« Retrouver un projet de puissance économique pour rendre au travail son sens »

Intervention de Yves Perrier, Président du conseil d’administration du groupe Edmond de Rothschild, ancien président d’Amundi, co-auteur de Quelle économie politique pour la France ? (Éditions de l’Observatoire, 2023), lors du colloque "La France face aux mutations du travail" du mercredi 8 novembre 2023.

Merci de votre introduction. Merci de m’avoir invité. Je suis ravi d’être parmi vous.

Y a-t-il encore sens au travail ? Cette question se pose beaucoup dans nos pays, en France et dans certains pays européens, mais préoccupe très peu l’Asie et les autres régions du monde qui sont dans une dynamique de croissance, de réformes, très différente de la nôtre.

Au moment où nous abordons cette question la France se trouve « à la croisée des chemins ». Depuis une quarantaine d’années la France connaît un déclin relatif. Nous sommes encore dans un pays qui a beaucoup de forces mais les symptômes du déclin sont là : déficit budgétaire, déficit de la balance commerciale, niveau d’endettement.

Nous devons nous interroger sur les causes profondes du déclin. En effet, on ne peut pas se poser la question du travail en dehors d’un certain contexte et d’un certain projet.

Dans les années 1960-1970 la Franceétait devenue un pays puissant. « La France va être la première puissance économique en Europe », prédisait le Hudson Institute 1973. Elle ne l’est pas devenue.

Si elle ne l’est pas devenue – c’est la thèse que je développe dans mon livre – c’est parce que nous avons laissé déliter ce que j’appelle le modèle gaullo-pompidolien, un modèle économique fondé sur une combinaison de libéralisme (liberté des prix, marché) et de colbertisme autour des grands projets (nucléaire, Airbus, etc.). Il est de bon ton aujourd’hui de critiquer l’État sur ce point mais on oublie un peu qu’il y a eu de très grands succès. EDF a été une immense réussite jusqu’à ce qu’on détruise toute une partie de la filière nucléaire pour des raisons qui ont été mises en évidence dans la dernière période.

Et on l’a fait au moment où le capitalisme américain a muté.

Dans les années 1950 le capitalisme américain c’était le fordisme, un capitalisme caractérisé par ce qu’on a appelé Big Government, Big Business, Big Labor, un système d’équilibre qui sert le plus grand nombre. C’est ainsi que se crée la classe moyenne américaine. C’est l’époque où le patron de General Motors disait que ce qui est bon pour General Motors est bon pour les États-Unis et réciproquement. Ce capitalisme mute dans les années 1980 pour devenir un modèle que certains appellent néolibéral et que j’appelle capitalisme financier. Celui-ci est le résultat d’une prise de pouvoir de certains acteurs financiers (les banques d’investissement, les hedge funds notamment) d’abord sur le système financier (banques et marchés), puis sur les entreprises par la mise en place de ce que l’on a appelé la « corporate gouvernance ». Des objectifs de rentabilité s’imposent aux entreprises (par exemple un rendement de 15 % des fonds propres. Des nouvelles normes comptables et de gouvernance sont créées. 

Ce capitalisme se développe et prend toute sa puissance avec la globalisation, qui se déploie pleinement avec la chute de l’Union soviétique. À ce moment-là les Américains se convainquent que le monde de Fukuyama (La Fin de l’histoire et le Dernier Homme) est advenu. On peut produire où c’est le plus efficace et le moins coûteux puisque les problèmes de souveraineté ont disparu. C’est l’économie ricardienne.

Au début des années 1990, dans Capitalisme contre capitalisme[1], Michel Albert opposait le capitalisme rhénan (ou alpin) – que l’on observe en Allemagne, dans les pays du Nord ou en Suisse – au capitalisme financier ou néolibéral anglo-saxon. Il montrait que le capitalisme rhénan était plus efficace, non seulement socialement mais économiquement.

Mais le monde américain devenant dominant, c’est le capitalisme anglo-saxon qui va s’imposer. Trois pays principalement l’ont mis en place : les États-Unis, bien sûr, l’Angleterre et la France.

L’Allemagne a gardé pour l’essentiel son système tourné vers l’industrie, vers un capitalisme de long terme à actionnariat national. On le sait assez peu mais la majorité des groupes allemands, pas simplement le Mittelstand mais les grands groupes, sont possédés par des fondations, des grandes compagnies d’assurance allemandes, voire l’État et les Länders.

