Débat final

Débat final, lors du colloque "La France et ses élites" du mardi 20 juin 2023.

Benjamin Morel

Bonsoir à tous.

Je voudrais faire part d’un constat, d’une angoisse, et poser les questions auxquelles je crains malheureusement d’avoir quelques éléments de réponse.

Pour faire suite à ce que disait Marie-Françoise Bechtel, en tant que chercheur qui travaille sur le Parlement je constate aujourd’hui une désaffection de ce que l’on pourrait appeler les élites pour la carrière politique et notamment la carrière parlementaire. Selon les statistiques portant sur les vingt dernières années la carrière parlementaire est devenue un repoussoir pour des gens qui arriveraient en tête de classement de l’ÉNA ou même qui sortiraient d’écoles comme Sciences Po ou HEC.

Le directeur d’une formation aux concours administratifs que je suis constate également un phénomène qui touche le rapport des élites aux concours administratifs. Aujourd’hui, lorsqu’on est en concurrence avec les directeurs de masters de droit des affaires, etc., on se rend compte que les meilleurs éléments délaissent les masters qui préparent aux concours de la fonction publique. Je suis d’assez près les concours parlementaires et je vois que les étudiants qui aujourd’hui tentent et qui obtiennent les concours d’administrateur du Sénat ou de l’Assemblée nationale (de très bons concours) ne sont plus tout à fait les mêmes et n’ont pas toujours le même niveau que ceux d’il y a dix ans. D’un autre côté, les concours de directeur d’hôpital ou de directeur de soins qui, moins connus, moins courus que ceux d’administrateur des assemblées ou de l’ÉNA (INSP), sont malgré tout des beaux concours, ne font pas forcément le plein, y compris du point de vue des admis. Le taux d’admission dans ces concours est devenu si important que je vous mets au défi de trouver les derniers rapports du jury qui, à ma connaissance, ne sont pas parus depuis trois ans.

Tout cela pour dire qu’aujourd’hui les fonctions politiques et les fonctions administratives apparaissent beaucoup moins attractives pour ceux que l’on pourrait considérer comme des élites sociales, des élites intellectuelles et, in fine, des élites économiques.

Or – je parle sous le contrôle d’Éric Anceau – si on s’intéresse un peu à l’histoire des élites, à la concurrence entre les élites ou tout bêtement à la définition de l’élite, la conquête des postes administratifs et des postes politiques est un point névralgique. Une élite vise justement à conquérir ces places-là. Aujourd’hui il semble que ça ne les intéresse plus. Question faussement naïve : qu’est-ce que cela veut dire et doit-on s’en inquiéter ?

Éric Anceau

Je partage totalement le constat de Benjamin Morel.

Mon regard pourrait apparaître biaisé parce que je travaille dans le domaine des sciences humaines et sociales et en particulier en histoire. Je pourrais vous citer les noms d’une dizaine de politiques et d’hommes d’État qui ont été des historiens, à commencer par Édouard Herriot, mais ce n’est pas le cursus habituel. Par contre, pour avoir créé et dirigé un double-diplôme Histoire – Sciences sociales entre Sciences Po et la Sorbonne et ayant très longtemps travaillé à Sciences Po, je constate effectivement cette désaffection très préoccupante des meilleurs éléments de nos élites. Je n’ai aucune réticence, bien sûr, à utiliser le terme d’élites pour les fonctions politiques et les fonctions de la haute administration.

J’ai été un peu attaqué sur ma vision de l’ÉNA. Mais elle a été mal comprise parce que mon cahier des charges, comme je le disais, était la défiance du peuple par rapport aux élites. Je suis un très grand défenseur de l’ÉNA, à tel point que Patrick Gérard qui m’avait très bien identifié, avant que j’intervienne dans les médias, me faisait parvenir des petites fiches pour défendre l’ÉNA, c’est vous dire ! Il est très clair que l’ÉNA est un symbole qui ne plaît pas à nos concitoyens. J’ai pu le constater dans des médias que l’on pourrait qualifier de populistes. Sur Sud Radio, si vous prononcez le mot « élites » ou le mot « éNA », vous révulsez des dizaines d’auditeurs qui n’identifient pas où est le mal, lequel, vous le savez très bien Mme Bechtel, est bien davantage Sciences Po, nous sommes bien d’accord.

