La réforme des systèmes bancaire et financier

Intervention prononcée lors du colloque du 21 février 2006 Turquie-Maghreb : les conditions du décollage économique

Merci, Monsieur le Président. D’abord il est aventuré de croire qu’un banquier central est un banquier. Cela n’a strictement rien à voir. En général les gouverneurs de banques centrales font de la politique, ils connaissent la macro-économie, ce sont des régulateurs mais ils ne connaissent pas grand-chose à la banque. Cela surprend beaucoup de gens mais c’est la vérité.
On nous dit, à nous banquiers centraux, que nous sommes obligés d’avoir des commissions bancaires qui traitent, par exemple, de la gestion des banques mais la plupart des gouverneurs ne savent pas très bien comment fonctionnent les gens qu’ils sont censés contrôler. Ils s’en sortent pourtant relativement bien : en effet, moins ils sont clairs et plus on les croit intelligents, à l’exemple d’Alan Greenspan.

Je voudrais vous citer Napoléon mais, n’ayant pas le texte en mains, je vous prie de ne pas m’en vouloir si ce n’est pas parfaitement fidèle. Un jour, à la question : « Qu’est-ce que le pouvoir ? », il a répondu : « Le pouvoir, c’est l’argent, pour payer les troupes qui matent le peuple »… J’en ai retenu que l’argent est très important. Les gouverneurs sont censés gérer le mode de régulation de l’argent.

Je vais vous donner deux ou trois chiffres :
Vous avez parlé d’IDE, je vais vous dire une contre-vérité : On a grosso modo un flux net de l’ordre de 7 milliards d’euros par an, c’est-à-dire que les investissements directs à l’étranger se font du Sud vers le Nord. Le stock de nos avoirs financiers, de l’épargne, si je me résume aux trois pays du Maghreb central (je ne parle pas de la Libye, de la Mauritanie ni de l’Egypte dont les chiffres, mal connus, sont assez colossaux), les stocks de l’épargne des pays maghrébins tournent autour des 100 milliards d’euros.
Ces chiffres remettent en question l’idée que le développement est une question d’argent. Ce n’est pas aussi simple. Nous avons de l’argent, la question est de savoir pourquoi cet argent circule ici, en Europe, et pas chez nous, en Afrique du nord. C’est peut-être la responsabilité des gouverneurs de banques centrales, des banquiers ou, plus simplement, du contexte politique.

Aujourd’hui, si nous résumons la situation des banques dans les trois pays – ne m’en veuillez pas d’être schématique (la remarque s’adresse à Monsieur Abouyoub et à Monsieur Meddeb) – nous avons au Maghreb une anthropologie similaire mais la sociologie est très différente. Le système bancaire correspond, dans chaque pays, à la sociologie dans laquelle il s’inscrit.

La question qui vient est : Y a-t-il un choix politique derrière l’organisation du système bancaire ? En Algérie, on a nationalisé les banques dans les années 60 quand le pétrole ne valait pas cher. Il fallait maîtriser les banques puisque les banques françaises présentes ne voulaient pas jouer le jeu du développement, notamment, elles ne voulaient pas financer l’agriculture. Peut-être les règles édictées par la Banque centrale n’étaient-elles pas suffisamment indicatives sur le plan de la gestion bancaire et des orientations de financement mais in fine les banques présentes en Algérie ne participaient pas au modèle de développement qu’avait promis la jeune République algérienne.
La solution était simple, vu le choix qu’avait fait l’Algérie de la planification, c’est-à-dire de nationaliser mais aussi, malheureusement, de ne plus tenir compte de la contrainte financière. Il faut bien comprendre que, dans le choix de la planification, l’argent devient secondaire, ce n’est qu’un instrument de comptabilité : avoir une banque c’est avoir accès à l’imprimerie. Ce qui fut fait pendant quelques années.
Malheureusement, une catastrophe est arrivée en Algérie, qui a profondément bouleversé le champ politique algérien, c’est le premier quadruplement du prix du pétrole en 1973 qui a vidé de son sens la notion de planification et donc la notion même de l’équilibre général, le principe même de l’économie. Dans ce contexte, la banque ne jouait plus le rôle que lui attribue le marché, elle était devenue un simple rouage dans la circulation fiduciaire.

