Patriotisme économique, territoire et compétitivité

Intervention prononcée lors du colloque Entreprises et territoires du 25 septembre 2006

Je voudrais, Mesdames et Messieurs, que vous soyez bien conscients de la singularité de ma situation. Je suis pratiquement le seul à cette tribune qui ne soit pas membre de Res Publica, je n’ai jamais été directeur de cabinet de Monsieur Chevènement. Et on me fait parler, dans ma situation de modeste syndicaliste, devant les représentants de deux de mes plus importants adhérents, aussi bien dans le domaine automobile que dans le domaine aéronautique et spatial. Je me trouve donc dans une situation un peu délicate.

J’ai essayé de m’en sortir en regardant la commande : « Il s’agira d’une réflexion sur l’apport, dans la durée, des hommes, de la culture industrielle… définir les relations entre un territoire, une région et bien entendu le pays tout entier et ses entreprises…la question du patriotisme économique ou de la nationalité des entreprises est examinée à cette lumière. »

C’est une très bonne question dans la mesure où elle repose sur un aspect vrai et sur un aspect faux.
Je commence par l’aspect faux, le plus facile, c’est la question du patriotisme économique. Le patriotisme économique est une très belle idée qui demande à être examinée.

Historiquement, c’est une idée évidemment dépassée, personne ne parle plus aujourd’hui d’acheter français. Plus trace des campagnes que nous avons tous vues il y a quelques années … et nous n’étions pas les seuls : il y avait dès qu’on franchissait la Manche, le buy british et c’était vrai ailleurs aussi.
C’est une orientation qui est assez singulière à la France. Aux Etats-Unis, au Royaume Uni, on n’a jamais vu d’articles de journaux, au moins en première page, se plaindre de l’acquisition de sociétés américaines ou britanniques par des sociétés d’une autre nationalité. De même en Allemagne, à peine commence-t-on à s’alarmer un peu quand il s’agit du gaz. Il faut aller en Belgique pour relever une inquiétude au moment où la Société générale de Belgique a eu un problème. Plus récemment, les Italiens ont montré peu d’enthousiasme pour les acquisitions d’EDF. Encore était-on lié à une entreprise de nature publique, c’est surtout ce qui gênait les Italiens.

Vous noterez également que le patriotisme économique français est à sens unique car on célèbre rarement les acquisitions françaises à l’étranger. Il faut remonter à Michel Rocard en 1988 pour se féliciter de l’acquisition par Péchiney de Américan Can qui, malheureusement, comme vous le savez, ne s’est pas très bien terminée. En revanche, lorsque Danone ou Usinor, devenu Arcelor, sont en cause, toute la classe politique, quelle que soit sa couleur, se déchaîne pour considérer comme absolument scandaleuse cette intrusion de l’ « étranger ».

Est-ce une vraie question ?
N’y a-t-il pas contradiction puisque, dans le même temps, nous développons une intense activité par le biais de l’agence des investissements étrangers en France pour vanter les qualités du territoire français ?
Le vrai problème n’est-il pas celui de la compétitivité du territoire français ?
Ce qui fait l’intérêt de ce sujet – le patriotisme économique – c’est son lien avec les territoires si ces territoires sont compétitifs.

Je n’ai pas d’histoire particulière à raconter si ce n’est que je suis Président directeur général d’une entreprise de plasturgie à capitaux américains, située en Alsace. Malheureusement je n’ai que très peu d’actions et pas d’options dans cette entreprise.

C’est une histoire intéressante parce qu’elle montre bien les atouts du territoire français. J’en ajouterai un ou deux à ceux qu’a évoqués Jean-Pierre Duport.
D’abord – ça peut sembler naïf – nous sommes au centre de l’Europe. Un ami américain voulait absolument investir dans cette région de l’Est français parce que ses clients sont en Allemagne, en Suisse, dans le Benelux, au Royaume-Uni et en France. La localisation de ses clients était le point clef de l’investissement de cet entrepreneur étranger, comme le rappelait tout à l’heure Louis Schweitzer.

