Quelle politique de reconquête industrielle pour la France ?

Intervention de Louis Gallois, ancien dirigeant de la SNCF et d'Airbus, co-président de la Fabrique de l'industrie, président du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, lors du colloque "Le défi du redressement économique de la France" du mardi 31 janvier 2023.

Intervention de Louis Gallois, ancien dirigeant de la SNCF et d’Airbus, co-président de la Fabrique de l’industrie, président du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, lors du colloque « Le défi du redressement économique de la France » du mardi 31 janvier 2023.

Merci beaucoup.

J’ai lu le livre de François Lenglet à qui je reconnais un talent remarquable pour s’exprimer clairement et simplement. Talent que j’apprécie et qui suscite chez moi un peu de jalousie.

Vous m’interrogez sur le redressement productif. Je ne m’engagerai pas sur le terrain de la macroéconomie en présence de Philippe Aghion.

Je suis pourtant obligé de partir de la macroéconomie.

La France a connu une désindustrialisation absolument inédite par sa rapidité et sa profondeur. L’industrie française s’est proprement effondrée entre 1995 et 2015. Les effets de cet effondrement furent d’une grande brutalité : chômage, déficit extérieur de produits manufacturés absolument abyssal, perte de souveraineté (on n’est pas souverain quand on a un déficit extérieur de 160 milliards d’euros), fracture territoriale, effondrement des villes moyennes … Bref, cela a été un drame pour le pays.

C’est aussi l’un des éléments essentiels pour expliquer la faible croissance potentielle de la France. Le foyer de gain de productivité que représente l’industrie s’est rétréci de telle manière qu’il n’irrigue plus l’ensemble du tissu économique. Et si nous voulons retrouver une croissance potentielle, ce qui me paraît décisif, l’une des conditions sera de reconstituer une base industrielle à la hauteur de la taille de notre économie. En effet, actuellement, la base industrielle française est trop petite par rapport à la taille de l’économie française.

Nous avons besoin de croissance. Le financement de l’État providence n’est pas assuré pour les années qui viennent, comme en témoignent les manifestations contre la réforme des retraites, alors que se profile le risque de la dépendance qui va coûter énormément d’argent. Sans parler de la remise à niveau des services publics : la santé, l’éducation nationale, la mobilité … La décarbonation de notre appareil productif, une tâche qui dépasse les capacités des seuls industriels, nécessitera des aides publiques. Je constate d’ailleurs que M. Biden met pour cela 360 milliards de dollars de subventions sur la table ! Enfin il faudra financer les dépenses de souveraineté qui me paraissent absolument indispensables et j’approuve la décision du Président de la République d’augmenter sensiblement l’effort de défense pour la prochaine loi de programmation. Je pense que le pays est prêt à l’accepter quand il voit les menaces qui se profilent. La recherche et la politique industrielle sont aussi des éléments de souveraineté sur lesquels il va falloir dépenser de l’argent.

Quand on parle de réindustrialisation la première question que l’on se pose est de savoir de quelle industrie il s’agit.

Je n’aime pas le terme « relocalisation » parce qu’il évoque le retour à l’industrie telle qu’elle était il y a vingt ans. Or l’industrie de demain, dans tous les secteurs, y compris le textile, l’électroménager, ne sera pas l’industrie que nous avons connue dans le passé.

Elle aura au moins quatre caractéristiques :

Elle sera technologique. Nous aurons des besoins de technologies, à la fois pour des raisons de compétitivité par rapport aux pays à bas coûts, pour franchir les étapes de la transition énergétique et écologique (hydrogène et autres), et enfin parce que nous sommes dans une compétition où il faudra bien que la France puisse tenir sa place dans les grandes technologies de demain.