La Tunisie – encore une fois, je simplifie – fit un choix politique différent qui tenait compte du fait que ce pays n’a pas de matières premières et qu’il avait accompli une sorte de révolution : la prise de pouvoir ne s’était pas faite par une classe sociale déjà au pouvoir mais par un homme politique qui, ne représentant aucune classe sociale, a voulu s’acheter une base : une vraie classe moyenne. Or la seule façon de formater une classe moyenne était de lui transférer de l’argent. Le secteur bancaire, fortement étatisé a servi à générer une classe moyenne qui permettait à un nouveau régime de s’asseoir sociologiquement. Ce qui fut fait et continue jusqu’à présent, d’où la difficulté actuelle de privatiser ou de réformer le secteur bancaire en Tunisie : c’est en effet l’outil préféré de la base sociale du pays.

Au Maroc, à l’inverse, le régime ne peut pas être révolutionnaire. Il est basé sur une sociologie assez stratifiée, tout à fait à l’opposé de la Tunisie. Ce qui signifie que le rôle du secteur bancaire n’est pas de participer au changement social mais de sauvegarder les statuts sociaux existants. On a donc eu un secteur bancaire qui était là pour servir le Makhzen et pour éviter l’émergence d’une classe moyenne.

En résumé, on se retrouve
• au Maroc avec un Makhzen doté d’une capacité financière importante mais néanmoins limitée parce que si l’argent n’est pas distribué, le marché est rétréci,
• avec une Tunisie qui a une classe moyenne importante mais une surface étroite, au moins sur le plan géographique
• et avec une Algérie qui, depuis que la notion de comptabilité n’a plus de sens, dilapide des réserves qui ne sont pas financières : le matelas de l’Algérie, je vous le rappelle, est constitué d’huile visqueuse et de bulles de gaz…
Donc, comment parler de réformes ?
Je vais citer la Banque centrale algérienne qui a pris pour modèle la Banque centrale allemande, un modèle qui s’est imposé au monde entier, c’est-à-dire une capacité d’autonomie par rapport à un pouvoir politique qui par essence était devenu fluctuant et fragile dans un contexte international qui ne permettait pas une certaine stabilité.
La notion de Banque centrale autonome n’est pas neuve, elle n’est pas née par hasard. C’est la seule façon aujourd’hui de garder une certaine visibilité aux économies de ces pays.
En Algérie on a d’abord essayé une Banque centrale indépendante en 1989. Et – chose surprenante – qui a lutté contre la Banque centrale indépendante ?… C’est le Fonds monétaire international !… Le Fonds monétaire et la Banque mondiale dont Monsieur Dervis (l’un des vice-présidents) a été un excellent gestionnaire en tant que ministre des Finances de la Turquie, mais n’a pas été de très bon conseil en tant que responsable de la Banque Mondiale au niveau de l’Algérie. Les exigences étaient une moindre autonomie de la Banque centrale et un mode de financement des économies qui n’avait rien à voir avec ce qu’on appelle la rigueur, la régulation, la distribution raisonnée des moyens de paiement. Par exemple, dans le cas de l’Algérie, on a autorisé et encouragé le financement d’entreprises qui fonctionnaient mal au détriment des entreprises rentables. Cela signifie que pendant un certain nombre d’années, sur les indications de la Banque mondiale, on a – je simplifie, encore une fois – détruit des entreprises performantes. Après dix ans de ce système là, vous perdez l’essence du fonctionnement de l’entreprise et sa richesse même, c’est-à-dire la rigueur, la performance, la juste rémunération des efforts, ce qui entraîne le délitement de la catégorie des cadres dirigeants.

Donc, quid des réformes ?

Le contexte actuel ne permet pas d’envisager que la dimension internationale, par le biais de la Banque mondiale notamment, puisse jouer un rôle positif dans la réforme des secteurs bancaires maghrébins.
A contrario, se pose alors la question de la capacité qu’a eue l’Union européenne d’entraîner la Turquie dans un cercle vertueux. C’est un cas de figure exemplaire pour nous. Il me semble évident que l’idée que la Turquie puisse devenir un jour membre de l’Union européenne a été un moteur suffisant pour que des réformes se mettent en œuvre dans le pays.
Là, nous assistons à un critère de convergence réelle : même si demain la Turquie n’intègre pas l’Union européenne, entre temps elle aura fait les réformes nécessaires pour accéder à des critères de convergence.
Il se trouve que chez nous, à travers les différents accords que nous avons signés, nous constatons plus de critères de divergence organisée que de critères de convergence : Les critères imposés ne permettent pas d’accéder aux standards européens ou américains, qu’ils soient industriels ou d’organisation commerciale. Un exemple : l’Algérie est autorisée à exporter du cognac – qu’elle ne produit pas – mais elle est obligée d’importer du sucre – qu’elle pourrait produire – au double de sa valeur. Ces échanges ne satisfont pas aux critères de convergence…
Les différents accords signés par chacun des trois pays obéissent à des logiques de relations bilatérales Nord-Sud qui ne tiennent pas compte de la nécessaire convergence des économies maghrébines.

