Au-delà de la LOLF : une réforme de l’Etat, un nouveau contrat social

Intervention prononcée lors du colloque du 24 avril 2006 Finances publiques et pérennité de l’Etat

Avant de démarrer mon propos, je voudrais dire que le sujet est bien choisi.
L’Etat a-t-il un avenir ?
C’est une question extrêmement importante qui, associée avec celle des finances publiques, est particulièrement pertinente car si l’on considère l’histoire de l’Etat et celle des finances publiques, on constate que c’est la même histoire. Il n’y aurait pas eu d’Etat s’il n’y avait pas eu à un moment donné l’idée qu’il fallait instituer un système financier public rationnel. Tout a commencé avec la fiscalité, l’Etat s’est créé sur la base de l’impôt. L’Etat parlementaire d’abord, démocratique ensuite, s’est également créé sur cette base-là. Si on suit la trace de l’impôt, on suit la trace de l’Etat. Si on suit les pérégrinations des finances publiques, on suit les pérégrinations de l’Etat.

La refonte du système financier de l’Etat par la loi organique du 1er août 2OO1 n’a a priori rien d’original. Un processus similaire est à l’œuvre dans la plupart des pays du monde, pareillement confrontés à la nécessité de moderniser leurs institutions et procédures budgétaires. En réalité, l’élément essentiel et le plus remarquable de la LOLF ne se situe pas tant dans la modernisation des institutions financières que poursuit le texte que dans la réforme en profondeur de l’Etat qui est bien son objectif majeur. Contrairement en effet à l’impression technique que peut donner une première lecture de la loi, c’est plus largement un mode tout à fait nouveau de gouvernance qui s’y dessine pour les prochaines années.

La LOLF : un processus de refonte globale de l’Etat

Si l’on peut saluer l’un des objectifs affichés de la LOLF, celui de renforcer la démocratie parlementaire, là n’est pas son aspect le plus novateur. Celui-ci réside bien davantage dans le processus de transformation de la gestion publique dont est porteur le texte, une transformation conçue comme levier d’une refonte du fonctionnement administratif mais aussi politique de l’Etat.

C’est plus précisément une « nouvelle publique » qu’entend impulser la LOLF, c’est-à-dire non pas seulement une gestion publique modernisée ou rénovée, mais une gestion publique participant d’un autre type de gouvernance, une gouvernance systémique de l’Etat qu’il faut entendre comme une autre manière de gouverner, adaptée à un contexte général contemporain complexe, aléatoire et imprévisible. En ce sens, la LOLF est donc potentiellement porteuse d’une refonte du processus de décision qui, progressivement, devrait engendrer une reconstruction de nos institutions politiques et administratives.

Le nouveau dispositif ne se contente pas ainsi de redéfinir les rapports entre le Parlement et le gouvernement en augmentant de manière notable les pouvoirs d’initiative et de contrôle des députés et des sénateurs. Tournant le dos à la classique et parfois courtelinesque logique de moyens qui s’attache à ne considérer que le montant des crédits alloués, il lui substitue une logique de résultats qui est marquée quant à elle par une philosophie d’entreprise prenant d’abord en considération les objectifs à atteindre . Ce qui devrait entraîner des bouleversements en profondeur de la gestion publique et, partant, de l’organisation interne des administrations comme de l’action politique.

Ce faisant et de manière plus profonde, la réforme introduit une tension entre deux conceptions dont la nature est à première vue diamétralement différente ; d’un côté une logique politique ancienne, procédant de la tradition démocratique et qui privilégie dans l’organisation et le fonctionnement du pouvoir financier la capacité politique des élus du suffrage universel, c’est-à-dire le Parlement ; lui fait désormais face une logique de gestion, plus récente, qui répond quant à elle à des impératifs économiques et qui privilégie la capacité d’expertise technique, celle des décideurs. Il en résulte que la démocratie politique se trouve confrontée à un enjeu fondamental qui est de parvenir à concilier ces deux logiques. Or sur ce terrain, la difficulté n’est pas mince. Il ne s’agit pas en effet d’assimiler trop hâtivement gestion et politique, au risque de finir par élever les techniques de gestion au rang du politique. Il s’agit plus exactement de parvenir à intégrer dans une logique économique, prioritairement gestionnaire, un processus de décision budgétaire dont le cadre essentiel jusqu’ici a été un droit public financier qui par essence est un droit politique relevant de la tradition démocratique.