Je suis un grand défenseur du corps préfectoral. Où en serions-nous de la crise du covid si nous n’avions pas eu le corps préfectoral d’une part et nos élus municipaux d’autre part ? Ce sont nos maires et le corps préfectoral qui ont tenu le pays pendant la crise du covid. On peut leur rendre hommage.

Je voudrais répondre très rapidement à trois points qui ont été soulevés.

Il est effectivement fondamental de définir les élites. Permettez à l’historien une petite exégèse. Le mot « élites » remonte aux XIIIème-XIVème siècles. Quand Chrétien de Troyes et Christine de Pizan utilisent ce mot il a une double acception qui explique aussi la complexité du terme et les affres dans lesquelles nous tournons depuis plus d’une heure et demie. Chrétien de Troyes et Christine de Pizan définissent comme élites à la fois ceux qui conseillent et entourent les rois, donc les légistes dont je parlais tout à l’heure, les conseillers politiques en quelque sorte, mais aussi les meilleurs de chacune des professions reconnus par leurs pairs. D’une certaine façon il peut y avoir une élite de la chevalerie comme une élite de la paysannerie (j’ose le terme par provocation).

Cela m’amène à la question de Marcel Gauchet à qui je vais faire une réponse de Normand. En disant qu’au XIXème siècle on utilisait le terme exclusivement au singulier il a à 200 % raison. Je n’ai trouvé aucune occurrence des élites au XIXème siècle. En revanche on utilisait beaucoup le terme « élite » pour désigner l’élite militaire, l’élite de la finance, l’élite de l’industrie … ce qui revient à évoquer une diversité des élites.

Selon Marcel Gauchet ces élites se sont élargies aux XXème et XXIème siècles. Je n’ai pas d’éléments statistiques à donner mais je pense qu’il a parfaitement raison. Cela s’explique par la complexification de nos sociétés qui sont également plus diverses avec la tertiarisation. Je vous livre un chiffre qui dit tout : la société française du milieu du XIXème siècle était à 85 % rurale et à 70 % paysanne.

Dans la salle

Je me suis plutôt retrouvé dans l’intervention de M. Chevènement parce que selon moi ce n’est ni une école, fût-elle l’ÉNA, ni un institut qui produit l’élite.

Pourquoi fête-t-on Alésia, qui vit la défaite de l’élite locale ? Pourquoi se réfère-t-on constamment à de Gaulle, mort depuis plus de cinquante ans ? C’est que de Gaulle parlait d’honneur. On ne discute pas l’honneur.

J’ajouterai que tout leadership commence par un populisme.

Marie-Françoise Bechtel

Merci.

Vous portez témoignage de ce que vous estimez être une certaine résilience du peuple français, malgré Alésia.

Il y a une résilience du peuple français vis-à-vis de la nation et de l’État. On peut, sans y mettre un optimisme excessif, se dire que ce sont des notions, des mots, des affects qui résonnent encore. La difficulté est d’en convaincre des élites qui, dans leur diversité, obnubilées par leur intérêt personnel, sont peut-être les dernières à le comprendre. La hantise de la mort dont parle Christopher Lasch est certainement un phénomène qui joue : la vie est trop courte pour qu’on n’en profite pas. Jean-Pierre Chevènement a signalé le phénomène du ludisme qui s’est emparé de très larges fractions du peuple, et pas seulement des élites, dans les grandes démocraties historiques. S’agit-il d’une révolution à laquelle il va falloir nous adapter en proposant les remèdes nécessaires ? Le volontarisme dont j’essayais de faire preuve pour finir mon exposé est-il de rigueur ? Je vous avoue que je n’en sais rien. C’est un pari.

Dans la salle

Madame, vous avez cité l’optimisme de la volonté mais vous avez oublié le pessimisme de l’intelligence. Pour continuer avec Gramsci, il disait que la crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître. Vous parlez du néolibéralisme. Il faut quand même appeler les choses par leur nom. C’est le capitalisme qui dévoie les élites en attirant les meilleurs dans un champ qui n’est pas le champ de l’État. Je dirai presque qu’il y a deux élites : l’élite du capitalisme et l’élite de l’État.

