 1980 au moins, ne sont pas synonymes de bonne santé économique du pays. On bute même sur le paradoxe de la coexistence entre un chômage de masse en Allemagne et une capacité exportatrice sans précédent. Les bienfaits de la mondialisation semblent bien n’être, dans le cas de l’Allemagne, qu’apparents. L’ouverture croissante des échanges, à partir du milieu des années 1970 semble avoir profité aux entreprises plus qu’au pays tout entier.

La quincaillerie industrielle du monde ?

Dans un ouvrage qui suscite une grosse controverse en Allemagne, depuis sa parution en 2005, Die Basar-Ökonomie (L’économie de bazar) (3), l’économiste Hans Werner Sinn, directeur de l’Institut d’Analyse Economique IFO, propose une analyse sans complaisance de la situation économique du pays. Il y a, selon lui, toutes les raisons de s’inquiéter du décalage de plus en plus grand entre les performances commerciales du pays et l’incapacité des chanceliers successifs depuis Helmut Schmidt, à la fin des années 1970, à poser le cadre politique d’un recul effectif du chômage.
Sinn fait remarquer que l’Allemagne est, avec le Japon, le pays qui a connu la plus forte désindustrialisation au sein de l’OCDE, depuis le début des années 1990 : Quand la France a perdu 12% de ses emplois industriels entre 1991 et 2003, et les Etats-Unis 5%, l’Allemagne et le Japon en ont perdu respectivement 27 et 24%. Mais si l’on fait la part de la désindustrialisation de l’ancienne RDA, la seule RFA, dans ses frontières de 1989, a perdu, sur la même période, 22% de ses emplois industriels. La crise du secteur industriel allemand est à l’origine de 90% des suppressions d’emploi. L’économiste allemand insiste également sur le fait que l’Allemagne est, de tous les pays de l’OCDE, celui qui connaît le plus fort taux de chômage de la main d’œuvre de la main d’œuvre peu qualifiée (14,2% contre 10,7 en France, 6,3 en Suède et 2,3 en Norvège) (4). Comme leurs partenaires occidentales, mais de manière plus marquée encore, c’est en priorité les emplois peu qualifiés que suppriment les entreprises allemandes, qui délocalisent massivement vers l’Europe orientale, le continent américain et la Chine.
Prenant d’autres instruments de mesure, Hans-Werner Sinn pense pouvoir retracer la dynamique qui conduit aux actuels excédents commerciaux allemands. Examinant plusieurs secteurs d’excellence de l’industrie allemande, il attire l’attention sur la réduction de la part de valeur véritablement créée par les entreprises du secteur lui-même dans la valeur totale des produits. Prenons trois années de référence : 1970, 1990 et 2002. Pour l’électronique, les chiffres sont, respectivement, de 51, 47 et 37%. Pour la construction de machines-outils, de 44, 42 et 41%. Pour l’industrie automobile, de 43, 36 et 27%. Pour l’industrie chimique, de 44, 41 et 36%. Pour la métallurgie, de 39, 40 et 38%. Deux aspects sont à prendre en compte : la part de la valeur d’un produit qui revient à d’autres entreprises en Allemagne (outsourcing); et celle qui revient à la production à l’étranger (offshoring). En 1995, 20% des composantes des produits finis étaient produites par des entreprises à l’étranger, en 2000, 26%, soit la plus forte augmentation pour un pays d’Europe. Entre 1995 et 2005, la croissance de la production industrielle ne revient que pour 17% aux entreprises du secteur industriel en Allemagne mais pour 33 % à des entreprises allemandes d’autres secteurs et pour 50% à des entreprises situées à l’étranger. Sur les années 1992-2004, la valeur de la production industrielle a augmenté globalement de 26% mais la part de croissance revenant à des entreprises d’autres secteurs en Allemagne est de 29% et celle revenant à des entreprises situées à l’étranger de 64% (5).