La France doit choisir, disait Michel Albert dans les années 1990. Et la France a choisi, sans qu’il n’y ait d’ailleurs de vrai débat. Nos grands groupes ont choisi le système du capitalisme anglo-saxon. Du début des années 1990 à 2000 on passe de 10 % du capital du CAC 40 détenu par des fonds étrangers – principalement américains – à 50 % ! Ce pourcentage est resté à peu près le même. Les groupes français ont donc joué ce jeu-là. Cela s’est traduit par des délocalisations industrielles, des opérations de croissance externe à l’étranger. Ce déplacement du centre de gravité a eu pour conséquence la suppression d’environ 2 millions d’emplois industriels au cours des 25 dernières années. On a vu également disparaître tout un ensemble de groupes victimes d’OPA : Péchiney, Arcelor, Lafarge, Technip, etc. Et parallèlement l’État qui était autrefois un État stratège, celui de la planification, celui des grands projets est devenu ce que j’appelle « l’État thérapeute ». Il compense les effets de cette évolution en distribuant des aides sociales et du temps libre (les 35 heures).

Si je commence par là pour parler de la question du travail c’est que les économistes ramènent trop souvent l’économie à des débats techniques. Or l’économie est, d’abord la combinaison du travail et du capital de la manière la plus efficace pour produire de la richesse et ensuite la répartir équitablement. C’est pourquoi je considère que toute forme d’économie est par définition politique car elle repose sur des enjeux de pouvoir et d’intérêts.

Notre pays, au point où il en est aujourd’hui (3 000 milliards de dette) est sur une pente où, à horizon de cinq ou six ans, le budget de l’État va être grevé de près de 100 milliards de frais financiers (le double du chiffre actuel). Cette perspective n’est pas tenable.

Il faut retrouver un projet de redressement économique au service de la puissance. Le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui n’est pas le monde de Fukuyama, ce n’est pas le monde du doux commerce, mais un monde fait de rapports de force, un monde conflictuel dans lequel on n’existe que si on est une puissance. La France a encore des attributs de la puissance, par son siège au Conseil de sécurité, sa défense autonome, mais nous avons perdu les attributs de la puissance sur le plan économique et financier. « La règle d’or c’est que c’est celui qui a l’or qui fait la règle ». Notre situation financière nous fragilise dans les débats que nous pouvons avoir au niveau européen.

Rebâtir un projet est nécessaire. Pour un pays comme pour une entreprise il ne suffit pas d’avoir une ambition pour réussir mais sans ambition on est sûr d’échouer. De même il ne suffit pas d’être unis pour réussir mais si on n’est pas unis on est également sûr d’échouer.

Le pays doit retrouver un projet de puissance économique qui mobilise l’ensemble des acteurs (État, entreprises, citoyens). 

L’État doit se réformer pour être à la fois plus « fort » et plus « léger ». Paradoxalement les dépenses publiques ont augmenté (56 % du PIB) alors que la qualité ressentie des services publics a diminué. Il y a donc un vrai problème d’efficacité. L’État doit être renforcé. On a souvent confondu décentralisation et déconcentration. Il faut que les choses soient clarifiées. Nous devons gagner à la fois sur les dépenses de fonctionnement et les dépenses sociales. L’État doit redevenir stratège. Ce n’est pas une option aujourd’hui : dans une époque où il faut réintégrer les questions de souveraineté, les questions de compétitivité relative entre les pays et gérer des sujets comme la transition énergétique on a besoin d’un État stratège. Le plan Biden est ainsi une tentative de réindustrialisation des États-Unis, de limitation des dépendances en alignant de nouveau le Big business et le Big government. C’est le sens du Chips Act[2] sur les composants. C’est aussi le sens de l’IRA (Inflation Reduction Act) : regagner des positions dans l’industrie automobile en s’appuyant sur le levier de la transition énergétique.

Nous avons donc besoin de retrouver cet État stratège et de retrouver le type de gouvernance et de planification qui existaient aux débuts de la Vème République. Il ne s’agit pas de définir le nombre de tables, de chaises, de voitures à produire mais d’aligner les acteurs sur des objectifs et projets communs.