On ne doit pas s’y tromper. C’est de la manière dont il sera répondu à cet enjeu que va dépendre la qualité de l’Etat dans les prochaines années et, plus exactement encore, sachant la fascination portée aux techniques de gestion dans la société contemporaine, les formes que la démocratie sera conduite à épouser. Autant dire qu’on ferait fausse route en pensant que la LOLF se bornerait à modifier au plan technique les procédures budgétaires. Il s’agit en réalité d’une véritable révolution des logiques politiques et administratives.

Ainsi, l’enjeu qui se trouve en toile de fond de la LOLF va bien au-delà de la seule gestion rationnelle des finances de l’Etat. Cette loi participe en réalité d’une refonte globale de notre société allant dans le sens d’une plus grande autonomie laissée à ses acteurs publics et privés ainsi que d’une plus grande capacité d’action et une responsabilisation des gestionnaires publics.

Mais on ne saurait limiter cette réforme à une vision managériale de la gestion publique uniquement préoccupée d’efficacité. Il s’agit aussi de prendre en considération les effets qu’elle est susceptible d’induire en chaîne sur les acteurs et les structures et plus globalement sur le développement de la société sur le long terme.

Une bonne application de la LOLF implique par conséquent de s’intéresser d’une part aux conséquences systémiques qu’elle est susceptible d’engendrer, d’autre part à la manière d’organiser le processus de régulation dont elle est porteuse au travers d’une conception stratégique, responsabilisante, programmée et évaluative de l’action publique.

La LOLF : un processus de maîtrise des pouvoirs financiers

Réguler un jeu complexe de pouvoirs

Le budget constitue l’expression et la résultante de la confrontation d’intérêts très divers. De multiples acteurs sont en présence, soit directement – c’est à dire tous ceux qui participent à l’élaboration de la loi de finances, gouvernement, experts des administrations financières ( Direction du Budget, Direction du Trésor….), à son adoption, les parlementaires, à son exécution et à son contrôle, gestionnaires des différents ministères, institutions de contrôle telles que la Cour des comptes ou les différents corps de contrôle administratifs – soit en arrière plan, comme les citoyens-contribuables, les collectivités locales, les entreprises, les banques et plus largement toutes les institutions nationales ou internationales dont les intérêts dépendent peu ou prou des décisions financières inscrites dans le budget de l’Etat.

Par conséquent, et au-delà du citoyen, l’Etat est de plus en plus tenu de rendre des comptes non seulement à tous ceux qui participent par des moyens et des canaux très divers à la décision budgétaire mais aussi à ceux qui dépendent d’une manière ou d’une autre de cette décision.

C’est aussi pourquoi un tel jeu d’acteurs rend nécessaire une communication financière efficace à peine de déséquilibrer un système de pouvoirs fondé sur la réalisation d’un équilibre général conditionné en grande partie par une égalité d’accès aux informations.

Ainsi, les indicateurs de performance utilisés dans le cadre de la LOLF pour juger de la plus ou moins bonne réalisation des résultats doivent être cohérents et refléter les préoccupations de tous les acteurs concernés. C’est pourquoi leur élaboration ne peut être désincarnée et exclusivement confiée à des experts ; elle doit être au contraire le fruit d’un processus complexe fondé sur le dialogue et la concertation. Car au-delà des questions relatives aux coûts de gestion, à l’efficacité ou encore à l’efficience, se pose celle autrement plus difficile de la satisfaction d’une extrême variété d’intérêts.

Prendre en compte la dimension culturelle du pouvoir administratif

La LOLF représente une véritable révolution culturelle non seulement pour la société française dans son ensemble mais plus particulièrement pour ceux qui ont à la mettre en œuvre, c’est-à-dire les fonctionnaires de l’Etat. Or si la réforme de la gestion financière de l’Etat constitue déjà un gigantesque chantier du point de vue de sa mise en œuvre, la question de l’adaptation de la gestion des ressources humaines, et tout spécialement des carrières, devrait dans les mois à venir, avec son application dans le cadre de la loi de finances pour 2006, constituer une autre étape particulièrement délicate (cf « Le budget 2006 en régime LOLF », N° 91 de la Revue Française de Finances Publiques). Une telle transformation des manières de faire comme des valeurs ne peut être réalisée en effet sans que certaines précautions soient prises ni sans que l’on se préoccupe de la nature des changements et des adaptations susceptibles d’intervenir au regard du statut de la fonction publique.