Selon Hans-Werner Sinn, ce sont les coûts salariaux en Allemagne dans le secteur industriel qui ont un effet dissuasif pour les entreprises et les poussent à externaliser ou à délocaliser. Un ouvrier allemand était payé en 2004 27,60 euros de l’heure, contre 23, 32 pour un Suédois, 20,74 pour un Français, 18,79 pour un Irlandais et 7,21 pour un Portugais, 4,49 pour un Tchèque, 1,45 pour un Bulgare et 1,10 pour un Chinois. Les entreprises allemandes ont, au moins depuis le début des années 1990, procédé à des délocalisations massives d’emploi et créé des chaînes de production mondiales où elles réservent à l’Allemagne les activités où la main d’œuvre doit être particulièrement qualifiée. Les emplois industriels qui subsistent en Allemagne concernent essentiellement la finition des produits, le montage de pièces fabriquées partout ailleurs dans le monde. Le secteur chimique ou celui des machines-outils sont moins touchés par l’internationalisation des chaînes de production et les délocalisations d’emploi que l’industrie automobile ou l’électronique parce qu’il s’agit de secteurs où l’avance allemande reste plus forte par rapport aux concurrents. Mais l’on a affaire à une tendance de fond, la concentration, en Allemagne même, sur la fin des chaînes de production et la réexportation de produits montés en Allemagne à partir de composantes fabriquées ailleurs. Ces produits finis peuvent être vendus cher parce qu’ils portent le label « Made in Germany ». Et c’est ce qui crée, selon Hans-Werner Sinn, les surplus commerciaux spectaculaires.

Selon Sinn, on exagère à peine en disant que l’Allemagne profite de sa réputation industrielle mais qu’elle devient progressivement le « magasin industriel », le « bazar», la « quincaillerie » du monde. C’est chez elle que l’on continue, et que l’on continuera encore quelques années à venir, à s’approvisionner en produits industriels de bonne qualité. Mais il ne faut pas se dissimuler, dit-il, que si la part de production réellement effectuée en Allemagne ne cesse de diminuer, c’en est fini, à terme, du « Made in Germany ». Il existerait donc une illusion de la société allemande concernant les actuelles performances à l’exportation du pays. Les entreprises allemandes sont obligées de se concentrer sur la fin des chaînes de production et, pour justifier le maintien des sites de production allemands, elles ont fait en sorte d’obtenir, ces dernières années, le maximum de gains de productivité. Ce qui a signifié aussi l’augmentation du chômage, la main d’œuvre étant massivement remplacée par des robots et seuls les travailleurs les mieux qualifiés restant pour assurer leur manipulation. Les performances à l’exportation ne sont pas incompatibles avec un chômage de masse.

Un seul remède : libéraliser le marché du travail ?

Hans-Werner Sinn propose une libéralisation poussée du marché du travail, pour rendre la main d’œuvre allemande à nouveau concurrentielle. La flexibilité médiocre du marché du travail est, d’un point de vue libéral, un sérieux handicap pour l’économie allemande, en particulier du point de vue de la main d’oeuvre la moins qualifiée : mise en concurrence avec une main d’œuvre guère plus qualifiée mais qui accepte d’être payée cinq, dix ou quinze fois moins cher, elle est automatiquement écartée de l’accès à l’emploi.
Mais jusqu’où peut-on aller ? On touche là aux limites de la pensée économique néo-libérale appliquée au monde actuel. Imaginons que les peuples d’Europe de l’Ouest, ce qui est loin d’être le cas, entrent dans la logique de la flexibilisation totale du marché du travail. Si l’on en fait l’unique instrument d’action, on ne rendra pour autant jamais concurrentielle notre main d’œuvre. Il est impossible, comme le souligne Sinn lui-même, que l’écart salarial entre l’Allemagne et la Bulgarie, ou la Chine, se réduise en moins de deux générations. « A long terme, nous serons tous morts » a déclaré Keynes un jour à ceux qui prônaient un libéralisme absolu pour faire régresser le chômage sur le « long terme ».
Pour les économistes néo-libéraux, la mondialisation est un fait inéluctable, il faut vivre avec l’exclusion sociale qu’elle engendre, en faisant un effort de formation pour les nouvelles générations et concentrer les secteurs industriels de nos économies sur les hautes technologies, sur les domaines qui demandent une forte concentration du capital et non de la main d’œuvre. Mais l’hyperconcentration sur la fin des chaînes de production, qui nécessitent un fort apport capitalistique n’est-elle pas précisément le symptôme de cette « économie de bazar » pointée du doigt par Hans-Werner Sinn ?