Elle sera numérisée. C’est à la fois évident et pas acquis. On constate que les dirigeants des PME françaises, par crainte de ne pas être compétents et de se lancer dans quelque chose qui les conduirait à perdre le contrôle, sont extrêmement timides vis-à-vis de la numérisation de leurs relations avec leurs clients, avec leurs fournisseurs et entre les différentes fonctions de l’entreprise. Par exemple, la France est un des pays d’Europe qui utilise le moins la 5G dans son industrie. Or la 5G n’est pas faite pour améliorer la qualité des liaisons des téléphones portables. L’intérêt de la 5G est à la fois le volume, la sécurité, la qualité et la rapidité de la transmission, ce qui est essentiel pour l’internet des objets (le dialogue entre les machines dans les entreprises).

Elle sera éco-responsable. Il va falloir premièrement que les process industriels soient décarbonés, ce qui nécessitera des investissements massifs qui n’auront pas de rentabilité à court terme. Les entreprises, dont la capacité de financement a ses limites, devront donc s’engager dans des investissements sans rentabilité au détriment d’autres investissements qui apparaîtraient rentables. Il va donc falloir que l’État les aide et établisse des « protections » vis-à-vis des économies qui ne feraient pas les mêmes efforts de décarbonation. L’ajustement aux frontières qui vient d’être décidé est à la fois un pas symbolique et une arme à double tranchant. En effet, l’imposition de barrières tarifaires à l’importation d’acier venant de pays n’ayant pas décarboné leurs aciéries va faire monter le prix de l’acier en Europe au risque que les consommateurs d’acier, en particulier l’industrie automobile, soient tentés de s’installer à l’extérieur de l’Europe pour bénéficier de prix plus attractifs pour leur acier. On peut donc craindre une délocalisation « organisée » par cet ajustement aux frontières si très rapidement les corrections ne sont pas mises en œuvre. Je ne vous dirai pas quel type de correction la Commission est prête à introduire. Elle a déjà eu énormément de difficultés à « pondre » son projet d’ajustement aux frontières, si elle revient aujourd’hui en demandant que l’on protège, par exemple, l’industrie automobile, je ne suis pas sûr que cela suscitera l’enthousiasme de nos amis allemands. C’est donc une affaire considérable. Faire passer les hauts-fourneaux du coke à l’hydrogène pour la réduction de l’oxyde de fer va coûter des milliards si on veut garder une industrie sidérurgique en France. Il me paraît donc inéluctable que les États, dont l’État français, soient mis à contribution. Les Américains, comme je l’ai dit, le font déjà.

Le deuxième aspect d’une industrie éco-responsable est l’apparition de nouveaux produits. Je dirai que cela fait partie des opportunités qui se présentent. Les matériaux isolants, les systèmes énergétiques, les industries de santé et agroalimentaires de demain, les plastiques biodégradables, le recyclage, l’économie circulaire, l’hydrogène …, tout cela – en vrac – montre que la transition dans laquelle nous sommes engagés peut-être productive et créer de nouveaux marchés. Le problème est qu’il va falloir que l’industrie française puisse être présente sur ces marchés. L’expérience des panneaux solaires doit nous alerter : il n’y a pas un panneau solaire mis en place en France qui soit fabriqué en France. Sur les dix premières entreprises de panneaux solaires dans le monde il y a neuf Chinois. Pour les batteries, actuellement on construit des « gigafactories » en France et en Europe … mais on n’a pas encore vu arriver les batteries chinoises. Nous allons voir comment l’industrie des batteries européennes va résister aux batteries chinoises. Donc rien n’est acquis. Il va falloir se battre si on veut que ces productions se développent en France.

