L’ÉNA, quelles leçons tirer d’un procès sans fin ? 

Intervention de Marie-Françoise Bechtel, conseiller d'État (h), ancienne directrice de l’ÉNA (2000-2002), présidente de la Fondation Res Publica et de l'Institut républicain du service public (IRSP), lors du colloque "La France et ses élites" du mardi 20 juin 2023.

Merci beaucoup.

Ma tâche va être ardue parce que non seulement les deux intervenants précédents sont beaucoup plus savants que moi mais ils prennent un peu mon sujet en tenaille : Éric Anceau a analysé les origines historiques de la manière dont les élites se positionnent par rapport au peuple et réciproquement. Et Marcel Gauchet a analysé le contenu culturel, d’une certaine manière, du phénomène élitaire en concluant d’ailleurs qu’un clash potentiel existe autour de la nation comme terroir, comme territoire et comme habitat des « somewhere » par opposition au caractère ludique et tout à fait volatile, à certains égards, des « anywhere », une élite relativement peu reproductrice si l’on en croit la réflexion menée à son sujet.

J’ai maintenant la rude tâche d’intervenir pour vous parler de ce qui est arrivé aux élites de notre pays à travers l’École Nationale d’Administration. L’ÉNA n’est pas simplement un cas qui nous permet d’étudier les élites. L’ÉNA à elle seule a largement « trusté » ce qu’ont été les élites dans la vie nationale de la France depuis 1945, qu’il s’agisse d’élites administratives mais aussi politiques et même économiques et financières au moment où la mondialisation s’est installée. Est-elle pour autant la responsable directe de tout ce qui nous est arrivé depuis lors ? J’en doute et je dirai pourquoi.

J’aborderai tout d’abord la question de l’ÉNA comme le témoignage d’un triple paradoxe.

Le premier, c’est le fait que les équipes administratives sont le produit et non la cause de la situation actuelle de l’État et de la nation. Sur ce point je m’inscris en faux contre ce que l’on entend souvent dire dans le milieu universitaire et dans la presse. Je crois qu’il ne faut pas confondre les effets et les causes. « Le peuple a les élites qu’il mérite », dit-on, mais les élites elles-mêmes ont peut-être l’État qu’elles méritent. Je veux dire par là qu’avant de prendre le pouvoir, elles sont un instrument de ce qu’ont voulu être l’État et la nation dans notre pays.

Le second paradoxe, très étonnant, c’est que cette école s’est trouvée à la fois au centre de l’effort de reconstruction du pays depuis 1945 et au centre du phénomène historique de décomposition de l’État tel qu’il s’est produit depuis l’instauration de la mondialisation libérale après 1990. Connaît-on dans l’histoire un phénomène semblable ?

Troisième paradoxe, aussi remarquable – je parle sous le contrôle des historiens –, c’est peut-être la première fois que nous voyons des élites qui rejettent l’État en raison de son lien consubstantiel avec la nation. Je veux parler ici de l’européisme qui gagne à grande marche nos élites. Même sous le régime de Vichy, qui voulait reconstruire l’État tout en préservant la nation – dans une vision certes spécifique – on n’avait jamais vu un tel rejet. Il n’a cessé de croître depuis les années où l’ÉNA s’est petit à petit imposée dans le paysage jusqu’au moment où, après les années 1980, la vague européiste a englouti et exhaussé en même temps notre lien avec la mondialisation économique. Depuis ce moment-là nous ne constatons plus de différence entre la perception qu’ont les élites de la nation et leur perception de l’État. Très parlante est à cet égard la comparaison avec les élites britanniques pour lesquelles il y a découplement entre un certain rejet de l’État dans sa version keynésienne et l’attachement aux fondamentaux de la nation.

Il me reste à dire maintenant comment je vois cette évolution.

L’éNA était d’abord un instrument au service de la nation tout entière. Je ne reviens pas sur sa création en 1945 si ce n’est pour dire qu’elle repose sur un double substrat culturel.

Le premier est le modèle britannique d’une fonction publique polyvalente qui s’était illustrée dès la première moitié du XIXème siècle. L’idée est donc de (re)créer une fonction publique dotée d’une culture commune où les mêmes agents pourront servir dans tous les corps. C’est important pour la suite à la lumière de ce qui s’est réellement passé[1].