L’économiste munichois, au-delà de la dénonciation – légitime mais à l’opposé de l’aspiration au salaire minimum actuellement répandue en Allemagne – des rigidités du marché du travail, bute, sans vraiment chercher à les résoudre, sur les impasses de la mondialisation sous sa forme actuelle. Il refuse toute forme de protection du marché du travail national ou européen, même un rétablissement de tarifs douaniers qui se substituerait à la coûteuse et trop souvent inefficace protection sociale. Son argument est que l’Allemagne est trop dépendante des marchés extérieurs pour l’exportation de sa production. Un repli protectionniste serait mortel, dit-il, pour le seul pan de l’économie qui fonctionne malgré tout, celui des entreprises tournées vers l’exportation – les exportations allemandes ont représenté 36% du PIB en 2005.

Il vaut peut-être la peine, ici, de rappeler que beaucoup des actuels néo-libéraux, oublient de relire leurs grands ancêtres : qui a écrit : « A la vérité, s’attendre que la liberté du commerce puisse jamais être entièrement rendue à la Grande-Bretagne, ce serait une folie aussi grande que de s’attendre à y voir jamais réaliser la république d’Utopie ou celle d’Océana » ? C’est Adam Smith, au chapitre II du Livre IV de La Richesse des nations (6). Relisez ce chapitre et vous comprendrez ce qui distingue l’époque où les libéraux n’avaient pas oublié que l’analyse économique s’enracine dans la philosophie morale, la sociologie et l’histoire de l’économétrie triomphante chez beaucoup de néo-libéraux ou même du dogmatisme en matière de libre-échangisme des « ordo-libéraux » dans la République Fédérale des années 1950. On oublie trop souvent aujourd’hui – encouragés par la modélisation mathématique ou par l’assimilation abusive entre protectionnisme et refus de l’économie de marché – que Smith ou Ricardo mettaient bien des conditions à ce qu’ils appelaient la « liberté du commerce ». La théorie des avantages comparatifs, que l’on nous serine depuis trois décennies, n’est développée par Ricardo qu’à propos d’économies de développements à peu près équivalents. Pour être parfaite, la concurrence doit être non faussée. Et c’est en authentique héritier de Smith ou de Ricardo que Maurice Allais ne cesse de dénoncer l’illusion qui entoure la mondialisation sous sa forme actuelle : il ne peut y avoir un véritable libre-échange en l’absence d’ordre monétaire et dans l’asymétrie radicale provoquée par des écarts de salaire qui vont de un à trente.

La question que nous devons poser à nos amis allemands est de savoir si l’enthousiasme pour le libre-échange mondial, répandu chez les économistes qui ont construit le « modèle allemand » de l’ère Erhard, peut servir de pensée économique dans le monde actuel.

Je voudrais attirer l’attention sur trois éléments :

• le commerce extérieur allemand reste aux deux tiers un commerce interne au continent européen.
• Les entreprises allemandes ont substitué la logique du « made by Siemens » à celle du « made in Germany » et il faut poser la question du coût social de cette politique
• Une mise en perspective historique s’impose entre la mondialisation d’aujourd’hui et celle d’avant 1914, qui fera ressortir d’étonnantes continuités.

L’Allemagne commerce encore pour 40% avec la seule zone euro

Les chiffres sont incontestables – aujourd’hui encore, ce sont les importations européennes et même celles de l’Union européenne qui tirent les exportations allemandes.