Enfin, l’industrie de demain sera électrique. Nous allons avoir besoin d’une électricité abondante, ce qu’elle n’est pas actuellement puisque nous importons tous les jours. Je vous conseille l’application « electricity map » pour observer les proportions dans lesquelles nous importons l’électricité, ce qui est un scandale car la France a toujours été exportatrice d’électricité. C’était une source de devises. Après vingt ans de politique énergétique erratique et catastrophique nous sommes désormais importateurs d’électricité. Et nous avons jeté à terre l’opérateur principal, EDF. Abondante, décarbonée, compétitive, l’électricité devra être pilotable et indépendante. L’industrie nucléaire qui, seule, répond à ces conditions doit rester la base de la production d’énergie. Certes les énergies renouvelables ont leur place. Mais nous devons rester sur une base de 70 % d’énergie nucléaire. Les besoins vont croître de manière considérable. Actuellement l’électricité représente 25 % du mix énergétique français. En 2050 ce sera 55 %, ce qui signifie que même si nous faisons des économies d’énergie – et il faudra en faire – la production d’électricité devra pratiquement doubler. Nous sommes à 470 térawatts/heure (TW/h), il faudra passer à une production qui se situe entre 800 et 900 TW/h. J’ai entendu Jean-Bernard Lévy parler de 900 TW/h. Le RTE (Réseau de Transport d’Électricité), dans son scénario de réindustrialisation, parle de 750 TW/h. En même temps, comme je vous l’ai dit, nous devrons sortir des énergies fossiles, donc du gaz. Mais tant que nous n’aurons pas reconstitué notre parc nucléaire nous aurons besoin de gaz. Or je pense que nous n’avons pas assez de capacité gazière actuellement. Il faut qu’en 2050 nous soyons dans la situation de nous passer du gaz, donc d’avoir 70 % de nucléaire et 30 % de renouvelables parmi lesquels environ 10 % d’énergie hydraulique. Ce qui n’est d’ailleurs pas gagné : l’hydraulique est actuellement à 11 %, si la croissance de la demande est considérable des investissements relativement significatifs et acceptables seront nécessaires pour maintenir cette part de 11 %. L’éolien, le solaire et la biomasse auront leur part et devront d’ailleurs croître pour participer à ce doublement des besoins énergétiques.

Le contre-exemple est l’Allemagne. Les Allemands ont réussi à se mettre dans la nasse en développant de manière accélérée les énergies renouvelables. Ils se sont trouvés il y a quinze jours dans la situation où, en l’absence de vent et de soleil, ils ont fait fonctionner de manière forcenée leurs centrales au lignite, au charbon et au gaz, d’où un bilan CO2 catastrophique : jusqu’à 800 grammes de CO2 par kilowatt/heure (quand la France navigue entre 80 et 130) ! L’Allemagne, aujourd’hui, parce qu’il y avait du vent en mer du Nord, était à 350 grammes de CO2 par kilowatt/heure. On a bien vu à quel point les Allemands sont dépendants du gaz lorsqu’on a coupé le robinet avec les Russes. Voilà l’industrie de demain telle que je la vois.

Concernant la recherche, selon les chiffres de Philippe Aghion et Céline Antonin, la France est au treizième rang du rapport R&D/PIB, ce qui, pour un pays qui se targue d’être la 6ème ou 7ème puissance mondiale pose déjà un problème. Nous sommes actuellement à 2,2 % ou 2,3 % du PIB pour la recherche et le développement. La Corée du Sud est à 4,8 %, les États-Unis à 3,4 %, le Japon à 3,3 %. L’Allemagne est à 3,1 % et a pour objectif 3,5 %. Si elle y parvient la recherche allemande sera plus de deux fois supérieure à la recherche française. Autant dire que nous tombons en deuxième division. C’est un enjeu absolument majeur. Cela me rappelle des années lointaines et glorieuses. Où la recherche a pu être considérée comme une priorité nationale. Je fais référence à la période 1981-1982.

Je crois qu’il faut accroître progressivement l’effort de recherche d’environ 20 milliards d’euros, soit presque un point de PIB de plus par an. D’une part, si on veut avoir des chercheurs il faut les payer. Le niveau de rémunération des chercheurs qui, après huit ans d’études, rentrent au CNRS à 1800 euros par mois pose un vrai problème : comment attirer les meilleurs chercheurs du monde ? Nous recevons les Espagnols et les Italiens – qui sont en plus mauvaise situation que nous – et nos chercheurs partent pour les États-Unis, l’Allemagne ou la Grande-Bretagne où ils sont mieux payés. D’autre part, il faut être présents sur ce qu’on appelle les Key Enabling Technologies (KETs), c’est-à-dire les technologies les plus sensibles et sur les technologies de la transition dont nous aurons absolument besoin.