Autre caractéristique, ce modèle d’une fonction publique polyvalente a été accolé au modèle typiquement français de la grande école comme modèle historique.

Ce produit de deux traditions tout à fait différentes a commencé par réussir avant, peut-être, d’échouer. Il ne m’appartient pas de le dire. En effet, ayant été élève de cette école dans les années 1980, membre des trois jurys dans les années 1990, directeur dans les années 2000 et membre du conseil d’administration de 2012 à 2017, la vision que j’en ai est probablement trop imprégnée des problèmes réels qui se sont posés à l’école réelle.

Je veux dire quand même que, par opposition au vrai débat qui existe autour de l’ÉNA – Jean-Pierre Chevènement y a fait allusion -, cette école a été la cible de beaucoup de faux procès. J’en ai entendu un certain écho ici même. Nombreux sont les universitaires – plutôt sociologues qu’historiens en général – qui ont écrit sur l’ÉNA. Je n’arrive même plus à tenir le compte de tous les ouvrages que j’ai pu lire sur la question. Entre 1990 et 2010 il n’y en a pas moins de quinze dont j’extrairai La noblesse d’État de Bourdieu, un ouvrage qui me semble totalement à côté de la question. En effet, de même que Bourdieu a raté la question de l’école républicaine qu’il présente avant tout comme un agent reproducteur d’inégalités – ce qu’elle a fini par devenir mais, à l’inverse de ce que dit Bourdieu, parce qu’elle a abandonné l’idéal républicain – on retrouve dans La noblesse d’État le même défaut d’analyse. Alain Supiot a montré que la « noblesse d’État » est un concept emprunté à Paul Ardarscheff (sans que Bourdieu n’ait d’ailleurs jamais mentionné l’origine de ce concept[2]). La noblesse d’État, à travers laquelle l’auteur dénonce avec virulence les élites politiques et surtout administratives, intervient d’ailleurs au moment où, la mondialisation s’installant, c’est le pouvoir économique et financier qui pose la question principale des inégalités si chères à Bourdieu ! C’est la raison pour laquelle je pense que Bourdieu est emblématique des nombreux faux procès qui ont été faits à l’ÉNA. J’ai lu pour ma part beaucoup d’ouvrages de sociologues qui ne connaissaient rien au système, qui n’avaient pas pris la peine de venir voir comment les choses se passaient réellement notamment en enquêtant sur place.

Autre phénomène, lié à celui-ci, c’est la manière dont la presse, à l’époque – vous avez brillamment montré que ce n’est plus le cas –, et notamment la presse magazine, la presse économique, tenait quand même le haut du pavé de l’opinion dominante sur la critique de l’ÉNA, reprise dans les journaux télévisés, dans les journaux moins conséquents et quelquefois dans la presse quotidienne. Jean Boissonnat, qui fut directeur de L’Expansion, avait attiré mon attention sur la forme de rivalité qui opposait le journaliste économique et l’énarque qui a réussi. La presse quotidienne régionale au contraire a toujours eu une attitude très paisible vis-à-vis de l’ÉNA qu’elle connaît surtout par le préfet, un fonctionnaire désintéressé dont elle sait l’utilité pour lutter contre les clientélismes locaux et qui, au fur et à mesure qu’on installe dans le pays la décentralisation, a quand même montré une tenue, une rigueur et porté une vision de l’intérêt général (pour prononcer enfin le mot qui doit être prononcé ici) dans laquelle, m’a-t-il toujours semblé, nos concitoyens se reconnaissent.

Je nuancerai donc largement le procès qui est fait à l’ÉNA, notamment du fait des sociologues, des politologues et de la presse. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de problème, il y a aussi de vrais débats. Le pamphlet de Jacques Mandrin – Jean-Pierre Chevènement l’a rappelé tout à l’heure – était fondé sur l’idée d’une reproduction à base sociale qui devenait une reproduction mécanique de pensée par le fait qu’un certain nombre de postes de pouvoir étaient préemptés, gérés et menés par des petits groupes parlant la même langue, si je puis dire, et peut-être aussi représentant les mêmes intérêts, même à l’époque. Au moins en ces temps-là l’intérêt national n’était-il pas le parent pauvre de l’univers mental des hauts fonctionnaires…