• Dans les dix premiers pays destinataires des exportations allemandes, en 2005, il y a six pays de la zone euro, sept membres de l’Union européenne et neuf pays européens.
• Dans les vingt premiers pays destinataires des exportations allemandes, on compte neuf pays de la zone euro, douze membres de l’Union européenne, et seize pays européens, dont la Russie.
• Dans les trente premiers pays destinataires des exportations allemandes, il y a dix pays de la zone euro, treize membres de l’Union européenne et vingt pays européens.
• La zone euro permet à l’Allemagne de réaliser environ 43% du produit de ses exportations ; l’Union Européenne 62% et l’Europe 75% !
• la Grande-Bretagne représente environ 7% du produit des exportations allemandes, performance située entre les USA (9%) et le Japon (5%).
• Pour l’instant, la Chine absorbe autant d’exportations allemandes que la Pologne et quatre fois moins environ que la France.
• La France reste le premier partenaire de la RFA, absorbant 10% des exportations allemandes.

Regardons à présent ce qu’il en est des importations.

• Dans les dix premiers fournisseurs de l’Allemagne en 2005, on trouve cinq pays de la zone euro, six membres de l’Union européenne et huit pays européens, dont la Russie.
• Dans les vingt premiers fournisseurs de l’Allemagne, on trouve sept pays membres de la zone euro, treize pays membres de l’Union européenne et seize pays européens.
• Dans les trente premiers pays fournisseurs de l’Allemagne, on trouve neuf pays membres de la zone euro, quinze pays membres de l’Union européenne et vingt pays européens.
• L’Allemagne se fournit pour 40% dans la zone euro ; pour 58% dans l’Union européenne et 70% sur l’ensemble du continent européen.
• Onzième pays importateur de produits « made in Germany », la Chine est le quatrième fournisseur de l’Allemagne, quasiment à égalité avec les Etats-Unis (respectivement 6,3 et 6,5% des importations allemandes).
• La France et les Pays-Bas fournissent chacun presque 9% des exportations allemandes.

Le commerce extérieur allemand reste, jusqu’à nouvel ordre, centré sur l’Europe et plus particulièrement sur l’Union européenne. Malgré une croissance relativement faible, ces dernières années, par rapport au reste du monde, la zone euro représente, à elle seule, 40% du commerce extérieur allemand.

Le Marché Commun des Pères fondateurs continue à absorber 29% des exportations allemandes et à fournir 29% des importations allemandes !

A l’inverse, la Chine, ne fournit pour l’instant que 6,3% des importations allemandes et n’absorbe que 2,5% des exportations de la République Fédérale. Combien de temps faudrait-il pour faire de la Chine un partenaire commercial aussi intéressant pour l’Allemagne que la « vieille Europe » ? Ajoutons que bien évidemment la substitution d’un pays comme la Chine aux grands partenaires commerciaux actuels de l’Allemagne, qui se trouvent en Europe, signifierait la destruction de l’environnement économique historique de l’Allemagne.

Relancer la croissance européenne rapportera plus économiquement que jouer la carte de la mondialisation

Devant la faiblesse de la croissance de ses principaux partenaires et la stagnation en Allemagne même, les organisations patronales allemandes misent sur la conquête de nouveaux marchés à l’exportation : Europe de l’Est, Chine, Inde, Amérique latine, Asie centrale, Moyen-Orient. Elles militent pour la poursuite de l’instauration d’un libre-échange absolu, sont disposées à sacrifier l’agriculture européenne en échange de l’accès libre au marché industriel et des services dans les pays en développement.

Sauf en ce qui concerne l’Europe de l’Est, il s’agit d’un mauvais calcul. Les pays en développement n’améliorent qu’à la marge les chiffres des exportations allemandes. La Chine ou l’Inde sont des marchés problématiques car ils sont plus intéressés par la délocalisation des emplois européens à leur profit que par l’augmentation des importations qu’ils effectueraient en provenance de l’Europe : les gains qu’ils procurent à l’Allemagne sont provisoires (comparés à la dynamique de croissance de la Communauté puis de l’Union européenne sur cinq décennies) puisque ces pays ont vocation à s’insérer dans des zones commerciales régionales asiatiques. Un jour, les transferts de technologie leur permettront de se passer d’importer leurs machines-outils ou leurs voitures d’Allemagne.

Si l’on ajoute la prise en compte des incertitudes qui pèsent sur l’avenir de la consommation aux Etats-Unis (pays dont la RFA est devenue beaucoup plus dépendante dans les années 1990), il serait beaucoup plus utile à l’Allemagne de réfléchir aux moyens de relancer la croissance chez elle et chez ses principaux partenaires commerciaux.

