Intervention prononcée lors du colloque Entreprises et territoires du 25 septembre 2006
L’économie mondiale est entrée dans une ère nouvelle quand il a été décidé d’étendre la liberté du commerce internationale des produits et services aux facteurs de production eux mêmes, c’est-à-dire au capital et au travail. Nous savons que les théories du commerce international, depuis Ricardo, sont fondées sur les avantages comparatifs, c’est-à-dire sur la capacité théorique du système économique à optimiser l’utilisation des ressources de chaque pays par la liberté d’échanges de leurs produits. Selon cette théorie, chaque pays est gagnant.
La nouvelle étape a été franchie progressivement dans les années 80. Les politiques de déréglementation anglo-saxonnes ont joué un rôle de moteur d’allumage. Mais c’est l’Acte unique européen signé en 1986 qui a été porteur de leur généralisation. Il prévoyait en effet la liberté des mouvements de capital, mais – et c’est à l’époque passé relativement inaperçu – sans restreindre cette liberté à l’espace européen. C’est bien une ouverture mondiale des capitaux qui a été instaurée par la directive d’application de 1988. Ensuite, c’était affaire de simple logique de supprimer dans le Traité de Maastricht la préférence communautaire prévue dans le Traité de Rome de 1958.
Dès lors qu’il y a liberté de mouvement des facteurs de production, ce n’est plus la règle des avantages comparatifs qui prime, c’est le règne de l’avantage absolu. L’avantage absolu signifie qu’un espace économique peut quasiment éliminer les activités productives d’autres espaces, comme il est aisé de la voir au sein d’un même pays dont des régions sont économiquement marginalisées. L’exemple le plus connu, étant le Mezzogiorno italien. Ces phénomènes sont maintenant extrapolables au monde entier, à l’image de l’évolution qu’a connue l’Afrique depuis un demi-siècle. Des pays entiers peuvent dorénavant être perdants. Toute proportion gardée, l’Europe paraît aujourd’hui mal placée dans la compétition actuelle. Sa croissance « potentielle », concept certes discutable introduit par la Banque centrale européenne, qui était estimée à 2 % il y a 10 ans, à 3 % il y a 20 ans, ne l’est plus qu’à 1 % et paraît devoir continuer à décliner.
Parallèlement, la chute de l’Empire soviétique, et avec elle l’élimination de toute alternative apparente à l’économie de marché rendant la synthèse sociale-démocrate inutile, ont débridé le système. Ce sont les pulsions plus que les produits qui se sont libérées. Si des pays peuvent être perdants sous le règne des avantages absolus, ce sont aussi des couches sociales entières qui le peuvent. Le salaire moyen d’un patron américain représentait 107 fois celui d’un ouvrier en 1990. En 2005, le multiple était de 431. Le nombre de détenteurs d’un patrimoine financier supérieur à 1 million de dollars aurait doublé depuis 1996 et atteindrait 8,2 millions de personnes. Le phénomène se « démocratise » : il y a maintenant des riches dans tous les pays, même au Sud !
La course à « l’avidité », selon le terme utilisé aux États-Unis pour dénoncer ces abus, devient sans limite : quatre ans après l’affaire Enron, plus de 25 % des stock-options distribuées aux dirigeants d’entreprises américaines seraient antidatées et, partant, frauduleuses. Les professions réglementées, les commissaires aux comptes, les avocats, paraissent devenir des agents de permissivité. Pendant ce temps, les taux de profits se stabilisent, les risques sont répercutés sur les salariés. La précarisation du travail et la masse salariale deviennent les variables d’ajustement. C’est que, si la main d’œuvre est moins mobile que le capital, les délocalisations offrent un substitut efficace, dont souvent la menace suffit pour produire ses effets.
Quelles répercussions pour les entreprises et leurs stratégies ?
Tout d’abord, cette évolution a entraîné un écart croissant entre Grandes Entreprises (GE) et PME. Malgré des liquidités très abondantes, des PME supportent parfois des taux d’intérêt de 13 % sur leurs découverts bancaires. Mais l’attitude des banques est plus de couper les lignes quand l’horizon s’assombrit que d’augmenter la prime de risque. A cela, une explication limpide. L’initiative entrepreneuriale est effectivement très risquée et malgré les primes de risques, les banques couvrent difficilement les pertes. Les régulateurs bancaires incitent aussi les banques à mieux gérer leurs risques, ce qui est certainement louable, mais ce faisant ils freinent une mutualisation qui se faisait naturellement entre agents économiques. Dorénavant, chaque client fait l’objet d’une évaluation individuelle du risque et un montant en capital doit lui être affecté. Le capital risque, qui finance les projets d’investissements des PME, est le plus pénalisé par cette réforme. Il finit par être dévoyé : 70 % des sommes investies le sont aujourd’hui en France dans des LBO, c’est-à-dire des rachats d’entreprises existantes et ces opérations sont peu porteuses de croissance, l’objectif de gestion étant de désendetter l’entreprise.
Face à cette économie entrepreneuriale, difficile, les GE offrent un paysage idyllique. Pour l’actionnaire au moins. Les entreprises du CAC 40 sont, au premier semestre, sur une base de 100 milliards d’euros de profits, soit 16 % de leurs fonds propres. Les 100 premières sociétés mondiales ont amassé un stock de 1 100 milliards de dollars de liquidités. En 2005, les entreprises du G7 ont prêté 1 300 milliards de dollars au reste de l’économie alors que les entreprises sont supposées emprunter pour investir. Leurs profits sont à leur plus haut niveau depuis des décennies. « Les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain et les emplois d’après-demain » disait le Chancelier Schmidt. Cela n’est plus vrai. Le ratio investissement/PIB se situe à son niveau le plus bas depuis des dizaines d’années dans l’ensemble des pays du G7.