J’en viens ainsi à la question qui me paraît centrale, celle de l’évolution de l’ÉNA depuis vingt ou trente ans, depuis le moment où le tout marché s’est installé dans notre pays et où, simultanément, la marche de l’Europe a amené un certain nombre de nos élites (pas seulement des élites administratives) à regarder autrement la nation et à considérer que les problèmes de cette nation, qui en France sont de ce point de vue les mêmes que ceux de l’État, doivent être traités dans une perspective différente et même radicalement différente. C’est alors qu’on a vu le modèle basculer d’une éNA qui participait à la reconstruction du pays à une éNA qui participe à la décomposition de notre modèle national étatique[3].

C’est ainsi du moins que je vois les choses.

Marcel Gauchet a dit ce qu’il y avait à dire sur l’attraction du modèle néolibéral, son opposition à l’ADN national et simultanément la remise en cause du fonctionnement interne de nos services publics, matérialisée par la Révision générale des politiques publiques (RGPP) qui a été le mantra repris par tout ce que, en remontant à Alain Madelin, la France a compté de gouvernements libéraux, qu’ils fussent de droite ou de gauche. Sonnant le tocsin des prétendus excès de la dépense publique on a donc créé sans imagination la RGPP, un concept qui eût pu être intelligent s’il avait été mis au service d’une vraie vision de la réforme de l’État.

Vous-même, Jean-Pierre Chevènement, lorsque vous étiez ministre de l’Intérieur, aviez lancé l’idée que la réforme de l’État devait venir sur le devant de la scène. Mais il ne s’agissait pas de la réforme de l’État qu’ensuite nos engagements européens nous ont imposée à coups de déficit maastrichien, de TSCG et de Semestres européens, c’est-à-dire l’idée que moins l’État dépense plus il est respectable et plus les choses se font d’une manière judicieuse.

On a donc complètement « raté » toutes ces questions. Mais ce qui est sûr est que ni l’attraction du modèle néolibéral ni sa traduction interne par la Révision générale des politiques publiques ne sont directement le fait de l’ÉNA. Elles sont le fait d’une classe politique qu’on ne peut pas exonérer de sa responsabilité.

J’ai en effet entendu dire souvent, et tout à l’heure encore, que l’ÉNA s’est emparée de la politique. Mais pas du tout ! C’est la politique qui s’est emparée des énarques. Beaucoup d’entre nous l’ont vécu. Je ne parle pas des énarques de premier rang qui ont été cités tout à l’heure, qui voyaient en l’ÉNA la possibilité d’accéder à un métier en cohérence avec leur vocation politique, comme le fut autrefois le métier de professeur ou celui d’avocat (il faut bien avoir un métier dans la vie), je parle du phénomène massif qui fait que les partis politiques sont allés chercher des énarques parce qu’ils accompagnaient mieux la mise aux normes de leurs troupes : quand on ne parle plus de lutte des classes ni d’intérêt national, il est commode d’avoir des énarques pour parler aux électeurs avec un peu de réformisme raisonnable, sur fond de connaissance technique des finances publiques et c’est tout. Ensuite ils deviennent éventuellement ministres, ce fut le cas de beaucoup d’entre eux. Ce que l’on voit en général comme une sorte d’expansion de l’ÉNA qui se serait répandue sur la classe politique est en réalité le phénomène inverse. Une classe politique qui était en train d’abandonner ses propres clivages droite/gauche et ses propres idéaux nationaux est allée chercher des énarques pour exprimer qu’elle était enfin devenue « raisonnable ». Je crois que c’est dans ce sens-là que les choses se sont passées. Mais c’est rarement vu et encore plus rarement dit. Pour avoir assisté à ce phénomène, je crois qu’il faut le « lire » dans le bon sens.

Dans cette évolution de l’ÉNA deux facteurs auront été décisifs :

Le premier est la montée de l’idéologie mondialisatrice – ou mondialisante – et, à travers cette idéologie, le tout management qui accompagne parfaitement la Révision générale des politiques publiques.

Le second est la réforme de Sciences Po qui joue un rôle absolument clé dans ce qu’a vécu notre haute administration et même notre classe politique depuis une vingtaine d’années.