Un retour à la croissance en Allemagne passe par la redynamisation des principaux partenaires commerciaux, hors Etats-Unis. Cela veut dire relancer la croissance dans l’UE, et en particulier dans la zone euro.

La relance de la croissance dans la zone euro ne peut pas passer par la seule libéralisation du marché du travail. Ou, plutôt, cette dernière, indispensable pour libérer les forces créatrices présentes dans nos sociétés – ou éviter que les individus les plus innovateurs ne partent travailler ailleurs – doit être accompagnée d’un certain nombre d’autres mesures. Il faut comprendre que nos sociétés, pour lesquelles l’Etat-providence, même menacé, reste un amortisseur des chocs causés par la mondialisation, n’accepteront la concurrence et les remises en causes des « avantages acquis » que si elles ont le sentiment d’être protégées en même temps contre les asymétries de la mondialisation.

Des mesures indispensables comme l’allègement des charges sociales, ou la réforme d’un système éducatif vidé de sa substance par l’égalitarisme mal compris du collège unique (de la Gesamtschule en Allemagne), ou l’investissement dans la recherche n’auraient aucun sens si elle ne s’accompagnaient pas de mesures correctrices des asymétries de l’économie internationale.

Le vrai libéralisme est dans le maintien des grands équilibres (équilibre des pouvoirs, équilibre des puissances, équilibre budgétaire, équilibre commercial etc…). C’est pourquoi il faudra commencer par combattre :

• l’asymétrie du système monétaire international, qui, centré sur l’étalon-dollar, attire 75% de l’épargne mondiale aux Etats-Unis ; il serait temps que la zone euro ait une attitude plus offensive, soit qu’elle pousse jusqu’au bout la logique de rigueur monétaire, en instaurant un euro-or qui attirerait les capitaux vers l’Europe par la confiance qu’il inspirerait ; soit que la BCE développe une politique monétaire souple, à l’anglo-saxonne.
• le dumping social des pays à bas salaires. Si l’on prend au sérieux le libéralisme économique et l’idée de concurrence parfaite sur lequel il repose, force est de constater qu’à partir du moment où un Etat qui reste largement totalitaire comme la Chine post-communiste met à la disposition des entreprises transnationales une main d’œuvre qui est dans l’incapacité d’exiger quelque justice sociale que ce soit et qui en fait travaille dans des conditions de véritable servage, la libre concurrence, en fait, n’existe pas. Dans ces conditions, il serait normal que l’Union européenne défende ses populations contre une concurrence déloyale et pénalise les entreprises qui profitent cyniquement de la contrainte politique encore pratiquée en Chine.

Il faut savoir réintroduire le facteur temporel dans la réflexion économique. Il y a ce qui est de l’ordre du long terme : les investissements dans la formation et la recherche ; pour qu’ils puissent porter des fruits et, surtout, pour être en mesure de mobiliser les financements nécessaires, il faut empêcher toute déstabilisation à court ou à moyen terme. La mondialisation actuelle, qui se caractérise par des asymétries, est un facteur de déstabilisation sur le court terme. Pour assurer la réussite des réformes de longue haleine, il faut des mécanismes de protection externe.

Cela passe, pour le sujet qui nous intéresse, par la préservation de l’emploi industriel, donc le retour au principe d’une « préférence communautaire » qu’on appellera plutôt « priorité européenne ».

Imposer la « priorité européenne »

Si l’on laisse de côté la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, qui ont fait le choix, dans les années 1980, de la désindustrialisation, les principaux partenaires commerciaux de l’Allemagne, qui se trouvent dans la zone euro, sont confrontés aux asymétries de la mondialisation, en particulier la pression des bas salaires chinois. L’absence de véritables règles à la mondialisation réduit d’avance à néant tous les efforts que pourront faire les sociétés en matière de compression du coût du travail ou de gains de productivité.