Quelques autres avantages ne doivent pas être oubliés : tout le monde parle des communications mais il est de bon ton, en général, de critiquer l’Education nationale. Je vous étonnerai peut-être, mais à l’UIMM, nous ne critiquons pas beaucoup l’Education nationale car il se trouve que la formation initiale en France est excellente. Je ne parle pas des 120 000 ou 150 000 malheureux garçons et filles qui quittent les études secondaires en ayant du mal à lire, écrire et compter, je parle de la moyenne générale du collégien ou du lycéen français : elle n’est pas mauvaise du tout par rapport au reste de l’Europe.
Nous avons une position géographique extrêmement favorable, des communications tout à fait remarquables et une formation initiale qui n’est pas mauvaise du tout. Reste un problème tout à fait particulier : pourquoi suis-je président de cette entreprise ? Tout simplement parce que après que je lui aie donné quelques conseils, l’actionnaire américain m’a dit : « Denis, il faudrait que vous soyez le président » puis, bousculant mes objections, « en France, vous mettez vos patrons en prison, vous avez une réglementation sociale que je ne comprends pas, vous, au moins vous, vous en sortirez, donc, s’il vous plaît, acceptez la présidence » Je suis donc président de cette entreprise parce qu’un entrepreneur américain craignait, non pas notre situation sociale – la paix sociale existe en France – mais de ne pas se retrouver dans notre réglementation sociale.

Vous ne m’en voudrez pas si j’aborde la question de la compétitivité des territoires, notamment des territoires français, sous le triple angle du coût du travail, de la réglementation du travail et de la formation au travail.

Sur le coût du travail, je ne vous parlerai pas du niveau de salaire. Le salaire encaissé par les salariés n’est ni plus ni moins élevé qu’ailleurs. Je vous parlerai du coût salarial. J’ai été très intéressé par la fin des propos de Monsieur Garabiol quand il évoquait le traitement fiscal de la production. Le problème français, aujourd’hui, dans le domaine du coût du travail, est celui de ce qu’on appelle le « coin social » : vous embauchez quelqu’un à 100, il touche 80 parce qu’il paye 20 de cotisations salariales et l’employeur débourse 150 parce qu’il y a, en gros, 45 ou 50 de charges dites « employeur ». Le coin social, c’est l’écart entre les 80 nets que reçoit le salarié (avant impôt) et les 150 qu’il coûte à l’employeur.

J’évoquerai ici ma modeste expérience, il y a deux ans, à la fête de l’Humanité. Le président Sellière était invité mais, pensant que sa présence apparaîtrait quelque peu provocatrice, il a envoyé son porte-serviette social ! J’y suis allé, j’ai été très bien reçu dans une salle de trois cents ou quatre cents personnes, où, sur deux ou trois heures de débat, j’ai dû pouvoir parler une dizaine de minutes dont huit sous les huées. Mais ces deux minutes furent très intéressantes :

L’animateur qui dirigeait avec beaucoup de véhémence et de dynamisme ces travaux m’a repris au moment où, un peu bêtement, j’évoquais les charges sociales employeur : « Ce ne sont pas des charges ! Le code du travail parle de cotisations et c’est le salarié qui les paie ». Dans un souffle, j’ai réussi à dire : « Monsieur Filoche, vous avez raison ! », provoquant un silence de mort : si j’étais d’accord avec lui, on pouvait m’entendre ! J’ai profité de ce tunnel pour poursuivre : « Vous avez raison et j’ai une proposition à vous faire : demain, passons tous les salaires bruts de 100 à 150, augmentons tous les salaires bruts de 50% » Re-silence de mort… j’ai ajouté, ce qui a mis fin à ma participation orale : « Naturellement, le salarié fera son affaire des 70 qu’il a à payer : URSSAF, UNEDIC, AGIRC, ARRCO… » Mon importante proposition, ma petite révolution personnelle ne passait plus.

Ceci pour vous dire que cette affaire du coin social est tout à fait fondamentale. Je rejoins entièrement Monsieur Garabiol quand il parle des prélèvements, impôts ou cotisations, sur la production par rapport aux prélèvements sur le résultat ou sur la consommation. C’est la question de la TVA dite sociale. Ne rêvons pas, la TVA dite sociale signifie qu’on augmente de quelques points la TVA (2, 3 ou 4 points au maximum) et que ce surplus de recette est affecté au financement de la sécurité sociale. L’important, pour la compétitivité du territoire français en général, est que nous passions d’un système dans lequel le financement repose directement sur le coût du travail, donc sur la production à un système dont le financement, progressivement, repose sur la solidarité nationale. Je ne vois pas pourquoi les entreprises doivent financer la politique familiale par des cotisations, je ne vois pas pourquoi elles ont à financer la maladie alors que nous avons maintenant une couverture maladie universelle. En revanche, qu’elles financent l’assurance chômage avec les salariés, qu’elles financent seules les accidents du travail, qu’elles financent avec les salariés les retraites complémentaires – qui sont un prolongement du salaire d’activité – on peut naturellement discuter.

