Intervention de Henri Guaino

Intervention de Henri Guaino, haut fonctionnaire, ancien conseiller spécial du président de la République, ancien député, auteur, récemment, de À la septième fois, les murailles tombèrent (Éditions du Rocher, 2023), lors de la table ronde "Quel avenir pour l'Europe ?" du mardi 19 décembre 2023.

Merci.

Deux petites questions ? Plutôt deux très grandes questions auxquelles je vais avoir du mal à répondre avec précision … deux questions qui en appellent beaucoup d’autres.

Que sera l’Europe demain ?

Que sera le monde demain ? 

Depuis deux ans, le monde de demain qui a surgi devant nos yeux ne ressemble pas du tout à la promesse de ce « nouveau monde » qui, très à la mode il y a quelques années, n’était que la suite de cette idée folle que l’on appelait en 1991 « la fin de l’histoire » : le triomphe définitif du modèle occidental, démocratique, libéral, de l’économie de marché qui avait enfin surmonté tous les obstacles et allait se répandre sur toute la planète, l’homme occidental, vainqueur de la guerre froide, ayant décrété que le reste de l’humanité aspirait à la même chose que lui. L’histoire n’était pas finie mais nous avions décidé qu’elle devait l’être. Nous avions décidé que désormais il n’y avait plus pour l’humanité tout entière qu’un seul modèle économique, un seul modèle social, un seul modèle culturel. Ce fut le grand contresens historique de l’Occident au moment même où la page des cinq siècles d’occidentalisation du monde se tournait. En effet la Guerre froide c’était aussi l’occidentalisation du monde car tout autant que le libéralisme, le communisme était un enfant de la pensée occidentale. Le communisme était un occidentalisme. Mais au moment où s’achevait cette longue période d’occidentalisation du monde, pour le meilleur et pour le pire, nous avons commis cette terrible faute de jugement qui consistait à croire qu’au contraire s’ouvrait la dernière phase de l’occidentalisation totale du monde. Après avoir tant décrié la philosophie de l’histoire et tant combattu les régimes qu’elle avait inspirés, nous en sommes devenus les nouveaux propagandistes détenteurs à notre tour d’un nouveau sens de l’histoire au nom duquel nous avons cherché à façonner le monde. 

Le monde multipolaire qui s’ouvrait devant nous était plus instable, plus dangereux que le précédent. Mais c’était une réalité qui aurait dû s’imposer à nous : après tant de siècles d’effacement des anciennes civilisations, des anciens empires, nous étions confrontés partout, en dehors de l’Occident au « retour des refoulés ». Nous avons voulu le nier et refouler le refoulé qui remontait à la surface. La violence était au bout du chemin et non la paix universelle de la fin de l’histoire.

Pour refouler le refoulé, nous avons inventé le droit d’ingérence, et même le devoir d’ingérence ! Et quand les autres ne s’accordaient pas avec notre modèle nous les avons bombardés… pour la bonne cause bien sûr. Le monde devait être régi par nos propres règles et nos propres principes. Le droit international, que nous avions élaboré et qui devait s’appliquer à tout le monde … mais que nous ne nous appliquions pas à nous-mêmes : à chaque fois que cela nous gênait nous choisissions de l’ignorer. Tout le monde connaît la liste des entorses que nous avons faites au droit international tel que nous l’avions défini pour les autres : le Kosovo, l’Irak, la Libye… Et l’avons-nous fait respecter à Chypre, ce droit international si sacré ?

Mais le droit international n’est-ce pas d’abord le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Or, le cœur du droit international tel que nous avons voulu l’imposer après la fin de la Guerre froide est l’intangibilité des frontières, quand bien même ces frontières auraient été dessinées dans le passé par la force plutôt que par la libre volonté des peuples et sans correspondre ni à une histoire ni à des héritages de culture et de civilisation. C’est ainsi dans le Haut-Karabagh où le droit d’un peuple de vivre sur la terre qu’il habite depuis deux à trois mille ans est nié par le droit international puisque Joseph Staline, en 1936, a décidé en dessinant les frontières intérieures de l’URSS, que le Haut-Karabagh faisait partie de l’Azerbaïdjan. Quand le droit international est du même côté que le gaz, et le pétrole, le droit des peuples ne pèse pas lourd. En vertu de l’intangibilité des frontières, la Crimée est ukrainienne puisqu’en 1954 Khrouchtchev en a fait cadeau à l’Ukraine soviétique par une simple mesure administrative interne à l’URSS, sans demander l’avis de personne. Mais en vertu du même droit international, Taïwan est chinoise.