Comment faire pour répondre à la fois aux exigences de compétitivité d’une économie moderne pleinement insérée dans la mondialisation tout en ne sacrifiant pas ce qui crée principalement la richesse d’un pays, l’emploi industriel – et donc sa capacité à s’équiper, à exporter et à se procurer les ressources financières qui lui permettront, suivant une répartition propre à chaque société, d’épargner, d’investir et de consommer (7) ? La seule réponse possible est celle d’une zone de libre-échange régionale – qui empêche chaque pays de s’endormir à l’abri de tarifs douaniers nationaux – qui soit capable en même temps de se prémunir contre les asymétries de la mondialisation grâce à des tarifs extérieurs communs. C’est la description de ce que fut le Marché Commun européen durant les Trente Glorieuses. Il est temps de revenir à la priorité européenne qui a fait la croissance de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale.

Si l’on reprend le raisonnement de Hans-Werner Sinn, pour l’affiner, il est certain qu’il faut libérer les forces créatrices des économies nationales en Europe, inexploitées ou sacrifiées à un coûteux financement de l’assurance chômage ; mais il faut tenir compte aussi du fait que l’intérêt de l’Europe n’est pas dans une course vers la compression des salaires. L’économie allemande est entrée dans un cercle vicieux où l’augmentation permanente des performances à l’exportation se substitue à un équilibre entre consommation interne et exportation. Que l’Allemagne ait traditionnellement souhaité moins consommer et plus exporter que ses voisins est une chose ; qu’elle voie dans la caricature de cette attitude la norme pour l’Europe et surtout le remède à ses difficultés économiques en est une autre.

L’intérêt de l’Allemagne et de l’Europe est dans la création d’un grand marché régional au sein de l’économie mondialisée, comme l’Extrême-Orient en créera un, inéluctablement, autour de la Chine et du Japon. L’Europe possède tous les atouts nécessaires à la compétitivité internationale : elle a les ressources énergétiques russes, la main d’œuvre bon marché est-européenne pour les activités à forte concentration de main d’oeuvre et les capacités d’être en pointe dans les nouvelles révolutions industrielles et techniques grâce au savoir-faire accumulé dans la vieille Europe. Un protectionnisme intelligent– dont Paul Bairoch a montré qu’il était l’indispensable accompagnement des phases de prospérité économique (8)– étendu à la grande Europe permettrait de redynamiser le marché du travail à l’Ouest de l’Europe et de laisser les salaires progressivement augmenter à l’Est de l’Europe. Donc de relancer les capacités d’absorption par l’Europe de l’Ouest des exportations allemandes et de faire des pays d’Europe centrale et orientale non plus seulement des réservoirs de main d’œuvre bon marché pour les PME allemandes mais des pays qui eux aussi absorbent une part toujours croissante de la production allemande.

Dans la vieille Europe, on n’aurait plus affaire à la protection d’un nombre toujours plus réduit de salariés de l’industrie, concentrés dans des secteurs à haute productivité et exclusivement tournés vers l’exportation, mais à une nouvelle création d’emploi équilibrée, entre secteurs à forte concentration capitalistique, industries de main d’œuvre et un secteur des services sans excroissance parasitaire (9). Dans la nouvelle Europe, on créerait la possibilité d’un authentique décollage économique auto-centré.

L’Allemagne a tout à perdre de l’absence de « priorité européenne » :

En faisant le choix de l’Europe, dans les années 1950, la RFA a posé les bases de son « miracle économique » de l’après-guerre. En fait, elle renouait avec la logique de mondialisation équilibrée du début du XXe siècle. Si l’on envisage en effet la plus longue durée historique, on est frappé de voir les permanences des tendances de fond du commerce extérieur allemand sur un siècle. A la veille de 1914, Le Reich wilhelmien écoulait les trois quarts de ses exportations sur l’ensemble du continent européen (10). En 1913, la Grande-Bretagne absorbait 14,2% des exportations allemandes, l’Autriche-Hongrie 10,9%, la Russie, 8,7%, la France 7,8%, Les Etats-Unis 7,1%, les Pays-Bas, 6,9%, la Belgique 5,5 et la Suisse 5,3% (11). La même année, le Reich se fournissait pour 15,9% aux Etats-Unis, pour 13,2% en Russie, pour 8,1% en Grande-Bretagne, pour 7,7% en Autriche-Hongrie, pour 5,4% en France et pour 3,2% en Belgique (12).

