Le Maghreb et le processus de Barcelone

Intervention prononcée lors du colloque du 21 février 2006 Turquie-Maghreb : les conditions du décollage économique

Monsieur le Président, Monsieur l’ambassadeur, chers amis.
Après M. Hadj Nacer, dans des psychodrames de ce type, le quatrième orateur se trouve toujours entre le marteau et l’enclume. Je vais assumer ce rôle avec un président qui nous a donné un éclairage tout à fait singulier du processus de Barcelone. Il se trouve que j’étais l’un des acteurs au moment de sa genèse et bien sûr négociateur au nom du Royaume du Maroc.
Je crois qu’il est important de rappeler un certain nombre de faits pour appuyer le diagnostic pessimiste de M. Hadj Nacer et, peut-être, donner les clés d’une explication de cette virtualité qu’est le Maghreb et de cette plus grande virtualité qu’est l’Euroméditerranée.
Je commencerai par rappeler que l’Union européenne n’a jamais eu de politique méditerranéenne. Par politique, j’entends une volonté clairement affichée, un programme pour réaliser des objectifs et un ensemble d’instruments de mise en œuvre.
Il y a eu un appendice du Traité de Rome, le fameux protocole 1/7 que la France a imposé pour maintenir le courant d’échanges métropole/colonies avec les pays du Maghreb.
Ce modèle confortable, assis sur des rentes, que tout le monde acceptait tant au Nord qu’au Sud a été quelque peu perturbé par la guerre du Kippour. Là, il a fallu que le Président Pompidou et surtout Michel Jobert montent au créneau en raison de la crise qu’a connue la France (d’abord pour son approvisionnement énergétique) : il fallait trouver quelque chose pour ce Maghreb riche en pétrole (y compris la Tunisie : on oublie souvent que la Tunisie était producteur de pétrole, ce qui explique en partie son bilan actuel et ses performances macro-économiques).
Cela a donné la politique méditerranéenne que nous connaissons, dans le cadre de laquelle les accords de coopération à durée illimitée de 1976 qui succèdent aux accords d’association signés en 1969, ont été conclus sous la houlette du Commissaire Claude Cheysson. Ces accords de coopération ont été conçus sur le modèle asymétrique des préférences unilatérales, non réciproques, clairement un modèle perpétuant le système néocolonial et s’inspirant du modèle de Raul Prebish, fondateur de la CNUCED.
On a vécu avec ce modèle jusqu’à la première crise textile, deux ans après la signature des accords de coopération où l’Europe a été obligée de revenir sur l’essentiel des avantages qu’elle avait octroyés au sud de la Méditerranée, au Maghreb à une époque où la Tunisie était, avec la Turquie, le leader dans le secteur des exportations de textiles et d’habillement. L’essentiel à retenir c’est que l’Europe a renié une partie de ses engagements, dès la première action du lobby textile, et perpétué la démarche de protection de l’agriculture européenne. A l’époque, les avantages négociés, acquis durant la période coloniale, ont été insidieusement érodés par des mécanismes pervers de prix aux frontières qui vidaient de tout leur sens les dispositions tarifaires préférentielles des Accords de 1976. Dans le cas du textile, c’était un mécanisme d’autolimitation des exportations qui est venu se substituer à un accès libre et sans contraintes tarifaires ou non tarifaires. Je dois avouer que le caractère discriminatoire de ces mesures en faveur des pays préférentiels que nous étions, nous a ménagé une rente de situation avérée en comparaison des pays d’Asie.
Après cette première alerte, nous Maghrébins devions affronter une deuxième alerte : l’adhésion de l’Espagne et du Portugal. La droite française avait une position très tranchée sur la question (je ne vais pas rappeler l’histoire) ; la gauche vient au pouvoir en 1981 et grâce à la gauche française, l’Espagne peut négocier un compromis assez intéressant pour les modalités de son adhésion et de la récupération de l’acquis communautaire en deux étapes.
C’était en 1983 ; la date est importante car c’est en octobre que fut signé le fameux compromis conçu par le représentant italien, l’ambassadeur Calamia, qui a permis à l’Espagne de finaliser les modalités de sa transition en deux étapes et dont la principale victime a été le Maghreb, d’abord le Maroc, puisque c’est le plus grand exportateur agricole, et accessoirement la Tunisie pour l’huile d’olive.
Donc, deuxième reniement d’un engagement majeur pour soutenir la croissance et le développement durable de ces trois pays signataires des accords d’associations. Pour faire passer la pilule, nous étions invités à des conversations exploratoires à Bruxelles pour mesurer l’impact des conditions d’accession de l’Espagne et du Portugal à la Communauté Européenne. Ces conversations se déroulaient le jour même de la visite officielle de Feu Hassan II au Président Gaston Thorn et où fut rendue publique notre demande d’adhésion à la CE. Il est intéressant de noter que c’est la première fois qu’un pays tiers méditerranéen ose proposer l’abandon du système de préférences unilatérales au profit d’un échange réciproque de préférences dans le cadre d’un Accord de libre échange.
L’idée de faire cet immense pas en avant nous était naturellement dictée par le besoin de monnayer en quelque sorte, les mesures d’ouverture unilatérale du Programme d’ajustement structurel en cours d’exécution avec le soutien de la Banque Mondiale. Nous avions entamé un démantèlement commercial et douanier unilatéral. Il tombait sous le sens que son utilisation pour le transformer en échange de concessions commerciales dans le cadre d’accords multilatéraux ou régionaux était un atout remarquable. Cet atout nous a permis d’adhérer au GATT, d’y « titiller » l’UE de temps en temps et de perturber la routine conceptuelle européenne par rapport à la méditerranée Sud.
Au plan intérieur, notre programme d’ajustement structurel, un grand défi que nous nous étions lancés, allait provoquer la rupture au niveau de notre politique fiscale. Celle-ci était assise sur une rente constituée par les droits de douane et une fiscalité cédulaire inefficace et inéquitable. L’introduction de l’IGR, de la TVA et de l’IS nous a immédiatement obligés à ouvrir le chantier de l’approfondissement de notre système démocratique et de la réforme des institutions concernées. Ces réformes étaient essentielles pour obtenir l’adhésion des populations à une nouvelle répartition de la charge fiscale et du financement du développement. L’appropriation des objectifs et des politiques économiques et sociales du gouvernement par les contribuables est une condition préjudicielle pour toute réforme structurelle.
Cette appropriation, résultante d’une négociation de tous les volets des réformes mises en œuvre avec les agents économiques ou sociaux concernés, a facilité le processus d’adhésion au Gatt, et la proposition à l’Union européenne d’un schéma alternatif au modèle de coopération Nord-Sud fondé sur le libre-échange c’est-à-dire sur notre acceptation de la réciprocité des préférences et notre renoncement à un pilier fondamental : le traitement spécial et différencié cher à l’OMC et à la CNUCED. En fait, nous avions entre nos mains un instrument pour supprimer les rentes et, pensions-nous, donner une nouvelle dynamique au processus d’intégration du Maghreb dont nous étions en train d’imaginer le futur, puisque nous avions entamé avec l’Algérie les premières démarches timides de normalisation. C’était sous la présidence de Chadli Benjedid.
Ce processus, un pas en avant, un pas en arrière, nous a amenés, avec toutes les difficultés que nous savons, jusqu’aux années 1990 où le Parlement européen avait sonné le glas de ce modèle de coopération en commettant une erreur diplomatique et politique : le rejet du protocole financier de la Syrie et du Maroc pour « manquements aux droits de l’homme ». Pourquoi ces deux pays seuls ? Je vous avoue que je n’ai toujours pas obtenu de réponse à la question de savoir quels sont les critères de classement des pays sud méditerranéens sur cette question des droits de l’homme.
Le rejet de ces accords coïncidait avec l’arrivée à échéance de l’Accord de pêche UE/Maroc. L’Espagne, seul pays réellement concerné par cet accord allait se trouver dans une situation délicate surtout qu’elle allait assumer la présidence de l’UE, quelques semaines après l’incident. Une mobilisation remarquable de l’appareil diplomatique espagnol, aidée par la conjoncture dramatique créée par la série d’attentats islamistes en France, a permis de réunir le consensus européen autour de ce qui allait devenir plus tard le processus de Barcelone. Le Maroc était le premier candidat courtisé pour négocier ce nouveau type d’accord. La boucle est bouclée en définitive : notre proposition a servi de base à la conception de la nouvelle génération d’accords euro méditerranéens. La Tunisie a suivi immédiatement et d’ailleurs conclu avant le Maroc, vu la différence d’enjeux commerciaux et sectoriels entre ces deux pays et l’Europe.