Cela revient à dire que la LOLF ne peut être mise en œuvre avec succès qu’en tenant compte de la réalité administrative à laquelle elle doit s’appliquer. Ce n’est qu’à partir de cette réalité qu’il peut devenir possible de motiver les personnels, de leur permettre d’intégrer le changement, c’est-à-dire internaliser et accepter la culture de gestion véhiculée par le texte, faciliter l’émergence de nouvelles règles et plus généralement d’un nouveau sens commun partagé par la majorité des fonctionnaires.

En d’autres termes, le poids des mentalités, mais aussi la mémoire des corps de fonctionnaires concernés ne peuvent être mésestimés. Cette mémoire, notamment, est marquée par un ensemble de valeurs dont certaines devraient être rediscutées, repensées sous l’effet de la logique de performance qui est celle de la LOLF, une logique porteuse d’une approche fonctionnelle et par métier du secteur public. Outre que les cadres d’action délimités par les programmes devraient se révéler souvent différents du cadre administratif habituel, on peut aussi pressentir que la notion d’égalité de traitement des fonctionnaires au sein d’un même corps nécessitera inévitablement d’être réexaminée à la lumière du principe de responsabilisation des gestionnaires institué à différents niveaux ; on pense ici tout autant aux responsables de programme, aux gestionnaires des budgets opérationnels, qu’aux responsables d’unités d’exécution, qui tous disposeront de fait d’un poids ou d’une liberté réelle en ce qui concerne l’avancement, le choix, les gratifications des personnels placés sous leur autorité.

Outre les difficultés soulevées par l’intégration de la culture de gestion au sein de l’administration publique, il convient de réfléchir également aux conséquences indirectes qui pourraient résulter de certains dispositifs s’y rattachant. Ainsi, l’utilisation d’indicateurs de performance, l’évaluation de la réalisation des objectifs, l’esprit de compétition qui peut apparaître, les gratifications instituées, la variabilité des rémunérations, sont des éléments qui sont éventuellement susceptibles d’ inciter les gestionnaires à rechercher avant tout leur intérêt personnel. On peut à ce titre redouter que soient remises en cause des valeurs ou des pratiques, qui jusque là ont très largement déterminé la qualité de la fonction publique. Il ne faudrait pas par exemple que par excès d’individualisme et de calcul rationnel relatif à l’intérêt personnel, les habitudes de travail collectif se perdent, ou bien que l’indépendance par rapport au pouvoir politique disparaisse, ou encore que s’estompent le sentiment d’appartenance, les valeurs de solidarité et de réalisation de l’intérêt général.

Instituer une nouvelle alliance entre l’expert et le politique.

Les finances publiques ont des conséquences majeures sur l’organisation et la qualité de la vie en société. De ce point de vue il est fondamental de faire en sorte qu’elles n’échappent pas à la décision et à l’appréciation des décideurs politiques. De même que, corrélativement, l’affirmation de la responsabilité de ces derniers est essentielle, surtout dans une période de grande transformation des institutions comme c’est le cas aujourd’hui où leurs choix et leurs non choix vont peser très lourd et pour de nombreuses années. Car leurs décisions ne sont pas conjoncturelles, elles sont structurelles. De la même façon, elles ne sont pas d’abord techniques, elles sont d’abord politiques. De ce point de vue, une nouvelle alliance de l’expert et du politique est bien à inventer : il s’agit d’assumer un paradoxe qui consiste à séparer le technique et le politique tout en les intégrant. Il convient par conséquent de scinder les fonctions de gestion qui doivent être confiées aux responsables des programmes et les fonctions de décision, qui sont des fonctions politiques revenant aux ministres.