Ajoutons cependant qu’à cette époque, les exportations ne représentaient que 16% du PIB (13) et qu’un protectionnisme modéré n’empêchait pas la croissance constante du commerce mondial et des capacités exportatrices de l’économie allemande. Pour un indice 100 en 1872, les exportations mondiales ont connu un essor uniquement à partir de l’introduction progressive et généralisée, à la fin des années 1870, de tarifs protectionnistes pour sortir de la Grande Dépression : 110 en 1882, 120 en 1892, 150 en 1902 et 250 en 1912. Les exportations allemandes connaissent, en période protectionniste un essor parallèle : pour un indice 100 en 1872, 120 en 1882, 140 en 1892, 190 en 1902 et 300 en 1912 (14). On peut même dire que l’équilibre entre exportations allemandes vers l’Europe et importations allemandes d’Europe est mieux assuré aujourd’hui qu’il y a un siècle.

La mondialisation du début du XXe siècle fut plus équilibrée que celle que nous vivons actuellement parce qu’elle reposait sur une monnaie mondiale indépendante de la politique des Etats, l’or, et parce que les Etats pratiquaient un protectionnisme modéré. Bien que l’idéologie libre-échangiste ait dominé les esprits dès les années 1950, la Communauté européenne fut, durant les Trente Glorieuses, protégée par l’ordre monétaire relatif de Bretton Woods et par la fermeture d’une partie du monde – l’Eurasie communiste aux échanges internationaux. Au moment où les salariés européens de l’Ouest sont mis en concurrence avec la main d’œuvre des pays de l’ancien bloc soviétique et surtout celle d’un Etat encore partiellement totalitaire, la Chine, il devient suicidaire, de refuser à l’Union européenne, et a fortiori à la zone euro, tout mécanisme de sauvegarde dans la mondialisation. C’est préparer un désastre économique et social sans précédent.

L’actuelle embellie des exportations n’aura qu’un temps pour la République Fédérale car, un jour les Allemands devront accepter la délocalisation massive de leur emploi industriel dans les pays émergents s’ils veulent continuer à y jouer un rôle. En gros le modèle sino-américain actuel, sans que la RFA possède les atouts financiers des Etats-Unis.

Et les principaux partenaires commerciaux de l’Allemagne seraient toujours plus touchés par la stagnation de la consommation en Allemagne. S’accentuerait alors un cercle vicieux, déjà amorcé, qui défait progressivement la spirale vertueuse des « trente glorieuses » : les principaux partenaires commerciaux de l’Allemagne seraient de moins en moins en mesure d’exporter vers l’Allemagne et, surtout, du point de vue d’une économie qui a encore plus besoin que la leur d’exporter, d’absorber la production allemande.

L’intérêt de l’Allemagne n’est pas dans l’étiolement économique et la déstabilisation sociale de ses principaux partenaires commerciaux. Les masses financières en jeu sont trop importantes pour que la RFA puisse se payer le luxe de se passer de la consommation, par les membres historiques de la construction européenne de sa production industrielle. Elle doit au contraire tout faire pour que ceux-ci soient à nouveau en mesure de consommer massivement ses propres produits. Elle ne peut pas non plus, sans rompre la solidarité européenne, accepter chez elle un chômage de masse qui restreint de fait sa propre consommation et lui fait réduire ses importations – les principaux fournisseurs de la RFA restent les Européens et, plus particulièrement le noyau historique de l’Union européenne.

Durant les deux dernières décennies, l’Allemagne s’est fixé des objectifs contraires à son engagement historique dans une « construction européenne » qui a permis sa propre reconstruction économique après la guerre. En effet, elle a, depuis vingt ans :
• misé sur le consommateur américain plutôt que sur le consommateur allemand et européen ;
• tenté de concurrencer les Etats-Unis en Amérique latine en voulant faire signer à cette dernière un accord de libre-échange avec l’UE ;
• poussé à l’abaissement des tarifs douaniers dans les pays en développement, en échange de l’abandon de l’agriculture européenne, et cela pour des gains à l’exportation qui seront infimes par rapport à ce qu’apporterait un retour à la croissance dans la zone euro ;
• parié sur le marché chinois et surtout sur l’immense « armée de réserve » de l’industrie chinoise, au risque de contribuer à créer un concurrent mortel pour l’Allemagne elle-même et pour l’Europe.