Concernant la formation et la compétence j’aborderai deux sujets :

Les mathématiques. L’affaissement des mathématiques en France est un véritable drame qui touche tous les niveaux, du primaire au supérieur, y compris les classes préparatoires aux grandes écoles dont le niveau est plutôt en baisse. On se félicite de Paris-Saclay, première université mathématique du monde devant Princeton, mais c’est le petit diamant qui cache la forêt. Et la forêt est moins brillante. Il est très important que ce sujet soit traité parce que sans

mathématiques il n’y a ni recherche en sciences dures, ni ingénieurs, ni techniciens de bon niveau. C’est un sujet absolument essentiel qui fait partie du redressement de notre pays.

Les lycées professionnels. Je parle devant celui qui a fait la réforme de l’enseignement professionnel. Mais cette réforme s’est estompée et le lycée professionnel reste la voie que l’on subit, non la voie que l’on choisit. Or il y a des centaines de milliers d’élèves en lycée professionnel. Je pense que la réforme du lycée professionnel est essentielle. J’ai vu ce matin les actes que Mme Grandjean (ministre déléguée chargée de l’Enseignement et de la Formation professionnels auprès du ministre du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion et le ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse) propose. Je ne suis contre rien mais ce n’est pas du tout à la mesure du problème. Je lui reconnais une circonstance atténuante, c’est que les syndicats des enseignants du lycée professionnel ne sont pas des partenaires commodes. Ils n’ont pas envie de changer. Or il va falloir changer très sérieusement. Il faut notamment faire passer le cycle de trois à quatre ans pour permettre des périodes de stages longues tout en ne perdant rien sur la culture générale. Il faut aussi renforcer les liens avec l’industrie et élaguer un certain nombre de filières qui ne débouchent sur rien et entraînent les jeunes qui s’y engagent sur des voies de garage ou des impasses.

J’en viens au politique.

Je parlerai d’abord de la déception européenne.

Je ne dis pas que la mondialisation soit terminée mais une certaine régionalisation est en train de s’opérer.

La Chine veut s’émanciper dans le domaine des hautes technologies et investit massivement pour cela. À mon avis elle y parviendra et sera donc moins dépendante des États-Unis (qui lui coupent progressivement le robinet).

Les États-Unis ne veulent plus être dépendants du marché chinois pour l’ensemble de leurs produits manufacturés. D’où les efforts de réindustrialisation des États-Unis à coups de centaines de milliards.

Deux blocs sont donc en train de se recentrer sur eux-mêmes (tout ceci restant très relatif).

Que fait l’Europe face à cela ?

L’Europe subit une augmentation du prix de l’énergie qui asphyxie une partie de son industrie. Il faut savoir que nous payons actuellement l’énergie trois à quatre fois plus cher que les industriels américains, en dépit du fait que le prix du gaz, donc de l’électricité, a baissé. Nous sommes coincés entre les prix de l’énergie et le fameux IRA (Inflation Reduction Act) de 415 milliards de dollars (tout compris) réservés aux industries implantées aux États-Unis. Je crains un mouvement de délocalisation attisé par le prix de l’énergie et ces 415 milliards de dollars. Les Allemands sont exactement dans la même situation. Ceci étant dit je ne vois pas de réponse véritablement européenne.

La réforme du marché de l’électricité est une urgence reconnue par tout le monde, demandée par le Conseil européen en octobre 2022. Je fais le pari que cette réforme ne sera pas opérationnelle avant la fin de l’année 2023 Actuellement la Commission est en train d’engager les dialogues préliminaires. Elle a traîné tant qu’elle a pu. Il a fallu que Charles Michel, le président de l’Union européenne, fasse un rappel à l’ordre pour qu’elle s’y mette. Cela parce que les Allemands ne veulent pas d’une réforme de l’électricité qui nous permettrait, à nous Français, d’avoir une électricité à un prix représentatif des sources d’énergie qui sont les nôtres et qui nous donnerait un avantage compétitif vis-à-vis des Allemands qui ont des sources d’énergie différentes des nôtres. C’est un sujet majeur.

