par Jean-Jacques Payan, ancien directeur général du CNRS et des Enseignements supérieurs, ancien directeur de la recherche du Groupe Renault
Intervention prononcée lors du colloque Recherche et mondialisation du 20 septembre 2004
Priorité à la Recherche technologique pour améliorer notre compétitivité économique.
1. Quelques précisions sur l’évolution de notre environnement depuis quelques décennies.
Je me bornerai, pour illustrer la rapidité des changements en cours, à vous citer quelques éléments tirés du dossier remis aux journalistes lors de la conférence de presse du Premier ministre, le 14 de ce mois. Le premier concerne le degré d’ouverture internationale de la France entre 1978 et 2003, mesuré par le pourcentage du commerce extérieur dans le Produit intérieur brut. Il est passé, en vingt-cinq ans, d’à peine 30 % à 55 %, c’est dire que la « mondialisation » concerne pleinement notre pays.
Mais les évolutions quantifiées respectives des investissements étrangers en France et des investissements français à l’étranger sont aussi instructives. De 1980 à 2000, le stock des premiers est passé de 56 à 258 milliards de dollars, alors que celui des seconds a bondi de 24 à 433 milliards de dollars ! Ce qui montre au moins une chose : ce ne sont pas les capacités d’épargne qui font défaut dans notre pays.
2. Que recouvre le mot recherche technologique ? Quels obstacles s’opposent en France à son développement ?
C’est tout simplement la recherche qui a pour objectif de résoudre les questions d’ordre technique, rencontrées dans les entreprises et restées sans solution. Il s’agit aussi bien de recherche qui veut conduire à des innovations de produit, qu’à des innovations « de process », ou à des innovations de services. La première catégorie est illustrée par de nombreux exemples, des centrales nucléaires au viaduc de Millau, en passant par le TGV, et démontre le savoir-faire de nos grandes entreprises. Je rappellerai que les positions acquises par une entreprise séculaire comme Air Liquide, ou par Saint-Gobain créée au XVIIe siècle, doivent beaucoup à leurs innovations de process ou si l’on préfère « de procédés ». Les innovations de services semblent souffrir d’un certain a priori défavorable, comme si elles étaient moins nobles… C’est pourquoi je vais m’y attarder un moment pour montrer qu’il ne s’agit pas de recherche technologique subalterne.
J’évoquerai d’abord deux exemples qui touchent le grand public : le téléphone portable et ses développements multimédia d’abord, le GPS et ses applications à la navigation assistée des automobiles dans les agglomérations comme en rase campagne. Ce sont des innovations de service qui ont réclamé beaucoup de recherche technologique avant de voir le jour. Elles sont plébiscitées par ceux qui peuvent y accéder.
Parlons maintenant d’une question qui touche à la fois à l’environnement et à la vie quotidienne de la majorité des habitants des pays développés : la mobilité. Il s’agit d’illustrer la richesse des croisements de technologies et de prouver que les sciences sociales ont un rôle majeur à jouer. Depuis deux décennies au moins, on se pose la question de la compatibilité de la croissance de la mobilité avec l’environnement : chacun comprend bien qu’on ne peut indéfiniment étendre la voirie urbaine, ni augmenter sans limite les rejets dans l’atmosphère de gaz à effets de serre. On entrevoit bien des solutions du côté des véhicules hybrides ou disposant d’une pile à combustible, ou encore de transports en commun améliorés, voire de véhicules en temps partagé, mais il faut bien dire que les expérimentations à grande échelle tardent à être mises en place. Et on comprend bien pourquoi : ces expérimentations seront longues et chères, elles vont déranger des groupes de pression puissants et se heurter à des technologies bien installées (le stock d’investissements de R&D consacré au moteur à explosion est probablement très supérieur à 1.000 milliards de dollars, ce qui explique, joint au facteur grandes séries qui caractérise l’industrie automobile, qu’un moteur électrique, pourtant beaucoup plus simple qu’un moteur à explosion y soit nettement plus cher au kilo…) et plus encore elles suscitent des débats de caractère théologique interminables (penser à la motivation de l’hostilité aux véhicules électriques ou hybrides…). Bref, il y a des mobilités à inventer, faisant moins de place à la possession individuelle des moyens de transport et plus à la notion de services de transports en commun individualisés, flexibles dans leurs horaires, leurs modes et leurs itinéraires, services que la Maison du Temps et de la mobilité de Belfort par exemple essaie de promouvoir. Le patron d’un grand groupe automobile français, pressentant les mutations à venir, disait volontiers, il y a quelques années, que son entreprise allait devoir passer de son rôle traditionnel de concepteur, de fabricant et de vendeur de voitures à un rôle « d’architecte de la mobilité ». Il serait temps que nos responsables politiques en prennent conscience.