Chez nous 60% ou 65% du financement de la protection sociale reposent sur les cotisations et 35% sur l’impôt (je mets la CSG dans l’impôt) ; dans les pays d’Europe du nord, la proportion est inverse : 55% ou 60% sur l’impôt, 40% ou 45% sur les cotisations.

Dans cette réflexion qui commence à être entamée, la TVA sociale n’est qu’un élément, à côté de l’ensemble des recettes de l’Etat, l’ensemble des recettes versées par les contribuables quels qu’ils soient, que ce soit sur la consommation, sur le revenu ou sur le résultat, recettes qui devraient assurer le financement de la protection sociale plutôt que de le prélever sur la production. Notre compétitivité dépend en partie de notre capacité à faire évoluer dans l’avenir le financement de notre système de protection sociale. La question du coût du travail, ne consiste absolument pas à réduire ce que touche le salarié – on peut même envisager, si les charges des cotisations baissent, de relever le salaire brut – mais puisqu’il faut bien que quelqu’un paie la sécurité sociale, de recourir à la consommation à travers la TVA, ou à l’impôt sur le revenu, ou à la CSG, à l’impôt sur les sociétés, aux impôts sur les bénéfices industriels et commerciaux (non pas liés directement à la production mais plutôt aux résultats), etc. Je n’aurais pas eu cette attitude il y a quelques années mais quand il y a un milliard et demi de Chinois et un milliard quatre cents millions d’Indiens à la porte, avec leurs productions à écouler, auxquels s’ajoutent trois cent millions de Brésiliens – puisqu’il paraît que c’est là que nous investissons le plus en dehors des Etats-Unis et de l’Europe – je crois qu’on ne peut plus éviter ce genre de questions.

Deuxième élément : Sur la réglementation du travail, je voudrais simplement dire qu’il faut arriver à faire évoluer sinon à faire disparaître cette exception française qui veut que la quasi-totalité de la norme en matière de relations du travail soit fixée par la loi ou par le règlement, le décret ou l’arrêté qui en découlent. Nous sommes, Mesdames et Messieurs, le seul pays d’Europe – et ne croyez pas que je sois obsédé – où les trente-cinq heures étaient possibles par la loi. Au Danemark, il n’y a pas de durée légale du travail, on n’aurait donc pas pu modifier la durée légale du travail. Ce n’est pas un pays archaïque, réactionnaire, antisocial. Dans la quasi-totalité des autres pays qui nous entourent, ça n’aurait pas été possible non plus car s’il existe bien une durée légale du travail, en général elle a été fixée après la guerre, vers 1945 ou 1948, généralement à 45 heures ou à 48 heures. Il est évident qu’en 2006 nous n’en sommes plus là et les durées conventionnelles du travail, ce qui paraît assez légitime, proviennent d’accords différents selon qu’ils concernent, par exemple, la chimie ou la métallurgie allemandes, le commerce, le textile…

On parle beaucoup actuellement du dialogue social, avec le rapport Chertier sur le partage entre la loi et le règlement d’une part et la négociation, l’accord collectif, la politique contractuelle d’autre part et avec le rapport Hadas-Lebel sur la représentativité et la légitimité des accords. Je m’éloigne un peu, j’en conviens, de l’attractivité du territoire, il n’empêche qu’il serait beaucoup plus simple et beaucoup plus clair d’essayer de régler les questions des relations du travail au plus près du terrain plutôt que par la loi qui, par exemple – je reviens aux trente-cinq heures – ne considère pas les temps d’habillage et de déshabillage comme du travail effectif, qui ne distingue pas entre la fille qui, pour jouer Blanche Neige à Disneyland et épater le touriste de passage, enfile toute une série de jupons, le salarié qui doit mettre des vêtements spéciaux pour effectuer une réparation difficile ou le chercheur qui, pour éviter que la poussière des volumes ne vienne gâter son costume, endosse sa blouse avant d’entrer dans sa bibliothèque : ce n’est pas du tout la même situation ! Nous devons faire un effort pour nous abstraire de ce système extraordinairement centralisé qui veut qu’on ait la même loi pour tout le monde. Je pense traiter ici du lien avec l’attractivité des territoires parce que s’il faut une règle d’égalité des chances – au moins chaque fois que c’est possible – comme l’évoquait Jean-Pierre Duport, en matière de communications, en revanche, devant des situations différentes, vouloir légiférer pour un ensemble est probablement une erreur.