Le new public management est une mode lancée par nos amis britanniques (toujours très doués pour lancer des modes dans le monde entier) et reprise au vol par un certain nombre de pays aussi baroques par rapport à ce modèle que la Nouvelle-Zélande ou la Corée du Sud, qui a été très marchante dans l’affaire. J’ai vécu tout cela à l’ONU où j’ai appartenu ces vingt dernières années au Comité d’experts en administration publique puis à la Commission de la fonction publique internationale. J’y ai très bien vu comment ce modèle du new public management a petit à petit fait tache d’huile, devenant un peu le modèle de ce que devaient être les administrations publiques dans le monde pour accompagner les politiques néolibérales.

C’est très fort de la part des Britanniques qui n’ont jamais renoncé à exercer un impérialisme culturel sur les idées.

Parfois pour le meilleur : j’expliquais tout à l’heure l’apport qu’ils ont eu dans notre réflexion de 1945 sur la création de l’ÉNA.

Parfois pour le pire : j’ai observé les différents pays du monde dans leur rapport au New public management (NPM), des pays d’Amérique du Sud, d’Europe bien sûr ou encore le Canada (très en avant de la marche) qui avait créé un certain nombre d’agences pour donner l’impression que l’État ne faisait pas tout. Dix ans après on s’est rendu compte que ces agences étaient des facteurs de corruption tels qu’il a fallu y mettre fin. Pourtant le NPM a encore aujourd’hui en France un certain nombre de thuriféraires, parfois à un niveau élevé de l’État, qui nous expliquent que le « Top down », le « bottom up », le « benchmarking » ainsi que la transparence et l’évaluation – des concepts évidents pour les deux derniers du moins – constituent le tout de la réforme d’une administration dont on a l’impression qu’elle ne se réforme jamais que pour nier davantage encore les besoins de la nation et de l’État.

Voilà le sentiment que tout cela peut laisser.

La réforme de Sciences Po n’intervient pas par hasard dans ce contexte. En l’an 2000 son charismatique directeur, Richard Descoings, avait expliqué cyniquement qu’il allait en faire « l’école du marché ». à cette fin, il et il avait demandé à ses intervenants (dont certains me l’ont rapporté) de ne plus orienter les meilleurs vers la section service public, nom de la préparation au concours de l’ÉNA. Cette dernière a d’ailleurs été rebaptisée depuis « Affaires publiques » (précisément le nom que porte le lobbying dans les entreprises qui veulent faire pression sur les politiques ou sur la classe administrative !), regroupant vingt-cinq ou trente matières dans lesquelles on prend des dominantes remplaçant les formations solides de naguère en droit public et en économie. Je l’ai vécu directement souvent en conflit avec R. Descoings, je crois donc savoir à peu près ce dont je parle…

Cette réforme a été considérable parce que, cela a été justement rappelé, il ne faut pas oublier que la grande école, c’est Sciences Po. C’est par l’école libre des sciences politiques, fondée en 1871 pour redresser la France que sont passés le recrutement des grands corps de l’État et celui des administrateurs. L’ÉNA est un peu par rapport à Sciences Po ce que sont les Ponts ou les Mines par rapport à l’X, si je puis dire. C’est Sciences Po qui est la grande école, l’ÉNA est une école d’application. Ce qui a engendré deux critiques récurrentes. Celle des jurys qui se plaignent avec constance de ne pas pouvoir, lors de l’épreuve du grand oral, sortir les élèves du modèle de Sciences Po : c’est vrai, j’ai siégé au jury, la force du modèle est impressionnante. Et celle des élèves eux-mêmes qui se plaignent qu’on ne leur fasse pas faire à l’école autre chose que ce qu’ils ont déjà fait à Sciences Po.

La grande école c’est donc Sciences Po. C’est pourquoi le tournant pris par Richard Descoings avec l’appui d’un certain nombre de membres de l’élite économique et financière française qui siégeaient à la Fondation des Sciences politiques (j’y siégeais également à ce moment-là) a été un tournant vraiment impressionnant. Richard Descoings a voulu faire la London School of Economics française. Il y a parfaitement réussi. Sciences Po est bien placé dans les classements. Le système a été très bien mis en place avec un financement véritablement exceptionnel (marqué d’ailleurs par une véritable opacité) et il est arrivé à impressionner et à recruter les meilleurs. J’en vois certains dans la salle d’ailleurs. Ce sont vraiment les meilleurs aujourd’hui qui, sortis du bac, vont à Sciences Po. Ce n’est pas sans poser un vrai problème. Ensuite une partie de ces meilleurs (malgré une certaine crise des vocations) se retrouve à l’ÉNA, maintenant Institut national du service public (INSP). Voilà ce qui s’est joué depuis les années 2000.