Marie-Françoise Bechtel

Je dirai simplement qu’il fut un temps dans ce pays où on a pensé que le capitalisme dont vous parlez pouvait être tenu dans des bornes raisonnables, pouvait faire l’objet de compromis passés entre l’élite et le peuple et que cela n’est plus en cours depuis la chute du mur de Berlin. C’est vraiment ce qui a déclenché le grand rush vers le tout chacun pour soi.

Dans la salle

Ma question s’adresse à M. Gauchet. À propos de capitalisme, peut-on opposer le capitalisme rhénan au capitalisme français ?

Marcel Gauchet

En l’occurrence le capitalisme rhénan me semble ne plus être vraiment un capitalisme rhénan. C’est le problème !

Michel Albert identifiait ce contraste à très juste titre en 1991 dans son livre : Capitalisme contre capitalisme[1].

Que reste-t-il aujourd’hui du capitalisme rhénan ? C’est un modèle qui n’a plus de vraie spécificité.

Cela nous amène à un problème encore plus important qui est le rôle que la construction européenne a joué pour dénationaliser les capitalismes, y compris le capitalisme allemand qui était le plus développé dans le cadre de l’Union européenne et qui désormais obéit aux normes du capitalisme européen, les plus globales qui soient, y compris par rapport au capitalisme américain qui a une vitalité sans doute supérieure mais qui est intimement lié aux intérêts nationaux américains en dépit de sa dimension globale. Alors que l’Europe est le lieu où s’est installé le capitalisme le plus global dans sa philosophie, y compris en Allemagne. Ce pays a changé totalement sur le plan des règles du jeu économique, ce n’est donc plus un modèle de référence.

Marie-Françoise Bechtel

Votre allusion à l’Allemagne me rappelle une anecdote. Je me trouvais en 2001 à Berlin pour un colloque à l’initiative du conseiller politique du chancelier Gerhard Schröder. J’y étais invitée en qualité de directrice de l’ÉNA.

A-t-on le droit de reconstituer une élite allemande ? Tel était le sujet.

Oui, nous avons le droit d’avoir une élite, nous aussi … à la condition que cette élite parle anglais ! Autrement dit la langue de la pensée dominante. Telle avait été la conclusion du colloque.

Dans la salle

On oppose souvent les anywhere et les somewhere

Une question me taraude : les anywhere sont-ils vraiment de nulle part ou viennent-ils de quelque part ?

Marcel Gauchet

Très bonne question !

Il faut faire une analyse subtile des privilèges réels par rapport aux programmes existentiels des gens. C’est une autodéfinition opérationnelle puisque, désancrés de leur territoire d’origine et de formation pour faire valoir leurs atouts de façon indépendante à l’échelle globale, ces anywhere restent évidemment ancrés pour le meilleur dans leur territoire d’origine et profitent de la dimension globale pour l’épanouissement de leur carrière.

Mais je crois que la véritable élite globale n’existe pas.

Marie-Françoise Bechtel

Le phénomène frappant est quand même à beaucoup d’égards un certain retour des États. On n’a pas compris tout de suite que la dimension politique d’une mondialisation cornaquée par les États, un certain État plus que d’autres. Mais aujourd’hui on parle quand même beaucoup de retour de l’État. François Lenglet a parlé dans un ouvrage récent[2] du retour de l’État et du politique. Je ne sais pas s’il a suffisamment d’arguments pour ce faire mais cela s’illustre dans les situations d’instabilité géopolitique que connaît le monde. Une trentaine de conflits sanglants déchirent le monde en ce moment-même, mettant en cause de larges pans des populations sur tous les continents, y compris bien sûr aujourd’hui en Europe. L’instabilité du monde produite à coups de numérisation, de supercommunication et de superconsommation ne va-t-elle pas conduire à des crises telles qu’elles exigeront un sursaut des peuples et/ou des classes politiques ? Je parle de classes politiques et non d’élites parce que ce ne sont pas les industriels ni les énarques qui vont faire le sursaut de la France. Ils pourront l’accompagner, le traduire, ils pourront créer les outils nécessaires à ce sursaut mais il n’y a que le peuple d’une part et la classe politique de l’autre qui, en de telles circonstances, auront en main notre destin.