Comment peut-on parler aujourd’hui d’une convergence à l’intérieur des trois pays du Maghreb ?
Ils ne sont pas attirés par un projet politique commun puisqu’ils ne partent pas de la même sociologie. Ils ne sont pas attirés par un critère extérieur commun puisque l’Europe, par la nature des accords bilatéraux signés avec eux, les pousse vers une divergence avec elle et vers une divergence entre eux qui ne peut que s’accentuer dans le temps.
Dans ce contexte de contraintes politiques internes et externes, ce n’est pas un hasard si la réforme du secteur financier ne se fait pas.

Au Maroc, le roi Hassan II, avant de mourir, a formé des groupes industriels puissants, sur le modèle coréen, autour des trois banques :
• La BMCE, confiée à la famille Ben Jelloun.
• Le groupe WAFA autour de la famille Kettani.
• Le groupe ONA, BCM qui représente les intérêts de la famille royale.
Ces trois groupes représentent des familles appartenant à la région de Fez, excluant ainsi le sud et toutes les régions berbérophones du pays.
Malgré tout, cette idée intéressante de constitution de groupes modernes n’a pas été observée par le nouveau roi dans les restructurations en cours. A titre d’exemple, la Bourse de Casablanca est contrôlée à 60% par des intérêts liés à ceux de la famille royale.

L’Union européenne et les Etats-Unis ne jouent pas leur rôle. Ils considèrent le Maroc comme un bon exemple de conduite des réformes, signifiant par là que les standards exigés au Nord ne s’appliquent pas au Sud.

Prenons l’exemple de la Tunisie qui, aujourd’hui, privatise selon un critère qui est de maximiser le prix de vente : c’est le pays qui vend le plus cher au monde les bijoux de famille.
Il n’y a pas de politique industrielle. Or comment peut-on aujourd’hui réfléchir à un secteur déterminé sans une politique industrielle au sens étymologique du terme ? Dans quel objectif privatise-t-on ? Donc, nous sommes loin de la réforme économique puisque celle-ci doit toujours s’inscrire dans un cadre de redistribution des revenus, de développement industriel et d’intégration à l’économie mondiale.

Dans le cas de l’Algérie, il suffit de citer les scandales bancaires par lesquels sont passées toutes les banques privées, ce qui a entraîné la disparition du secteur bancaire privé algérien, réduisant le paysage bancaire algérien aux seules banques publiques moribondes, obligées de prendre en charge des clients non performants, et à des banques étrangères qui, dans un premier temps, sont là pour suivre leurs clients métropolitains.

Dns ce contexte, peut-on parler de réformes, notamment de celle du secteur bancaire, face aux satisfecit multiples complaisamment décernés à ces trois pays par les organisations internationales et à l’autosatisfaction générale des élites officielles ?

C’est comme si était acquis le fait que nous sommes d’une essence inférieure. Or, la seule façon de conduire les réformes, c’est d’admettre qu’il n’existe qu’une seule typologie de standards, applicables au Nord comme au Sud. Le plus important d’entre eux est le standard politique, le standard de démocratie.

L’exemple chinois, contrairement à ce qu’on pense, est un exemple de démocratie relative et de décentralisation. Il y a d’extraordinaires débats économiques à l’intérieur de la Chine. Il n’y a pas de centre de gravité unique avec une mise en œuvre dictatoriale d’une décision unique. Il y a des débats qu’on n’imagine pas !
L’idée qui prévaut selon laquelle la dictature éclairée peut conduire à un développement rapide est une idée fausse. En effet, statistiquement, les despotes éclairés sont plutôt rares dans l’histoire… et ils recouvrent souvent une organisation politique qui obéit à des critères sophistiqués d’équilibre des pouvoirs et de représentation des forces réelles du pays.

Enfin, dans notre cas de figure, nous sommes des Méditerranéens, nous avons besoin d’une agora, c’est-à-dire de parler, d’être représentés et de participer à la décision. A quoi sert d’être riche si on ne participe pas à la vie de la société ? Si aujourd’hui 7 milliards sortent chaque année du Maghreb c’est parce qu’ils proviennent de gens dont la richesse n’est plus d’aucune utilité à l’intérieur d’un pays dans lequel il leur est impossible de se projeter puisqu’ils ne participent pas à la définition du projet.

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