par Jean Abiteboul, directeur international de Gaz de France

Intervention prononcée lors du colloque du 14 décembre 2004 Approvisionnement énergétique de l’Europe et politique de grand voisinage

Monsieur le Ministre, Excellence, Mesdames, Messieurs, compte tenu de l’heure tardive, je vais entrer directement dans le vif du sujet. En période de forte volatilité des prix, il est légitime de s’interroger sur les fondamentaux des marchés de l’énergie et notamment sur ceux du marché gazier en Europe.

Je voudrais d’abord rappeler les grands défis auxquels est confrontée la politique énergétique en Europe, notamment en matière de gaz. Celle-ci doit en effet réconcilier trois objectifs qui peuvent apparaître contradictoires. Sécuriser les approvisionnements à long terme, tout en favorisant l’émergence d’un marché à court terme, construire un véritable marché unique, sans frontières, ni discriminations entre opérateurs, et enfin maintenir la compétitivité du gaz, énergie propre, qui devra grignoter des parts de marché sur les énergies concurrentes. Tout cela bien sûr en garantissant la pérennité des acteurs de cette filière.
Ces mutations du marché gazier européen interviennent dans un contexte de forte croissance de la demande. On retiendra simplement que la demande mondiale de gaz naturel pourrait s’accroître d’environ 80 % d’ici à 2030. En Europe, plusieurs évolutions affectent le marché gazier. La demande est en croissance significative, on l’a vu. Les marchés, aujourd’hui régionaux, s’internationalisent de plus en plus, mon prédécesseur l’a évoqué. Le Royaume-Uni, on en a peu parlé, qui était un pays fortement producteur, devient importateur net avec l’épuisement progressif des réserves de la mer du Nord. L’élargissement de l’Union européenne change aussi la donne énergétique, les PECO ayant une situation assez fortement différente de celle de l’Europe occidentale. Enfin, les règles du jeu, imposées par les régulateurs, impactent les stratégies et la rentabilité des acteurs, provoquant d’importants mouvement capitalistiques.

Une forte croissance de la demande de gaz naturel est attendue. La consommation annuelle moyenne devrait en effet s’accroître de 2,5 % entre 2000 et 2020, ce qui représente en Europe une augmentation cumulée de plus de 50 %. La part du gaz dans le bilan énergétique devrait ainsi passer de 23 %, en 2000, à 32 %, en 2020. On l’a peu dit, mais la génération d’électricité constituera un vecteur fort de développement de la consommation de gaz naturel puisqu’en 2010, le gaz naturel pourrait être à l’origine de 45 % de l’électricité produite, contre 16 % en 2004.

La seconde évolution mentionnée est la globalisation du marché gazier international. Jusque récemment, il y avait quatre marchés, qui n’étaient pas interconnectés : les Amériques, l’Asie, l’Europe et le marché intérieur russe. Entre ces quatre zones, il n’y avait pas d’échanges, chacune d’entre elles ayant ses propres fournisseurs et les prix obéissant à une logique économique régionale. En effet, contrairement au pétrole, les coûts de transport du gaz sont très élevés. Avec l’augmentation des prix de l’énergie et les progrès technologiques, notamment pour le GNL, l’internationalisation entre les USA, l’Europe et l’Asie est désormais en marche.

Il est intéressant, à ce niveau de l’exposé, de faire un point particulier sur le GNL : de 33 Milliards de mètres cubes en 2001, soit 22 % des importations, le GNL devrait contribuer à hauteur de 60 gigamètres cubes à l’approvisionnement gazier de l’Europe en 2010. Un des traits caractéristiques du marché du GNL est qu’il est global par définition, la flexibilité du transport maritime créant des interconnections entre des régions apparemment isolées. D’ailleurs, pour rebondir sur l’exposé de M. Prostakov, il y a bien des discussions entre Gazprom et Gaz de France concernant des partenariats dans le GNL, ce n’est pas un secret, et nous initions d’ailleurs de telles discussions avec l’Iran.

Le troisième point concerne la sécurité des approvisionnements, dont l’Union européenne a compris qu’elle constituait un sujet sensible. A l’occasion de l’ouverture des marchés, on a beaucoup parlé de la compétition gaz-gaz. Dans un premier temps, la commission européenne était moins sensible à la question de la sécurité des approvisionnements. Elle a compris que c’était une erreur et elle a rapidement rectifié le tir. En 2001, les quinze Etats-membres produisaient 56 % du gaz qu’ils consommaient mais, avec l’épuisement progressif des réserves britanniques et hollandaises la production européenne est condamnée à se réduire et, en 2020, l’Europe élargie sera dépendante à plus de 75 % de l’extérieur pour son approvisionnement gazier.

Cette baisse des ressources locales entraîne une dépendance à l’égard des producteurs non européens, qui étaient traditionnellement la Russie, la Norvège – on a dit que la Norvège pouvait effectivement entrer dans la catégorie des producteurs européens –, l’Algérie, à partir de l’an prochain l’Egypte – on n’en a pas parlé. La diversification de nos portefeuilles d’approvisionnement s’impose désormais ; des partenariats existants ou à créer avec la Libye, le Qatar, Oman et, sur le plus long terme, l’Iran sont essentielles. Les conséquences immédiates de ces évolutions sont le besoin d’investissement majeur pour faire face à la mise en exploitation de nouvelles réserves et au transport sur de très longues distances du gaz naturel. Certes le marché européen est déjà en grande partie interconnecté – on a vu tout à l’heure des cartes. Cependant, les nouvelles sources d’approvisionnement de l’Europe et l’expansion du GNL obligent les compagnies européennes à développer leurs infrastructures de transport et de regazéification et à en créer de nouvelles.

