La dictature de l’émotion majoritaire
Intervention prononcée lors du colloque du 10 septembre 2007, La démocratie peut-elle survivre au système politico-médiatico-sondagier ?
Je ne vais peut-être pas répondre à la question un peu ambitieuse que vous posez : La démocratie peut-elle survivre au système politico-médiatico-sondagier ? Vous-même n’y avez pas complètement répondu.
Je vais vous faire part d’un simple témoignage :
Ce qui m’apparaît comme certain dans ma pratique quotidienne, c’est que le système est malade, que nous-mêmes ne nous y sentons pas très bien et que nous tentons de nous soigner, puisque maladie il y a.
Pourquoi nous sentons-nous mal dans cet univers ?
Je fais du journalisme politique depuis plus de vingt ans. La pression de ce système ne cesse de monter et nous y échappons de moins en moins. Ce « nous » vise aussi les acteurs politiques (Jean-Pierre Chevènement fait peut-être partiellement exception) : tous ceux que j’ai pu fréquenter m’ont semblé chaque année plus impressionnés, comme illuminés de l’intérieur quand leur cote de popularité montait et éteints quand elle descendait. Dans tous les cas, leurs mœurs, leur capacité de réflexion et d’initiative étaient indexées sur ce baromètre.
De même, nos commentaires, à nous journalistes [Eric Zemmour me contredira peut-être], étaient de plus en plus dépendants de ces variations sondagières de moins en moins mises en cause. Jean-Pierre Chevènement rappelait à juste titre quelques-unes des critiques qu’on peut faire aux sondages [Patrick Champagne en développera sans doute d’autres] mais je suis stupéfait par la façon dont ces critiques sont effacées, gommées. Plus personne n’en tient compte : on gobe semaine après semaine, jour après jour, heure après heure en période de campagne, des enquêtes d’opinion dont on ne dit plus qu’elles peuvent varier. On ne s’interroge plus sur la taille des échantillons ni sur la marge d’erreur. La procédure du téléphone, considérée il y a quelques années comme une insulte à une bonne pratique sondagière, est aujourd’hui la règle. Bref toutes ces précautions ne sont plus de mise. Il y a une semaine, le Figaro publiait un sondage SOFRES sur l’ « état de grâce » de Nicolas Sarkozy : les questions posées, certes parfaitement légitimes, étaient partiales et partielles. Or on a acté d’un résultat qui, avec d’autres questions, aurait pu être contredit. Voilà comment le système fonctionne.
Ce qui me semble neuf c’est que nous y sommes immergés jusqu’au cou, jusqu’aux yeux, au point de céder à une dictature de la popularité. C’est là, me semble-t-il, qu’on peut parler d’une défaite en rase campagne de l’esprit républicain, de la gauche en l’occurrence (puisqu’elle a été battue) et des journalistes. Ne vaut, n’est légitime que ce qui est populaire. Tout cela fonctionne en boucle avec la télévision. Tout circule à travers le miroir grossissant de la télévision. TF1 donne le ton mais les autres chaînes fonctionnent sur le même principe de l’émotion populaire majoritaire. Tout ce qui sortirait de l’immédiateté, tout ce qui réclamerait du temps, du désaccord, de la dissonance, est rejeté.
Ce qui me frappe aussi, c’est le rôle joué, pour faire sens, pour acter cette légitimité, par nos amis sondeurs dont un excellent représentant est parmi nous, avec lequel nous travaillons depuis longtemps et qui nous a aidés à y voir clair (ils ne sont donc pas seulement maladie : je pense surtout aux référendums sur l’Europe : Stéphane Rozès a été de ceux qui ont bien perçu les mouvements de la France d’en bas contre Maastricht). Ces sondeurs sont passés du statut d’experts – conquis de haute lutte grâce à une entente entre eux, fruit d’un long travail – au statut de devins, sorte d’aruspices dont la parole vaut oracle. Et quand leur expertise est contestée, fort habilement, ils passent à cet autre statut de mages… et inversement. Nous avons affaire là à de redoutables partenaires dont, je crois, nous ne mettons pas assez en cause ni les pratiques, ni l’aura. C’est une des autocritiques que je nous ferais bien volontiers : il faut sans cesse rappeler que les sciences humaines en général – et cette science en particulier – n’enfermeront jamais l’homme dans des conduites qu’elles présentent comme prédéterminées ou déterminées.
Cette dictature de l’opinion majoritaire posée comme établie s’est renforcée aussi du fait même du déni de pensée de la gauche. La gauche était censément porteuse de valeurs contestataires, de mises en cause, de débats. Or elle a été piégée ces dernières années en adhérant à ce système, en refusant toute réflexion à la fois historique et prospective ; François Hollande en est l’exemple mais tous les dirigeants du parti ont été « hollandisés ». Notre malaise, à nous journalistes, vient du fait que nous ne disposons pas de pensées alternatives pour conforter d’éventuelles critiques de cette dominance de l’émotion majoritaire.
Y a-t-il des motifs d’espérance, comme le disait Jean-Pierre Chevènement ?
Pour se soigner, chacun dispose de quelques « trucs » : Je tente de temps en temps des enquêtes qualitatives. 1994-95 fut pour moi un moment fondateur : en 1994 certains sondeurs donnaient Balladur gagnant. Lors d’un dîner, à l’occasion de la parution d’un livre sur Balladur/Chirac que j’avais écrit avec Maurice Szafran (1) , nous avions improvisé un sondage sauvage :
« Si vous étiez poursuivi pendant l’occupation, chez qui iriez-vous vous réfugier ? »
Sur quarante-cinq personnes présentes à ce banquet, quarante-cinq ont répondu qu’elles iraient chez Chirac…
Cette question touchait sans doute à quelque chose de vrai. Si je vous raconte cette anecdote c’est pour montrer que nous ne nous fatiguons pas assez pour trouver des questions permettant de réfléchir aux questions de l’incarnation de Président de la République ou du responsable politique. Je regretterai longtemps de ne pas avoir fait, avant la dernière élection, une enquête de ce genre : « Vous partez en vacances, à qui laissez-vous les clés de la maison ? » ou bien « A qui donnez-vous le volant d’un autobus qui fonce sur des routes dangereuses? »… Nous aurions obtenu des éléments aussi intéressants que beaucoup d’autres.
La multiplication des chaînes, des moyens d’information – comme le disait encore Jean-Pierre Chevènement – fournit aussi des sources de contestation, d’inspiration. Je passe entre trois quarts d’heure et une heure tous les jours sur Internet pour lire ce qu’écrivent les « militants en pyjama ». J’y découvre des échanges de réflexions, de pensées, d’émotions, de colère qui dissonent et permettent de sortir de ce phénomène de miroir grossissant. La progression importante de journaux comme Marianne ou Charlie Hebdo est aussi un signe encourageant.
Je terminerai sur cette note d’espérance : Il existe des pensées critiques qui se cherchent et qui, à mon sens, ne cesseront de se développer en réaction, notamment, à nos amis à qui je vais passer la parole.
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1) « De si bons amis » de Nicolas Domenach et Maurice Szafran, éd.Plon
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