La suite et les résultats du premier sommet de Barcelone sont connus, je ne m’appesantirai pas là-dessus. Je retiendrai cependant deux idées essentielles :

• Barcelone était (cf. le préambule de l’Accord), une réponse aux menaces terroristes qui inquiétaient l’Europe. L’extrémisme musulman est synonyme de terrorisme et la pauvreté dans des espaces « non démocratiques » est son terreau ;
• L’euphorie générée par les accords d’Oslo a quelque peu occulté les problèmes systémiques du partenariat Nord-Sud de la Méditerranée. La déliquescence du processus de Paix avec la mort de Rabin, la reprise du langage des armes et les échecs répétés des médiations américaines et européennes ont rendu le processus de Barcelone otage de la paix au Moyen Orient.

On comprendra aisément que dans ce processus, le projet maghrébin n’ait pas beaucoup de place. L’absence de concertation maghrébine suite au gel du dialogue marocco-algérien, le maintien des frontières fermées entre les deux pays entâchaient sérieusement la crédibilité du processus de Barcelone.

Que faut-il faire dans ce contexte ?

En prenant pour acquise la volonté politique des partenaires de l’Euro-Med d’aller sincèrement de l’avant et en considérant que Barcelone a le mérite d’exister en tant qu’enceinte de dialogue dont les acquis, aussi modestes soient-ils, peuvent servir de base à une refondation, il ne reste qu’une issue. Elle se baserait sur l’expérience européenne de la CECA.
On prendrait par exemple, le secteur de l’économie du savoir, le choix n’est pas exclusif, pour entamer une édification lente et raisonnée d’une Communauté de la Méditerranée avec ses institutions paritaires (un secrétariat allégé pour commencer), sa Banque ou la BRED revisitée, son budget, sa (ou ses) politique(s) commune(s), une Assemblée parlementaire consultative. Dans une telle démarche qui effraiera tout le monde au moment où l’UE est en crise institutionnelle, on atteindra le degré de crédibilité souhaitable et on déclenchera chez les opinions publiques des deux rives cet intérêt et cette appropriation sans lesquelles il n’y aura pas d’ambitions ni de visions partagées.
Un tel projet placera les pays du Maghreb devant l’ardente obligation de se mobiliser pour jeter enfin, les bases d’une intégration maghrébine. Cela signifiera notamment qu’il faudra se débarrasser des dernières réminiscences des souverainismes idéologiques et que le projet démocratique se renforce d’une manière homothétique chez tous les partenaires du projet maghrébin. Seuls les Etats de droit sont à même d’altérer leur souveraineté au profit d’exécutifs régionaux et de garantir une concurrence équitable entre les pays.

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