La période qui va de la fin de la Guerre froide à nos jours a préparé le monde dans lequel nous sommes. Un monde qui a oublié d’abord que le droit contribue à résoudre les conflits sans recours à la violence mais seulement jusqu’à un certain point. Dès que l’on pose la question du droit – cela vaut pour nos sociétés comme pour la communauté internationale – se pose la question de la légitimité du droit. Le droit n’est légitime que si toutes les parties en présence considèrent qu’il est légitime. Quand le droit échoue, la politique prend le relais et quand la politique échoue arrive la guerre… qui n’est pas « la continuation de la politique par d’autres moyens » mais l’échec de la politique. Là, nous avons écarté la politique du jeu. Tout se réduit au droit. Et quand le droit ne parvient pas à s’appliquer on fait appel à la Cour pénale internationale qui prononce des condamnations. Évidemment, avec ce droit-là on ne négocie pas. La diplomatie disparaît. Le juge remplace le diplomate et désigne le coupable. « S’il suffisait de repérer ceux dans lesquels se trouve le mal et de les éliminer ce serait si simple », disait Soljenitsyne.

Nous avons oublié la nature humaine. « Depuis quand l’homme a-t-il changé ? », écrivait de Gaulle à propos du droit international, en 1932, dans Le Fil de l’épée. Nous connaissons la suite. Cela recommence. C’est la grande faute de l’Occident : nous pensons que nous sommes devenus tellement plus intelligents que tous ceux qui nous ont précédés que nous sommes convaincus que nous ne commettrons jamais les mêmes erreurs, les mêmes crimes qu’eux et que ce qui leur est arrivé ne nous arrivera plus. Ce qui est arrivé aux jeunes gens qui dansaient à quatre kilomètres de Gaza ne pouvait pas leur arriver. Et au petit matin les assassins sont venus. Ce qu’ont commis, les bourreaux, tout le genre humain en est capable, nous aussi nous en sommes capables. L’éducation, la civilisation, la culture sont là pour essayer d’endiguer le mieux possible cette violence qui est dans chacun d’entre nous. Quand ces digues s’affaiblissent, cette violence sort et dévore tout sur son passage. Pour moi le grand défi auquel nous nous trouvons tous confrontés, nos sociétés occidentales en premier lieu mais aussi l’humanité d’aujourd’hui, c’est le réveil de cette violence que nous avons exclue de tous nos calculs, de toutes nos réflexions depuis des années, voire depuis des décennies.

Le cas d’école de cet oubli des fondamentaux des sociétés humaines, c’est ce que nous avons construit en Europe. On se souvient du slogan : « l’Europe c’est la paix ! ». Non, jamais dans l’histoire les institutions n’ont assuré la paix. C’est la paix qui fait les institutions et non les institutions qui font la paix ! Un fossé intellectuel et philosophique infranchissable sépare ceux qui affirment que l’Union européenne a fait la paix et ceux pour qui c’est le refus de la guerre qui a permis la construction européenne. Le jour où les peuples veulent la guerre, les institutions n’empêchent rien. Les institutions européennes telles qu’elles sont ont été depuis des décennies le faux-semblant qui nous a habitués à l’oubli de tous les ressorts profonds qui animent les peuples et le genre humain. C’est une impasse totale. Une impasse tragique où nous nous retrouvons désarmés devant le retour de la violence humaine. 

Si nous continuons de penser de cette façon, nous ne pourrons pas comprendre ce qui nous arrive et ce qui va nous arriver.

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Le cahier imprimé de la table ronde « Quel avenir pour l’Europe ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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