Ce faisant, jetant le bébé avec l’eau du bain, on a oublié les deux atouts majeurs de l’ÉNA.

Le premier c’est la coopération administrative. L’ÉNA est une énorme machine à coopération administrative. Cette coopération nous montre à quel point le modèle de l’État français fut – je n’ose pas dire qu’il l’est encore – respecté et admiré dans le monde. Il fut un temps où un directeur de l’ÉNA – ce fut mon cas, ce fut le cas de mon prédécesseur, de mon successeur … – devait refuser les demandes de créer des ENA dans toutes les parties du monde ! Il fallait expliquer à certains pays que la création d’une éna ne leur servirait à rien. Je me vois encore expliquer ça au Liban dont le problème principal (outre sa culture propre) n’était vraiment pas – n’est toujours pas – celui-là. 

La coopération administrative comme instrument du rayonnement diplomatique français, n’est certes pas portée par la seule ÉNA, même si elle y joue un rôle majeur. Le ministère des Finances, les agences – d’ailleurs démultipliées – du Quai d’Orsay jouent également leur rôle. Mais l’ENA porte le modèle.

Poursuivant cette sorte de « défense et illustration », j’ajouterai que l’autre atout considérable de l’ÉNA était quand même le concours interne. L’ÉNA a été, vous l’avez dit, une école immédiatement ouverte aux femmes et immédiatement ouverte aussi pour la moitié de ses postes à des fonctionnaires plus ou moins blanchis sous le harnais. Il y a quelques années, un président de chambre du tribunal administratif de Bordeaux m’avait raconté qu’il avait commencé sa carrière comme fonctionnaire de catégorie D, à l’époque où ça existait encore, c’est-à-dire qu’il poussait les chariots pour distribuer les papiers dans les bureaux. Seul le passage par l’éna lui avait permis un tel parcours.

Le concours interne, dont je suis moi-même issue, était donc une réussite. Mais il a rencontré un phénomène dont l’ÉNA n’a été que la caisse de résonance, c’est la panne de la démocratisation liée certes à la baisse de qualité de l’école publique mais aussi à l’effet « en cuvette », très bien décrit par l’INSEE, qui veut qu’à un certain moment dans notre pays les classes sociales modestes se sont réduites au profit des classes moyennes. Cela s’est naturellement ressenti dans le recrutement. Le recrutement de l’ÉNA n’est pas moins démocratique que celui des autres grandes écoles ou des filières universitaires sélectives (agrégation, 3° cycle, médecine). Mais depuis les années 80 il reflète lui aussi la panne de l’ascenseur social.

En résumé, on ne peut pas accuser l’ÉNA d’avoir colonisé la classe politique : c’est la démission des grands partis de gouvernement qui a fait la montée des énarques dans l’appareil d’État.

On ne peut pas non plus l’accuser d’avoir affaibli l’État car c’est l’État lui-même, en la personne de ses dirigeants politiques, qui a décidé de s’affaiblir, à coups de traités européens, à coups d’entrée dans la mondialisation, à coups d’Acte unique, à coups de décisions prises en dehors des intérêts de la nation, pour ne pas dire en contradiction avec eux notamment en matière économique et financière.

L’ÉNA a exécuté, certainement, elle a parfois même exécuté avec enthousiasme.

On pourrait, à juste titre, me parler du pantouflage qui a effectivement toujours été de pair avec l’ÉNA. Le système était acceptable quand il restait limité. Mais on ne peut comparer le pantouflage jusqu’aux années 1980, lorsque les hauts fonctionnaires du Conseil d’État ou de l’Inspection des finances intégraient des entreprises ou des banques nationales, avec des émoluments certes supérieurs, et celui qui, vingt ou trente ans plus tard, leur permet de multiplier leur salaire par dix (sans compter leur participation actionnariale) lorsqu’ils prennent la tête d’une entreprise du CAC40. Ils deviennent alors des hauts fonctionnaires hors sol qui ne reviendront pas. C’est de plus un exemple un peu fâcheux donné à l’immense majorité des administrateurs civils dont il faut dire qu’ils sont encore aujourd’hui l’ossature de l’État.