Reste alors à déterminer un dispositif permettant d’instituer cette nouvelle alliance entre les deux catégories d’acteurs ; celle-ci pourrait se présenter sous la forme d’une « contractualisation » de leurs relations pour une durée calquée sur le temps du politique.

La LOLF : un processus à mettre en cohérence avec l’acte II de la décentralisation.

Une mise en cohérence est à réaliser entre l’action de l’Etat et celles des collectivités locales. Il devrait par exemple rapidement apparaître nécessaire de coordonner les missions de l’Etat avec certaines fonctions transférées aux collectivités locales. Selon la même logique, l’évaluation des actions développées dans des domaines tels que l’éducation ou encore l’emploi devrait conduire à une consolidation des performances.

Par ailleurs, la logique de la décentralisation et celle de la LOLF reposent sur des présupposés identiques tels que l’autonomie et la responsabilisation des acteurs publics et ce n’est que par l’association des deux démarches entreprises que peut se réaliser une réforme en profondeur de l’Etat.

En effet, outre la logique de responsabilisation dont sont porteuses ces deux réformes, c’est bien dans les deux cas un objectif de réduction des dépenses publiques qui est visé. Or s’en tenir à un « laissez-faire », sans préoccupation de coordination, ne conduirait, en tout cas pour quelque temps qu’à une augmentation des charges publiques qui pourrait bien se révéler sans précédent. Ainsi, bien que la décentralisation ait entre autres pour objectif de permettre de réduire les dépenses de l’Etat, on peut s’attendre à ce que celles-ci continuent d’augmenter à moins qu’un dispositif permettant de réguler l’évolution d’ensemble des dépenses publiques soit mis en place.

Une fois conceptualisé, ce lien entre les deux réformes devrait conduire à instituer des organes de régulation et de coordination de l’évolution des finances publiques locales et nationales réunissant les acteurs concernés ; il devrait s’agir, selon une logique systémique, d’institutions paritaires de contrôle destinées à faire en sorte qu’un développement harmonieux et maîtrisé puisse être réalisé. La Conférence des finances publiques mise en place en janvier 2006 constitue un premier pas dans ce sens, il convient maintenant de poursuivre cette logique.

En définitive, c’est bien la reformulation du processus de décision au sein du secteur public qui est sous-jacent à la LOLF comme à la nouvelle libre administration des collectivités locales. Et c’est bien aussi en cela que la réforme de la gestion des finances publiques est susceptible d’ouvrir à la réforme de l’Etat. Il s’agit d’évoluer vers une architecture nouvelle en accord avec les nécessités d’aujourd’hui, on veut dire une nouvelle forme de gouvernance intégrant démocratie, efficacité, solidarité et liberté.

A notre sens, et au regard du contexte actuel, la question essentielle de fond concerne prioritairement la régulation et la mise en cohérence de l’ensemble très diversifié que forment les finances publiques (finances de l’Etat, des collectivités locales, des organismes de sécurité sociale). Cette diversification reflète celle de la société et la condition qui fera que sera ou non instituée une nouvelle unité ou plutôt une nouvelle harmonie, repose fondamentalement sur la restructuration en réseau contrôlable du système financier public. Une telle condition implique des lieux de régulation à chaque niveau du système et par conséquent la mise en place d’organes de micro comme de macro contrôle. Autrement dit des organes paritaires ayant pour fonction de réguler par la concertation les évolutions des ressources et des dépenses publiques aux différents niveaux d’administration.

En définitive, c’est bien la reformulation du processus de décision qui est au centre des questions qui nous préoccupent. Indéniablement, en ouvrant vers une réforme de l’Etat, la réforme des finances publiques est susceptible d’y apporter des éléments de réponse positifs. A condition toutefois que la nouvelle gouvernance parvienne à intégrer dans un équilibre durable efficacité de l’action et démocratie.

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Pour une présentation de la LOLF et de la réforme budgétaire, cf. : A. Barilari et M Bouvier «La nouvelle gouvernance financière de l’Etat» LGDJ 2004 ; cf. également M. Bouvier (sous la dir.) « Réforme des finances publiques, démocratie et bonne gouvernance » LGDJ 2004 ainsi que « Innovations, créations et transformations en finances publiques » LGDJ 2006.

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