J’ai cru comprendre que M. Le Maire avait proposé à M. Habeck, son homologue allemand, une sorte d’IRA européen. La Commission a répondu qu’il y avait encore de l’argent dans un certain nombre de poches, qu’il fallait l’utiliser et qu’on verrait pour la suite. Mais comment cet IRA européen sera-t-il financé ? Uniquement par des contributions nationales ? Ou bien recourra-t-on à un endettement européen comme on l’a fait pour le covid ? Je pense que c’est la seule solution qui permettra de créer de la ressource pour l’Europe. Sinon l’Allemagne, qui a une marge de manœuvre plus large que ses partenaires, va faire son IRA et les autres pays européens la regarderont faire. La France a fait un autre choix. Nous avons quand même mis 120 milliards d’euros sur la table. Nous avons fait le choix de baisser le coût de l’énergie pour les consommateurs. Je peux comprendre ce choix en termes politiques mais il se fait aux dépens de l’industrie. Les Allemands sont en train de faire le choix inverse en réservant une grande part de leurs 200 milliards à l’industrie.

Il ne faut pas beaucoup attendre de l’Europe dans ce domaine même si, évidemment, tout ce qu’on peut gratter il faut le gratter.

En tout état de cause, nous ne pouvons pas nous permettre de faire l’économie d’une politique française de reconquête industrielle.

Il nous faut évidemment poursuivre et amplifier la politique de l’offre, d’autant que nous constatons que, depuis une petite dizaine d’années, notre industrie ne s’affaisse plus : l’emploi industriel s’est légèrement redressé et le nombre de sites qui s’ouvrent est supérieur au nombre de ceux qui ferment. Malheureusement cette amélioration est impactée actuellement par le coût de l’énergie. Et je ne voudrais pas que cette question énergétique remette en cause le travail qui a été fait depuis sept, huit ou dix ans sur la politique de l’offre. Je pense en tous cas qu’il faut aller au-delà. Un électrochoc est nécessaire. La réindustrialisation, la reconstitution de l’appareil productif, doit devenir une priorité nationale parce que c’est un enjeu absolument essentiel sous tous les aspects, revitalisation des territoires, commerce extérieur, souveraineté, potentiel de croissance.

Pour cela il faut des outils. Je plaide depuis longtemps pour un ministère de l’Industrie, de l’Énergie et de la Recherche technologique. Verra-t-il le jour ? Je considère que le jour où il a confié l’énergie au ministère de l’Environnement le président Sarkozy a fait une erreur que le pays va payer pendant des années, voire des décennies (en effet, en matière énergétique on parle plutôt de décennies que d’années). Il faut donc que l’énergie soit intégrée au ministère chargé de défendre la souveraineté du pays.

Il faut aussi des opérateurs pour mettre en œuvre les politiques. Nous avons la Direction générale de l’armement (DGA) pour les industries de défense, c’est un opérateur qui fonctionne. Le Centre national d’études spatiales (CNES) fait son travail dans le domaine de l’espace. Il faut créer un opérateur dans le domaine de la santé, l’équivalent de la BARDA (Agence américaine pour la recherche et le développement biomédical avancé) et un opérateur dans le domaine de l’informatique avancée (Intelligence artificielle, quantique). Je ne vois que l’INRIA (institut national de recherche en sciences et technologies du numérique) pour cela. Le directeur de l’INRIA s’est d’ailleurs dit prêt à s’engager dans ce projet lorsque j’ai émis cette idée. Pour l’électricité le leader naturel est EDF mais le CEA a un rôle important à jouer : il doit être le chef de file pour la recherche et l’innovation dans le domaine nucléaire. Aussi faut-il en finir avec l’absence quasi-totale de dialogue entre EDF et le CEA.

Un double mouvement doit être opéré : un mouvement de planification et un mouvement territorial.