A la question : faut-il s’inquiéter pour l’approvisionnement de l’Europe ? La réponse est négative, car les réserves existent et sont suffisantes pour couvrir les besoins : on l’a vu tout à l’heure, plus de soixante-dix années de consommation. La condition de cette sécurité est la réalisation des investissements correspondants. Le niveau est impressionnant par son montant : de l’ordre de 300 milliards de dollars à l’horizon 2020, mais il n’est pas préoccupant en soi. Les capacités de financement existent sur le marché des capitaux, pour autant que la stabilité des règles du jeu du marché, des règles institutionnelles, permette le montage des financements correspondants.

Un aspect que l’on a moins abordé ce soir, c’est un aspect assez aride et je passerai très rapidement, ce sont les questions institutionnelles et les nouvelles règles d’organisation du marché gazier européen. La question se pose en effet de savoir comment la régulation répond aux enjeux de la sécurité d’approvisionnement et au maintien de la compétitivité des acteurs et de l’énergie gaz naturel. Les directives de l’Union européenne ont créé, depuis août 2000, le cadre réglementaire des processus d’ouverture des marchés. Elles ont mis en place les outils pour la création d’un marché unique de l’énergie, qui succéderait aux marchés nationaux. Ces directives définissent les règles d’une concurrence non discriminatoire, les séparations notamment comptables, parfois juridiques, entre activité régulée et non régulée et la mise en place de régulateurs indépendants. Il y a cependant encore du chemin à parcourir pour que la mise en œuvre de ces directives puisse être considérée comme achevée. Pour finir sur cet environnement réglementaire, il convient de mentionner – l’un de mes prédécesseurs l’a fait – la ratification récente par la Russie du protocole de Kyoto, même si les Etats-Unis, eux, sont en retard dans ce processus.

Les problèmes liés aux changements climatiques, aux émissions de CO2, appellent une accélération des efforts en matière d’efficacité énergétique, mais ces évolutions ouvrent également la voie à de nouvelles coopérations, par exemple les permis d’émission. En France, les deux directives de l’Union européenne sont désormais transposées dans notre droit national. On était un tout petit peu en retard pour la première, mais on l’a rattrapé. La France fait donc face désormais à toutes ses obligations en la matière. Depuis juillet 2004, 70 % du marché du gaz naturel sont ouverts à la concurrence, ce qui représente près de 530.0000 sites et une consommation annuelle de 350 terawattheures. Tous les consommateurs, à l’exception des consommateurs domestiques, sont désormais éligibles et les consommateurs domestiques le deviendront en principe en juillet 2007. Aujourd’hui, une centaine de sites a changé de fournisseur, ce qui représente à peu près 15 % du volume total éligible. La CRE – Commission de régulation de l’énergie – est le régulateur indépendant français. Elle a noté que l’ouverture à la concurrence est maintenant une réalité dans notre pays, à l’exception peut-être de la région Sud, où la congestion dans les réseaux de transport limite l’accès des nouveaux entrants. Pour y remédier, Gaz de France a accepté de mettre en place un système de « gas release », de mise aux enchères du gaz pour ses concurrents, qui a été un succès.

A titre de conclusion, je voulais dire que j’avais passé sous silence, faute de temps, les liens étroits entre les crises géopolitiques et les routes du gaz, les soubresauts du Caucase, la Caspienne, les événements ukrainiens. Mais M. Roubinski y a fait allusion et puis il y a dans cette salle des experts des questions géopolitiques. J’ai noté, je suis un peu intimidé, l’arrivée du président Gutmann qui, peut-être, nous en parlera. En tout cas, il est vrai que les considérations du marché gazier sont avant tout des considérations techniques, d’offres, de demandes, mais les considérations géopolitiques aussi, on l’a vu, sont fondamentales.

Si vous le voulez bien, ma dernière phrase sera pour Gaz de France et c’est d’ailleurs un point qui pourrait être un peu polémique, puisque ce sont toutes ces évolutions, en termes de régulation, d’ouverture de marché, qui ont changé complètement le profil de risque des acteurs traditionnels dans le domaine gazier. Et ces acteurs, qui s’étaient spécialisés sur certains segments de marché – il y avait des acteurs spécialisés dans l’amont, d’autres dans l’aval, d’autres dans le midstream –, ont vu leur profil de risque bouleversé et ont donc été amenés à bousculer les séparations traditionnelles entre métiers pour s’intégrer à l’ensemble de la chaîne de valeur de gaz et ainsi mitiger leurs risques. De plus, on a vu une course à la taille s’accélérer, compte tenu de cette accélération sur l’ensemble de la chaîne et compte tenu des besoins d’investissement qu’on a signalés tout à l’heure pour faire face à l’accroissement de la demande. Compte tenu de cette course à la taille et de ces bouleversements, Gaz de France ne pouvait pas rester indifférent, au risque de se marginaliser et de devenir un acteur régional de second rang. C’est dans ces circonstances qu’est intervenu le changement de statut de l’entreprise, avec pour corollaire l’abandon du principe de spécialité, qui lui permet maintenant de se diversifier dans d’autres sources d’énergie que le gaz, ainsi que sa prochaine mise sur le marché, puisque le gouvernement a donné son feu vert pour une mise en bourse de Gaz de France au cours du premier semestre 2005. Ces évolutions donneront à Gaz de France les moyens de rester manœuvrant et de garder sa place dans le peloton de tête des acteurs énergétiques européens.

Je vous remercie.

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