J’ai parlé tout à l’heure du corps préfectoral, ce corps d’une grande qualité, porteur de l’intérêt général, du sens du commun, par opposition à un certain clientélisme local. On pourrait parler du corps diplomatique. On peut parler de l’ossature des serviteurs de l’État qui, pour partie, me semble-t-il, croient encore au service de l’État … et croient peut-être encore que la nation française est un État, le même État qu’ils voient admiré et parfois imité à l’étranger lorsqu’ils sont en mission de coopération administrative. Au point qu’il est parfois embarrassant d’expliquer à l’étranger que nous ne sommes plus tout à fait sur le modèle des services publics dont ils croient que nous sommes encore les porteurs.

C’est cet ensemble de phénomènes, qui ont leur complexité, qu’il m’a paru utile de rappeler.

Je vais conclure sur un point relativement modeste mais qui m’est cher. Une école nationale d’administration est finalement la traduction de la vision que, dans une démocratie comme la nôtre, la classe politique, seule porteuse des décisions, a de l’avenir du pays. Est-il possible de réinterroger le modèle qui a été celui de l’ÉNA pour arriver à reconstituer une vision de l’État national français, modernisé, bien entendu, qui lui rendrait un peu ses lettres de noblesse, celle que l’étranger nous envie encore, celle que peut-être le peuple français – qu’il mérite ou non ses élites – pourrait attendre d’elle ?

Finalement quelle vision l’État a-t-il de son propre avenir ? Et surtout de quels serviteurs a-t-il besoin et envie ?

Je ne reviendrai pas sur la réforme de l’INSP parce que nous ne savons pas encore ce qu’elle va donner. Il est inutile de faire des procès sans portée ni sens. Mais il me paraît utile de nous demander ce qu’il y a aujourd’hui dans l’esprit des futurs hauts fonctionnaires. En effet, que l’on fasse une éNA, une INSP ou que l’on fasse éclater complètement le recrutement il restera toujours cette grande école majeure, Sciences Po, qui véhicule avec beaucoup de puissance le modèle néolibéral.

Face à cela que peut-on faire ? Y a-t-il aujourd’hui dans notre pays un certain nombre de jeunes gens qui ne se satisfont pas de la situation, qui sont prêts à revenir vers une meilleure vision des besoins de notre nation et de notre État ? Qu’y a-t-il aujourd’hui dans l’esprit des jeunes de Sciences Po et des jeunes hauts fonctionnaires ? On y trouve globalement une vision très européiste des choses, le sentiment que la France n’a pas à maintenir ni son rang ni peut-être même sa voix. De sorte que jamais l’intérêt national n’a été plus éloigné aujourd’hui, je le redoute, de l’esprit des jeunes générations formatées par Sciences Po.

Je conclurai par une interrogation dont chacun pourra apprécier la pertinence. La thèse défendue brillamment par Stéphane Rozès dans son nouvel ouvrage[4] est que le naufrage de l’imaginaire français entièrement pétri par l’État-nation, sous les coups de la mondialisation dans sa version historique actuelle, conduira au chaos plutôt qu’au redressement.

Mais faisons le pari du redressement.

Que faudrait-il pour que l’école de la haute fonction publique française serve à nouveau véritablement l’État et la nation ?

À l’évidence il faudrait que l’État lui-même, la classe politique, ait une vision constructive de l’avenir de la France. C’est la conclusion logique de ce que j’ai dit. Selon Stéphane Rozès on ne pourra pas y parvenir si on ne répare pas les imaginaires nationaux. Mais qui va assumer la tâche de réparer les imaginaires nationaux, notamment notre vision de l’État ? L’école n’est pas en situation de le faire. Les intellectuels, Marcel Gauchet l’a dit, ne sont pas en situation d’être entendus. L’université aurait peut-être un rôle à jouer en ce domaine mais Éric Anceau semble sceptique.