Le mouvement de planification doit être lancé par un   débat démocratique – pour moi les débats démocratiques se tiennent au Parlement – pour définir la priorité du redressement productif. Il faut ensuite planifier l’action de l’État en regroupant et en mettant en cohérence des lois de programmation sur la recherche et l’innovation, sur la formation, sur l’énergie, et sur les nouvelles technologies. Il y a des outils pour cela. Une planification de la mise en œuvre de ces outils doit permettre aux acteurs économiques de savoir où on va (le fait que, depuis plus de vingt ans, on ne lui a jamais dit où on allait a beaucoup nui à l’industrie nucléaire). Ensuite, les industriels s’organisent en fonction des directions indiquées par l’État. Il faut un Conseil de Défense Industrie ou de reconquête de l’appareil productif comme il y a eu un conseil de défense santé. En Corée du Sud le Président de la République lui-même préside régulièrement les réunions du Plan. Les succès de ce pays sur les semi-conducteurs et plus généralement l’électronique témoignent de l’efficacité de la méthode ! Ce pays, le plus numérisé du monde, n’a pourtant pas plus d’atouts naturels que nous. Il est de plus entouré par des voisins peu commodes (Chine, Japon, Russie …) et il est en guerre avec la Corée du Nord.

Je pense aussi qu’il faut aller vers l’énergie des territoires.

À la « Fabrique de l’industrie » nous avons arpenté un certain nombre de territoires – je suis moi-même allé à Alès, par exemple – pour voir ce qui s’y passe lorsque les acteurs locaux décident de s’y mettre, de mobiliser leur énergie collective. C’est ce qui se passe en Vendée, à Vitré, dans la vallée de l’Arve ou à Oyonnax (même si ces deux sites sont très impactés par l’augmentation des prix de l’énergie). C’est ce qui se passe à Figeac qui n’a aucun atout naturel si ce n’est la proximité relative de Toulouse (150 kms). C’est ce qui se passe à Alès, ancien bassin meurtri par la fermeture des mines qui est en train de se redresser magnifiquement.

Je pense que l’État doit accompagner cette énergie des territoires. L’État a la responsabilité d’assurer les infrastructures. Il a la responsabilité d’assurer la présence des services publics sans lesquels rien n’est possible parce qu’on n’attirera pas les salariés dans ces entreprises s’il n’y a pas de services publics, s’il n’y a pas d’infrastructures, s’il n’y a pas de moyens de transport. Pour aller d’Alès à l’autoroute du sud de la France il faut passer par le cœur de Nîmes. Une déviation de 4 kms permettrait à Alès de déboucher directement sur l’autoroute. Il se trouve que les préoccupations écologiques font qu’en n’arrive pas à construire ces 4 kms. L’État doit prendre ses responsabilités en utilisant les moyens dont il dispose. Je pense qu’il faut coupler l’énergie des territoires et l’action publique, tout ce qu’on appelle pompeusement l’écosystème, qui permet à l’industrie de se développer.

Enfin, je terminerai par ce par quoi j’aurais peut-être dû commencer : il faut gagner la bataille culturelle face à l’image surannée de l’industrie qui fait que les jeunes ne s’orientent pas naturellement vers l’industrie. Invité à HEC pour faire une conférence, j’ai demandé aux étudiants quelles étaient les filières préférées à la sortie. « Les fusions-acquisitions et les cabinets de management », m’ont-ils répondu. L’industrie française est bien partie ! me suis-je dit. Je ne jurerais pas que, même à l’X, il n’y ait pas cette petite tendance. Il faut donc changer l’image de l’industrie.

Il faut faire face au défaitisme industriel. Combien de fois j’entends dire : « C’est foutu l’industrie ! Faisons autre chose ». Si on ne croit plus en l’industrie je ne suis pas loin de dire que notre pays est mal parti.