La politique de « priorité européenne » est la seule qui corresponde à la structure réelle des réseaux commerciaux dans lesquels s’insère l’Allemagne. La République Fédérale réalise 29% de son commerce avec le Marché Commun des fondateurs, 40% avec la zone euro, 63% avec l’Union européenne et 75% avec « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural ». « Priorité européenne signifie donc :
• la priorité donnée à la consommation européenne ;
• la priorité donnée aux échanges avec les partenaires européens historiques mais aussi l’élaboration d’un pôle de stabilité dans la mondialisation qui comprenne l’Europe de l’Est et la Russie ;
• l’élaboration de mécanismes de sauvegarde pour l’UE qui permettent aux pays membres de se battre à armes égales dans la mondialisation avec les autres zones de production dans le monde.

La vieille priorité donnée par la RFA à l’exportation sur la consommation interne n’est pas contraire aux intérêts de l’Europe tant que l’économie allemande accepte que son environnement économique immédiat ait les moyens de renforcer ses capacités d’absorption de la production d’outre-Rhin. Et tant qu’elle ne laisse pas s’étioler ses besoins de consommation et d’équipement en laissant se développer un chômage de masse dont l’ampleur est le fruit d’une attitude fataliste face à la mondialisation.

Pourquoi parler de tout cela ?
C’est pour montrer, comme je le disais en introduction, le rapport paradoxal que l’Allemagne entretient avec l’Europe. A la fois elle s’y impose comme la grande puissance exportatrice, elle a, depuis les années 1970, largement contribué à faire abandonner le principe de préférence communautaire et, en même temps, l’Allemagne semble largement dépendante des capacités d’absorption du marché européen pour rester dans son rang de première puissance exportatrice.
On a donc là une relation tout à fait paradoxale à l’Europe, plus compliquée que ce qu’on dit d’habitude.
C’est une façon de lancer le débat de ce soir puisque la question qui se pose aujourd’hui pour la République fédérale d’Allemagne – comme, peut-être, elle se posait déjà au début du XXe siècle – est de savoir dans quelle mesure elle est d’abord une puissance européo-centrée ou une puissance mondiale (je parle ici uniquement de l’économie).
Je vous remercie.

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1) Lorsqu’aucune autre référence n’est donnée, les chiffres sont tirés du site internet du statistisches Bundesamt, www.destatis.de à la rubrique Aussenhandel.
2) Cornelius Torp, Die Herausforderung der Globalisierung. Wirtschaft und Politik in Deutschland 1860-1914, Vandenhoek & Ruprecht, Göttingen, 2005, p.69.
3) Hans Werner Sinn, Die Basar-Ökonomie. Deutschland: Exportweltmeister oder Schlusslicht?, Econ, Munich, 2005,
4) Sinn, op.cit., p.138-139 et p.86.
5) Tous ces chiffres se trouvent dans Sinn, op.cit., p.100-110.
6) Tome 2, p.60 dans l’édition Garnier Flammarion, Paris, 1991
7) Les Etats-Unis qui ont largement laissé détruire leur emploi industriel ne peuvent continuer à consommer que parce que le statut de monnaie de réserve du dollar leur permet de s’endetter à raison de 2 milliards de dollar par jour
8) Paul Bairoch, Mythes et paradoxes de l’histoire économique, Paris, La découverte, 1994.
9) Sur le caractère artificiel et même parasitaire de bien des emplois créés dans les services, voir Emmanuel Todd, Après l’Empire, Paris, Gallimard, 2003.
10) Cornelius Torp, Die Herausforderung der Globalisierung. Wirtschaft une Politik in Deutschland, Vandenhoeck & Ruprecht., Göttingen, p.77.
11) Torp, op.cit., p.79
12) Torp, op.cit., p.83.
13) Torp, op.cit., p.66
14) Torp, op.cit., p.61

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