Avec de bas taux d’intérêt, les liquidités ne rapportent guère. Les GE semblent y trouver une réponse dans la destruction de leur propre capital, soit en rachetant des actions, ce qui est l’illustration la plus caricaturale, soit en procédant à des fusions acquisitions tendant vers les positions quasi oligopolistiques à l’échelle mondiale. Les fonds d’investissement s’emploient à dégager des plus-values en toutes circonstances et jouent un rôle majeur dans ces mouvements de concentration. Leurs moyens sont considérables. Ils sont estimés actuellement à 1 500 milliards de dollars. Les hedges funds interviennent systématiquement dès l’annonce d’une OPA pour pousser aux surenchères, et leur succès est systématique. S’il y a 20 ans, les fonds s’attaquaient surtout aux sociétés sous-cotées, particulièrement les holdings, pour les revendre par appartements, cas de la fameuse opération en 1988 de KKR sur Nabisco (conglomérat de tabac et d’alimentation), aujourd’hui ils se lancent dans des opérations plus complexes destinées à pousser au contraire à des fusions. Les fonds investissent dans des sociétés d’un même secteur, s’allient entre eux, et tentent de peser ensuite sur les décisions du management dans un sens favorable à leurs propres intérêts. Les managements de GE se trouvent sous tutelle. Exemple récent en a été donné dans le minerai mais aussi sur les bourses européennes, avec Euronext en vedette.
Comment s’en sortent les entreprises françaises ? Elles jouent le jeu de l’internationalisation plus que de la mondialisation. Les entreprises du CAC 40 ne réalisent que 35 % de leur chiffre d’affaire en France et elles n’y ont que 39 % de leurs effectifs. Danone, le fleuron français de l’agro-alimentaire, n’a même que 14 % de ses effectifs en France. Si 46,5 % de leur capitalisation est aux mains de non résidents (dont 15 % aux mains des Américains), le stock de la position nette en capitaux propres des entreprises françaises est en excès de 215 milliards d’euros.
Mais la zone euro et les États-Unis accueillent les deux tiers des investissements directs, ce qui corrobore l’importance de la localisation des clients dans les processus de décision. Le Brésil, premier pays émergent dans lequel les entreprises françaises investissent, accueille 1,4 % des investissements français en capitaux. Les GE entreprises françaises semblent avoir du mal à prendre la dimension des enjeux de mondialisation de la production.
Que peuvent faire les Etats ?
Trois points paraissent mériter attention : la politique monétaire, la politique financière internationale et la valorisation du territoire.
La politique monétaire est dans un corner. Soit elle est restrictive et conduit alors à l’accentuation des difficultés de l’économie domestique (ménages de plus en plus endettés, PME…). Soit elle est permissive et alimente surtout les bulles spéculatives. Cette impuissance des politiques monétaires est le résultat de la suppression des multiples instruments de régulation à laquelle ont procédé les gouvernements des années 80, à l’époque de la « modernisation financière ». Avant, la banque centrale disposait de l’encadrement du crédit, de la mobilisation de créances…. Ces instruments ne sont pas cités comme exemples particuliers, mais il n’en demeure pas moins impossible de réguler deux mondes économiques particulièrement étanches avec un seul instrument monétaire : le taux d’intérêt. A cela, s’ajoute la question du taux de change qui, bien loin d’être l’instrument qu’il devrait être, s’avère, pour la zone euro au moins, un poids mort.
L’équilibre financier international aussi est mis en cause, ce qui affectera les relations régionales des entreprises. La Chine, l’Inde, le Brésil… sont devenus prêteurs des pays du Sud et se substituent au FMI, dont l’actif fond comme neige au soleil et dont l’équilibre d’exploitation ne sera même plus assuré d’ici trois années. En prêtant en monnaies locales, les nouveaux prêteurs dispensent les emprunteurs d’un risque de change en échange d’un taux d’intérêt plus élevé tout en sécurisant les exportations et les approvisionnements de leurs entreprises au détriment de celles des pays développés.
Graphique : Part en volume dans le PIB mondial (%) en parité de pouvoir d’achat (source : CEPII)
Le FMI tente de répondre au défi en réservant une place plus importante à quatre pays (Chine, Corée du Sud, Mexique, Brésil). Mais n’est-ce pas trop tard ? Si la Chine représente 5 % du PIB mondial au taux de change courant, cette part est estimée en 2006 à 15,4 % en termes de parité de pouvoir d’achat (cf. graphique ci-joint). Elle ne disposait que de 2,94 % des droits de vote. Le FMI lui propose de montrer à 3,65 %. Est-ce là une révolution ?
Sur le plan intérieur, les États ne peuvent que donner la priorité à la valorisation de leur territoire. La qualité des infrastructures, des services publics, la qualification de la main d’œuvre sont des facteurs déterminants et le renversement de la politique de Tony Blair en la matière en est une illustration. Mais il serait difficile d’éluder la question de la taxation de la production, surtout dans un univers marqué par la concurrence fiscale. La question de la TVA sociale, qui consiste à faire supporter aussi le financement des régimes sociaux par les importations, me semble à cet égard symptomatique. Les syndicats y sont réticents. C’est un signe que la prise de conscience des nouveaux déterminants des relations entre entreprises et territoires est aussi un enjeu social.
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