Face aux discours mortifères sur la décroissance nous devons démontrer qu’une croissance verte est possible. « L’industrie c’est 20 % des problèmes écologiques et énergétiques et 100 % des solutions. », déclarait justement Agnès Pannier-Runacher. Le gouvernement doit élaborer un récit industriel à destination de l’opinion publique et dire où il veut aller. Mais attirer les jeunes est l’affaire de tous, y compris des entreprises, des salariés d’entreprises, pas uniquement des patrons. Les patrons doivent s’exprimer, plus qu’ils ne le font, surtout les patrons d’entreprises de taille moyenne. Les patrons des grands groupes sont dévalorisée dans l’esprit public, je suis bien payé pour le savoir. Ceux qui peuvent s’exprimer sont les patrons des PME, des ETI, et leurs salariés, leurs ingénieurs, leurs opérateurs, pour dire ce qu’est l’industrie en réalité, pour parler des métiers que l’on peut y exercer, du sens que l’on peut trouver dans une activité industrielle qui sert notre pays en même temps qu’elle répond aux besoins qui s’expriment Il faut que les jeunes retrouvent le goût de l’industrie. Ce sera, à la fin, la clef de notre problème.

Merci.

Marie-Françoise Bechtel

Merci infiniment Louis Gallois.

Je note que finalement vous appelez plutôt à une révolution culturelle qu’à une révolution politique.

S’agissant de la bataille culturelle, je note quand même des progrès dans le domaine de l’apprentissage. J’ai été l’élue d’un territoire dans lequel le problème se posait, le problème est mieux perçu maintenant, le plus grand blocage étant quand même largement un blocage mental, c’est du moins ce que j’ai cru observer.

Louis Gallois

Oui. Je me bats pour que les lycées professionnels achètent l’apprentissage, pour que l’on crée des CFA à l’intérieur des lycées professionnels. On avance lentement : il n’y a qu’à voir les négociations actuelles sur la réduction des stages. Le Président de la République souhaitait augmenter de 50 % la durée des stages. Levée de boucliers ! On a dû faire machine arrière.

Marie-Françoise Bechtel

Beaucoup de choses m’ont frappée dans votre exposé.

Ce qui fait l’originalité de votre position, c’est que vous tenez les deux bouts. Vous avez plusieurs fois opposé la tradition colbertiste de la France à la tradition allemande du Mittelstand, expliquant très bien comment cette tradition colbertiste pouvait se revitaliser dans une rénovation par l’État lui-même, notamment par la planification au plus haut niveau. En même temps vous êtes très soucieux de la réanimation des territoires. Je me souviens vous avoir entendu il y a déjà plusieurs années évoquer l’exemple vendéen, auquel je vois que vous ajoutez aujourd’hui beaucoup d’autres exemples : le Jura, la vallée de l’Arve, Figeac, Alès … Ces possibilités historiques, culturelles, de nos territoires dessinent un ensemble complexe qui pourrait intéresser l’ethnologue. Cela montre en tout cas que vous tenez les deux bouts de la chaîne. D’un côté vous montrez la nécessité d’une action au plus haut niveau de l’État – vous l’avez d’ailleurs exprimé très fortement, en termes budgétaires, s’agissant par exemple de la recherche – et de l’autre côté vous pensez qu’il faut réveiller les micro-territoires. Quel est le meilleur moyen pour que tout cela finisse par faire la jonction et augmenter la part de l’industrie dans le PIB (aujourd’hui autour de 10 %) ? Je me rappelle l’époque pas si lointaine où le commissaire européen à l’industrie, Antonio Tajani, déclarait qu’il serait souhaitable que dans tous les pays européens la part de l’industrie atteigne 20 % du PIB.

Louis Gallois

Actuellement l’industrie italienne est plus importante que l’industrie française. Nous sommes au niveau de l’Angleterre.

Marie-Françoise Bechtel

Je vais me tourner vers quelqu’un qui ne va pas susciter moins d’intérêt par son intervention.

Philippe Aghion nous fait le plaisir et l’honneur de venir de Londres où il enseigne à la London School of Economics, dont la réputation n’est plus à faire. Il est également professeur au Collège de France et à l’INSEAD. Nous allons lui demander ce qu’il pense des chances de redressement industriel et économique de notre pays à la lueur de la façon dont il envisage l’action économique aujourd’hui, en France et en Europe. Spécialiste de l’innovation, peut-être nous dira-t-il aussi quelque chose sur les industries innovantes.

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Le cahier imprimé du colloque « Le défi du redressement économique de la France » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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