Comment faire ? Faut-il garder l’optimisme de la volonté et tenter un pari sur l’avenir ?

Nous avons pensé, à la Fondation Res Publica, qu’il était possible de tenter, avec nos moyens, à petite échelle, une expérience de transmission des besoins réels de notre État. Nous avons créé il y a maintenant quatre ans un institut républicain du service public (IRSP) qui recrute annuellement des auditeurs – certains sont ici – pour les mettre en présence d’intervenants de très haut niveau capables de diffuser par le discours et par l’exemple ce que peut être aussi le redressement de l’État. Jean-Pierre Chevènement avait fait la conférence d’ouverture. Et depuis quatre ans nous leur avons fait entendre des gens comme Louis Gallois, Alain Supiot, Thierry de Montbrial, Anne-Marie Le Pourhiet, Jean-Éric Schoettl, la préfète Nicole Klein, Marcel Gauchet … Nous essayons de mettre nos jeunes auditeurs en face de pensées d’un niveau suffisamment élevé pour qu’elles soient en elles-mêmes attractives. Je ne sais pas si nous arriverons à quelque chose avec cette expérience mais la Fondation Res Publica considère qu’elle essaye de jouer là un modeste rôle de transmission vers une pensée qui serait délivrée du court-termisme. À ce jour nous avons formé une soixantaine d’auditeurs et le pari est que malgré ce très petit nombre et, encore une fois, la modestie du projet, un amalgame positif pourrait se faire un jour.  

J’ai en effet toujours été frappée par le rôle qu’ont joué deux grands clubs dans la haute fonction publique française : le club Jean Moulin et le club Témoins. Le club Jean Moulin, à certains égards complexe dans sa vision des choses, a principalement porté l’idéal de décentralisation qui fait partie de son histoire. Le club Témoins est le club de l’européisme. On y a trouvé un certain nombre de dirigeants, et non des moindres, et même un président de la République (pas l’actuel, son prédécesseur). Ces clubs ont travaillé ces zones intermédiaires dans lesquelles les élites se rencontrent et peuvent entre elles examiner l’avenir et les « réformes » – pourquoi ne pas faire la même chose sans donner à ce mot la connotation libérale qui l’a détourné vers la pensée unique ? Voilà un peu le pari que nous faisons. Nous voyons dans l’IRSP la branche « Transmettre », selon le mot qu’avait employé Jean-Pierre Chevènement, de cette fondation. C’est un pari fondé sur la rencontre entre quelques hauts acteurs publics décidés et un peuple qui ne se résigne pas à son déclin, avec une classe politique qui, sauf dans ses parties les plus radicales, ne serait pas uniformément acquise au modèle libéral mondial, financier européiste[5] tout en ayant une vision saine et positive de la nation. Si nous pouvions avoir la conjonction des trois – c’est une conjonction d’astres qui n’est pas facile – nous arriverions peut-être à reconstituer quelque chose. Cela ne serait peut-être pas le projet de 1945 – l’histoire ne se refait pas, il faut être réaliste – mais ce serait peut-être le début de quelque chose que, pour ma part en tout cas, j’appelle de mes vœux parce que je ne me résigne pas en ce domaine au pessimisme.


[1] Le fait que la polyvalence de la haute fonction publique n’ait pas empêché, aidée par le classement de sortie, que certains corps trustent les fonctions les plus attractives a beaucoup joué dans la contestation interne du système.

[2] Alain Supiot, conférence à l’IRSP : « La Fonction publique », Cahiers de l’IRSP, mai 2021.

[3] Encore faudrait-il tenir compte de l’empressement à nier leur propre nation qui a été celui de certaines personnalités : on pense à JM Marie Messier, polytechnicien et énarque, se déclarant dans les années 2000 plus américain que français. On songe aussi au rôle éminent qu’ont joué certaines élites françaises dans la mise en place des instruments de la mondialisation et qui a été mis en relief par Rawi Abdelal (Capital rules : the construction of global finance, 2007).

[4] Stéphane Rozès, Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples, éd. du Cerf, 2023.

[5] Mot qu’il serait trop long de commenter mais qui désigne la vision étroite d’une Europe aux institutions opaques et aux choix surdéterminés par le néo libéralisme.

Le cahier imprimé du séminaire « La France et ses élites » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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