Les entreprises doivent retrouver le sens de l’intérêt général du pays. Le capitalisme financier se réclame d’un Milton Friedman simplifié qu’on est allé chercher alors qu’il a écrit son livre[3] en 1962 : l’entreprise est là pour servir ses actionnaires. Oui, une entreprise doit aujourd’hui servir ses actionnaires mais elle doit servir aussi l’intérêt général du pays. On parle beaucoup des « causes » à défendre (diversité, etc.) mais il est une cause dont on parle peu : c’est l’intérêt du pays. Vous avez écrit, Monsieur le ministre (s’adressant à Jean-Pierre Chevènement), que la principale cause de la désindustrialisation était l’absence de patriotisme de bon nombre de dirigeants. Je partage ce point de vue. Parce que le monde de l’industrie dont l’actionnariat est global, dont l’activité est globale, a considéré qu’au fond la France était un territoire parmi d’autres et qu’il n’y avait pas de responsabilité particulière. Quand, en France, on cite l’exemple allemand on parle souvent des réformes Schröder. Je ne dis pas qu’elles aient été négligeables mais la vraie force des entreprises allemandes est le Mitbestimmung, système que l’on a traduit par cogestion mais qui désigne en fait la
co-responsabilité : un conseil de surveillance allemand comporte 50 % de représentants de salariés et 50 % d’actionnaires, ce qui fait qu’en termes de management d’entreprises le consensus doit se fabriquer en permanence. Je ne connais qu’une seule entreprise allemande qui ait été victime d’une OPA : Mannesmann par Vodafone au début des années 2000. En effet, pour prendre le contrôle d’une entreprise allemande il faut l’accord du conseil de surveillance. L’économie allemande est fondée sur un capitalisme d’équilibre capital-travail au service de l’intérêt du pays.

Ceci m’amène au troisième acteur qui est le citoyen-salarié.

« Il faut travailler plus et former mieux. », ai-je écrit dans un chapitre de mon livre. Dans les symptômes des problèmes français, je mets toujours en avant le nombre d’heures travaillées rapporté à la population totale. La France est le pays qui a le ratio le plus faible du monde (635 heures), 15 % de moins que la moyenne de l’Union européenne et 25 % de moins que la moyenne de l’OCDE.

La première raison en est qu’en France les jeunes rentrent trop tard sur le marché du travail parce que nous n’avons pas développé l’enseignement technique au niveau adéquat. En France, 75 % d’une classe d’âge de jeunes ont le bac contre 40 % en Suisse, pays dans lequel l’enseignement technique et l’apprentissage sont fortement développés. Mais en Suisse personne ne démarre à moins de 4 500 euros par mois. Je rappelle que le salaire médian en France est de 2 000 euros.

La deuxième raison ce sont les 35 heures. Quand on additionne 35 heures et RTT cela donne près de deux mois de vacances. À cela certains économistes rétorquent que nous sommes beaucoup plus productifs. Serions-nous tellement plus intelligents que les autres que nous pouvons nous permettre de travailler un mois de moins par an ?

La troisième raison est l’âge du départ en retraite plus précoce que dans les autres pays.

J’ajouterai une donnée culturelle. Si on a désindustrialisé c’est aussi parce que cela convenait à tout le monde. En effet, on créait des emplois de cols blancs supplémentaires : dans le même temps où l’on diminuait de 2 millions les emplois industriels on créait 800 000 emplois de fonctionnaires, principalement dans la fonction publique territoriale ! C’est à ce moment – c’est une responsabilité des élites – que l’on inventa le mythe d’une industrie sans usines[4] comme si on pouvait dissocier la recherche de la production. C’est absurde. Il ne faut jamais avoir mis les pieds dans une usine ou dans un centre de recherche pour prétendre cela. En France on emploie volontiers le terme de « travailleur sous-qualifié » Ce terme est empreint de mépris pour l’ensemble des métiers manuels ou de services, pourtant si nécessaires, comme l’a montré la crise de la COVID. 

Pour évoquer le travail en termes de sens, avant d’évoquer le temps de travail, le partage du travail, il faut replacer la question du travail dans une envie de conquête, de réussite, de puissance. Personne n’aime travailler pour travailler. En revanche, les gens sont prêts à faire des efforts si le travail s’inscrit dans un projet, que ce soit au niveau du pays ou au niveau de l’entreprise. Remettre l’intérêt général du pays au cœur des préoccupations est aujourd’hui quelque chose de fondamental.

Il y a sept ans j’avais invité Fukuyama à un forum international. « Nous vivons le retour de l’histoire et le retour des nations », lui avais-je dit. On ne peut exister que si on retrouve le sens de la nation. « Le patriotisme, c’est aimer son pays. Le nationalisme, c’est détester celui des autres. » (Charles de Gaulle). Pour avoir dirigé des entreprises présentes dans 40 pays je connais un peu le monde. La nation n’est pas un gros mot aux États-Unis. Les Anglais n’ont pas honte d’être patriotes (« Right or wrong, it’s my country »). Le Allemands et les Japonais non plus.