Mais cette recherche technologique ne va pas sans difficultés dans un pays riche en chercheurs partisans de la « logique de l’étagère », qui veut que les thèmes de leurs travaux soient arrêtés par la communauté scientifique et que leurs résultats soient « mis sur étagères », à charge pour ceux qui voudraient les utiliser de les y découvrir et de les traduire dans la langue des ingénieurs…
3. Sommes-nous des innovateurs performants ?
Si on s’en tient à l’indicateur des brevets, notre position, rapportée à notre puissance économique, est passablement inquiétante, malgré les nouvelles rassurantes en provenance de l’O.S.T. Et nous avons un peu tendance à surestimer l’impact d’innovations anciennes et spectaculaires, comme le TGV ou le nucléaire, déjà évoqués, en laissant étouffer leur développement ultérieur par les groupes de pression passéistes. Reconnaissons aussi que notre Etat, de plus en plus accaparé par sa dérive qui, le transforme en Bureau d’aide sociale, ne joue plus son rôle de preneur de risques. C’est là, à mon avis, l’explication la plus convaincante au retard que nos constructeurs d’automobiles, par ailleurs prospères, prennent sur leurs rivaux japonais en matière de véhicules électriques, alors qu’ils étaient plutôt devant il y a dix ans. Et on sait que, si l’Etat ne vient pas s’investir dans ces grands chantiers aléatoires, notre culture du bornage des territoires et notre penchant pour les placements de « père de famille » ont tôt fait d’enliser les projets les mieux conçus.
Mais je ne voudrais pas vous laisser sur l’impression qu’il n’y a rien à faire, que les dés sont définitivement jetés à cause de nos singularités culturelles et sociales.
4. Quelques pistes pour revenir dans le peloton de tête.
Nous ne portons dans nos gènes ni le mépris pour les innovations technologiques, ni le rejet des risques, comme le montre la réalisation de quelques grandes innovations dont j’ai déjà parlé. Heureusement que le « principe de précaution » compte quelques détracteurs éclairés ! Il nous faut simplement retrouver notre capacité de mobilisation et offrir à nos jeunes chercheurs et ingénieurs des possibilités d’aller au bout de leurs idées, plus que des garanties, illusoires dans un contexte de mondialisation, de mener une carrière sans heurts.
Sans doute aussi devons-nous regarder au-delà de nos frontières ce qui fonctionne mieux que chez nous, comme les Japonais ont su le faire avant d’occuper solidement quelques créneaux industriels majeurs : électronique, automobile…
Rien ne sera possible, je le dis ans ambages, sans un effort considérable de l’Etat, qui doit réformer en profondeur le dispositif des enseignements technologiques secondaires et supérieurs et donner une priorité forte à la recherche technologique.
Je voudrais d’abord m’étonner devant vous du dépérissement d’une initiative française des années quatre-vingts, peu prisée de la bureaucratie bruxelloise, à qui elle échappe largement, mais très appréciée des industriels qui y ont goûté : EUREKA. Qui favorise les coopérations européennes, échappe au dogme de la pré-compétitivité cher aux « eurocrates » doctrinaires et n’est pas tributaire des « appels d’offres » propices aux indiscrétions calculées pour favoriser tel ou tel « client ». Il serait temps de s’y réintéresser et d’y remettre des crédits.
Je vais retenir encore un instant votre attention pour vous parler d’une autre idée. Il s’agit de transposer en France le réseau des instituts Fraunhofer, qui s’est constitué depuis la dernière Guerre Mondiale en RFA et qui explique, à mon avis, la compétitivité maintenue de l’industrie manufacturière allemande, malgré des handicaps de coûts et de rigidités sociales plus importants encore que les nôtres.
Ces instituts, au nombre d’une soixantaine, bien répartis sur le territoire de l’Allemagne, offrent une palette de spécialités qui varie de l’un à l’autre et sont à la disposition des entreprises pour mener les travaux de recherche qu’elles veulent voir aboutir. Le ministère fédéral de la recherche encourage ce dispositif et en facilite l’accès aux entreprises, en mettant un Euro de subvention par Euro de contrat passé entre une entreprise et un institut Fraunhofer. Les petites et moyennes entreprises allemandes sont friandes de cette formule, où elles ont le sentiment d’être entendues (on est loin de la logique « de l’étagère »…), parce qu’on y prend le temps de comprendre leurs attentes, et n’hésitent pas à embaucher, à l’issue d’un contrat qu’elles ont initié, un des jeunes de statut privé qui s’y sont investis avec succès. Nos voisins seraient sans doute très heureux d’avoir le beau rôle dans une coopération franco-allemande et d’inscrire une telle coopération dans un accord international, ce qui la protégerait, de ce côté-ci du Rhin, contre les empiétements réducteurs de Bercy…
Je voudrais enfin revenir sur un problème dont la résolution conditionne l’existence même d’une recherche technologique vivante : l’approvisionnement des filières scientifiques et techniques en étudiants de qualité en nombre suffisant. Pourquoi, face à la désaffection dont elles souffrent, ne pas encourager les vocations avec des bourses ciblées et substantielles ? Cela a déjà été fait dans le passé en France, au niveau des universités, quand il a fallu orienter en nombre des jeunes gens d’origine modeste vers des carrières de professeurs de l’enseignement secondaire (IPES).
Merci pour votre attention.
S'inscire à notre lettre d'informations
Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.