Dans la salle

Dans la situation où nous sommes, pensez-vous qu’il soit encore raisonnable de penser à un sursaut patriotique ou souverainiste des peuples en général, du peuple français en particulier ?

Marie-Françoise Bechtel

Je ne sais pas ce qu’est le souverainisme. Je sais ce qu’est l’attachement à la souveraineté mais le souverainisme … Personnellement je n’emploie jamais ce mot qui exprime le concept canadien de sécession.

Un sursaut patriotique peut s’espérer mais ce n’est pas quelque chose qui peut se présumer hors une approche de type kantien (« que puis-je croire, que m’est-il permis d’espérer ? »).

Il ne faut pas se dissimuler que le monde dans la période historique qui nous est perceptible a connu des crises très graves. En cent ans, entre 1815 et 1914, les peuples avaient oublié le tragique de l’histoire, écrit Henry Kissinger dans ses Mémoires[1], ils croyaient qu’ils étaient là pour toujours. Plus de cent ans ont passé et ces crises, la peur de la mort, de la fin, ont suscité le « consumérisme » porté par les individus eux-mêmes et puissamment mis en avant dans les démocraties.

Alors, à moins d’une crise forte, d’une crise de guerre, que l’on préfère ne pas imaginer, je vois difficilement comment nous en sortirons.

Albert Salon

Madame et Messieurs, j’ai été tout à fait passionné par ce débat qui me touche au plus profond de moi-même parce que, issu d’une classe très pauvre, j’ai été élève d’une école normale primaire et ensuite tous les concours, y compris ceux de Sciences Po et de l’ÉNA, m’ont amené à être ambassadeur et à présider actuellement plusieurs associations qui défendent le français, la francophonie.

Je fais écho à votre inquiétude, Madame, concernant le rôle des élites dans la résilience française.

Nous avons très peu parlé de l’anglais et de l’empire. Nous sommes aujourd’hui sous l’anglais et sous l’empire. Le sursaut vient de nos associations, notamment le Haut conseil de la langue française pour la francophonie.

Lorsque vous parlez de ces problèmes français, vous ne parlez pas du problème du vol de notre langue, de l’abandon de la langue française organisé, soutenu, encouragé par nos propres élites. Je les connais bien pour avoir été élève de l’ÉNA il y a très longtemps, en 1962-1964, dans la bonne période.

Pour encourager la résilience française, si on veut garder la nation comme j’en ai pour ma part le vœu très profond, il faudrait donner conscience aux Français que l’on défend aussi leur langue, facteur essentiel des intérêts fondamentaux de la France.

Marie-Françoise Bechtel

Nous pensons si bien comme vous que, comme vous le savez (vous y étiez), nous avons consacré récemment un colloque entier à l’avenir et à la défense de la langue française[1]. Nous nous inquiétions d’une évolution qui n’était pas favorable et nous avons essayé de rechercher les instruments d’un rehaussement de la langue française. Ce qui est certain c’est que plus nous ferons de coopération administrative plus la demande vers le français s’articulera sur quelque chose. Et nous avons quand même un important réseau de pays dits de la francophonie.

Nous allons clore ici nos discussions et nos échanges en remerciant beaucoup les participants qui ont jeté un projecteur particulièrement cru sur la profondeur du champ historique de notre question et sur la profondeur d’étalement sociologique et philosophique de la notion d’élite.

Je vous remercie beaucoup ainsi que les participants.


[1] Michel Albert, Capitalisme contre capitalisme, Le Seuil 1991

Dans ce livre l’auteur oppose deux modèles de capitalisme : le modèle « néo-américain », fondé sur la réussite individuelle et le profit financier à court terme et le modèle « rhénan », qui, en Allemagne, en Suisse, dans le Bénélux et en Europe du Nord, valorise la réussite collective, le consensus, le souci de long terme.

[2] François Lenglet, Rien ne va mais…, Plon, 2022.

[3] Cité par Thierry de Montbrial, Introduction au Ramsès 2023.

[4] L’avenir de la langue française, colloque organisé par la Fondation Res Publica le 15 novembre 2022.

Le cahier imprimé du séminaire “La France et ses élites” est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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