Mon dernier point concerne la formation au travail.
On a vu un peu d’agitation au début de cette année. Pour être tout à fait honnête et être sûr de soulever l’enthousiasme des personnes présentes dans cette salle, je fais partie des gens qui n’ont pas manifesté. Je crois pouvoir dire que les jeunes manifestants se sont tirés une balle dans le pied. Vous avez remarqué qu’aucune école de commerce, aucune école d’ingénieurs n’a manifesté. On a vu des jeunes gens qui, en général s’interrogeaient sur leur avenir et étaient extrêmement inquiets d’un système qui ne leur paraissait pas pouvoir leur mettre le pied à l’étrier. S’opposer au CPE était une erreur de fond car, si on regarde les choses de près, le garçon ou la fille qui a moins de deux ans d’ancienneté en CDI est dans une situation plus fragile que celui ou celle qui est en CNE (ne parlons plus du CPE qui est enterré), que ce soit en termes de période d’essai, d’indemnités de licenciement ou de chômage. Ceci était totalement inaudible à l’époque. Il n’en reste pas moins que la question de formation au travail est essentielle.

Monsieur Hetzel anime une commission « Université et emploi ». Cette commission vient de remettre un premier rapport préconisant, à l’inscription en faculté, de donner, avec le dossier quelques éléments sur les débouchés professionnels auxquels mène l’enseignement dispensé dans cette faculté. La commission Hetzel propose encore de créer un observatoire à la sortie de la faculté qui permettrait de voir ce que sont devenus les anciens élèves. Je dois dire que ceci s’est traduit par un préavis de grève des professeurs de l’enseignement supérieur car il n’est pas convenable de poser ce genre de question et l’université n’est pas là pour fabriquer de la « chair à patrons ».

Une formation assez exceptionnelle a été développée, notamment par la métallurgie, c’est la formation par alternance où l’on retrouve un lien étroit avec les territoires. Cette formation par alternance consiste, partout où c’est possible, partout où des besoins professionnels sont identifiés, à former des gens pour un métier (ce qui n’empêche pas qu’on leur apprenne à apprendre) à tous les niveaux, tant en formation initiale, par l’apprentissage, qu’en formation continue, avec les contrats de professionnalisation et ce qu’on appelle l’alternance. Dans ces deux cas on se préoccupe d’abord du métier. On se préoccupe d’amener quelqu’un – qui parfois n’y est pas prédisposé – par l’expérience en entreprise et par la formation, à être capable d’occuper un poste et on le fait le plus souvent en liaison avec l’Education nationale. Là aussi, nous sommes sur un marché et le marché de l’Education nationale se restreint un peu ces temps-ci en raison de l’évolution démographique ; on voit donc fleurir dans l’Education nationale un certain nombre d’enseignements professionnels qui concurrencent l’enseignement par alternance dans l’industrie dispensé dans les centres des apprentis de l’industrie. La formation par alternance couvre aujourd’hui la totalité des niveaux et concerne aussi les ingénieurs des techniques de l’industrie.

Il y aurait beaucoup à dire sur la recherche et l’innovation. Là encore, par le biais de la formation, nous essayons de rapprocher entreprises et universités sur l’ensemble du territoire. Quelqu’un disait tout à l’heure qu’il ne fallait pas seulement des pôles industriels de haut niveau, de haute technicité ; je crois que les pôles de haute technicité sont nécessaires mais j’admets volontiers qu’il existe d’autres pôles qui correspondent à une technicité particulière. En Basse Normandie, une région que je connais bien (et où Granville, comme Limoges, est à plus de trois heures de Paris depuis plus de trente ans), il existe un pôle de compétitivité sur l’élevage équin, le cheval de compétition : ceci témoigne de l’adaptation d’une région à son terroir. Dans toutes ces affaires, je crois qu’il faut simplement du courage.

N’est-ce pas Jaurès qui disait : « La vérité ne se cache pas, elle se cherche ». Je ne sais pas si j’ai la vérité révélée, mais ce que je sais, c’est que j’ai eu beaucoup de bonheur à la chercher ce soir, ici, avec Res Publica.

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