Voilà ce que je voulais dire sur la question du travail qu’il me paraît essentiel de repositionner dans ce cadre.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup.

Vous avez eu le mérite de replacer le contexte culturel national au centre du système français, comme il est au cœur du système allemand ou du système américain.

Vous avez pointé – sur un mode plaisant – ce paradoxe : la France concilie un temps de travail moins élevé avec une productivité à l’heure extrêmement élevée. Je me demande quand même si la pression du management, particulièrement forte dans un pays comme le nôtre, n’explique pas aussi cette productivité élevée, non sans créer peut-être un certain nombre de questions sur le sens et les problèmes objectifs du travail.

« Ce qui est bon pour General Motors est bon pour l’Amérique ». Aujourd’hui les ouvriers de Chicago renversent un peu la question mais on reste quand même dans la culture américaine. Ils demandent 25 % d’augmentation d’ici 2024 et disent vouloir renouer avec le rêve américain. La revendication concrète, le salaire, s’inscrit toujours dans un substrat culturel. Je crois que c’est en harmonie avec ce que vous avez dit, dont nous vous remercions beaucoup.

Nous allons maintenant écouter Philippe Logak sur ce beau rapport du plan dans lequel le Haut-commissaire au plan, François Bayrou, rappelle que le travail vient du mot tripalium. Lorsque j’étais au lycée mon professeur de latin nous parlait toujours du supplice des trois pieux, réservé aux esclaves fugitifs pour montrer que le travail était d’abord quelque chose de dur, d’insupportable, une épreuve imposée. Au prix d’un saut dans l’histoire nous pouvons penser à ce que dit Alain Supiot : ça ne fait guère plus de cent cinquante ans que le travail est devenu la norme. Et nous ne parlons ici que de nos sociétés développées.

Il n’est donc pas étonnant que, tout moderne qu’il soit dans l’histoire, ce comportement humain, presque anthropologique, qu’est le travail ait affronté tant de difficultés, tant d’épisodes différents. Celui des luttes sociales, bien entendu : le premier capitalisme triomphant, le marxisme, les conquêtes sociales. Vient ensuite le moment social-démocrate où nos démocraties profitent largement du fait qu’il y a un système qui inquiète, celui de l’Union soviétique, et où il est donc important de donner à la classe ouvrière, à la classe salariale, des moyens de vivre suffisants pour que les travailleurs ne deviennent surtout pas trop revendicatifs. Jean-Pierre Chevènement a rappelé plusieurs fois la logique de ce moment historique dans ses ouvrages. Puis est arrivé le modèle néolibéral – vous en avez dit quelques mots – au bout duquel nous nous trouvons peut-être mais dans lequel, effectivement, le travail a été le malmené du système.

Nous arrivons aujourd’hui à cette période où les salariés – plus que les non-salariés me semble-t-il – s’interrogent sur le sens du travail. La question quantitative est rejointe par un certain nombre de questions qualitatives et tout cela suscite des problèmes objectifs et subjectifs. Les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle, viennent aujourd’hui poser des problèmes objectifs dans le monde du travail. S’y mêlent des problèmes subjectifs : le fait de n’avoir pas envie d’aller tous les jours travailler, à coups de transports qui ne sont parfois pas un cadeau, mais aussi le fait d’avoir une vision plus entrepreneuriale du mode de vie, me semble-t-il. Naturellement le souhait d’avoir un temps de travail réduit est compensé par le fait qu’aujourd’hui des catégories sociales qui travaillaient beaucoup travaillent un peu moins. Les agriculteurs travaillent globalement moins parce qu’ils sont moins nombreux. Il en est de même pour les artisans. Ces problèmes, les uns objectifs, les autres subjectifs, ont rendu l’étude du Plan particulièrement pertinente et intéressante. Vous avez la charge, Philippe Logak, de mettre tout cela en ordre pour lui donner une cohérence.


[1] Capitalisme contre capitalisme, Michel Albert, Paris, éd. du Seuil, 1991.

[2] La loi CHIPS (Creating Useful Incentives to Produce Semiconductors), approuvée par le président Biden en août 2022 doit permettre de dynamiser la fabrication nationale de
semi-conducteurs aux États-Unis afin de résoudre les problèmes liés à la chaîne d’approvisionnement et les préoccupations en matière de sécurité nationale.

[3] Milton Friedman, Capitalisme et liberté (Capitalism and Freedom), 1962.

[4] En juin 2001, Serge Tchuruk proclame : « Alcatel doit devenir une entreprise sans usines. »

Le cahier imprimé du colloque « La France face aux mutations du travail » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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